XXXII
L’homme de l’avenir
Le 26 octobre 1795, à deux heures et demie de l’après-midi, le président de la Convention prononça ces paroles : « La Convention nationale déclare que sa mission est remplie et que sa session est terminée. » Ces paroles furent suivies des cris mille fois répétés de «
Vive la
République ! »
Aujourd’hui, après soixante-douze ans écoulés, après trois générations éteintes, celui qui écrit ces lignes ne peut s’empêcher de s’incliner devant cette date solennelle.
La longue et orageuse carrière de la Convention s’était terminée par un acte de clémence.
Elle avait décrété que la peine de mort serait 848
abolie dans toute l’étendue de la République française.
Elle avait changé le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde.
Enfin elle avait prononcé une amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution.
Elle ne laissait pas dans les prisons un seul prévenu ou condamné politique.
Elle était bien forte et bien sûre d’elle-même, l’Assemblée qui résignait ainsi son pouvoir.
Convention terrible, sévère ensevelisseuse, toi qui déposas le XVIIIe siècle dans son suaire taché de sang, tu trouvas en naissant, le 21 septembre 1792, l’Europe conjurée contre la France, un roi détrôné, une constitution annulée, une administration détruite, un papier-monnaie discrédité, des cadres de régiments sans soldats.
Tu te recueillis un instant, et tu vis que ce n’était pas, comme les deux Assemblées qui t’avaient précédée, la liberté que tu avais à proclamer en face d’une monarchie décrépite, mais la liberté que tu avais à défendre contre tous 849
les trônes de l’Europe.
Le jour de ta naissance, tu proclamas la République en face de deux armées ennemies, dont l’une n’était plus qu’à cinquante et l’autre qu’à soixante-cinq lieues de Paris. Puis, pour te fermer toute retraite, tu menas à fin le procès de roi.
Quelques voix, s’élevant de ton sein même, te crièrent :
« Humanité ! » Tu répondis
:
« Énergie ! »
Tu t’érigeas en dictature. Des Alpes à la mer de Bretagne, de l’Océan à la Méditerranée, tu t’emparas de tout en disant : « Je réponds de tout. »
Pareille à ce ministre de Louis XIII – pour qui il n’y avait ni amis ni famille, mais des ennemis de la France, qui frappait les Chalais comme les Marillac, les Montmorency comme les Saint-Preuil – tu te décimas toi-même. Enfin, après trois ans de convulsions comme jamais peuple n’en a éprouvées, après des journées qui s’appellent le 21 janvier, le 31 octobre, le 5 avril, le 9 thermidor, le 13 vendémiaire, sanglantes et 850
mutilées tu te démis, et cette France compromise que tu avais reçue de la Constituante tu la remis, sauvée, au Directoire.
Que ceux qui t’accusent osent dire ce qui serait arrivé si tu avais faibli dans ta course, si Condé fût rentré à Paris, si Louis XVIII fût remonté sur le trône, si, au lieu des vingt ans du Directoire, du Consulat et de l’Empire, nous avions eu vingt ans de Restauration, vingt ans d’Espagne au lieu de vingt ans de France, vingt ans de honte au lieu de vingt ans de gloire !
Maintenant le Directoire était-il digne du legs qui lui était fait par sa sanglante mère ? Là n’est point la question.
Le Directoire répondra de ses œuvres devant la postérité comme la Convention a répondu des siennes.
Ce Directoire fut nommé.
Les cinq membres étaient Barras, Rewbell, Larevellière-Lépeaux, Letourneur et Carnot.
Il fut décidé que leur résidence serait le Luxembourg. Ils s’y rendirent pour ouvrir leurs 851
séances.
Ils n’y trouvèrent pas un seul meuble.
« Le concierge, dit M. Thiers, leur prêta une table boiteuse, une feuille de papier à lettre, une écritoire pour écrire le premier message qui annonçait aux deux Conseils que le Directoire était constitué. »
On envoya à la trésorerie.
Il n’y avait pas un sou de numéraire.
Barras eut le personnel
; Carnot, le
mouvement des armées ; Rewbell, les relations étrangères ; Letourneur et Larevellière-Lépeaux, l’administration intérieure ; Buonaparte eut le commandement de l’armée de Paris. Quinze jours après, il signait Bonaparte.
Le 9 mars suivant, vers onze heures du matin, deux voitures s’arrêtaient à la porte de la mairie du deuxième arrondissement de Paris.
De la première descendait un jeune homme de vingt-six ans, portant l’uniforme d’officier général.
Il était suivi de ses deux témoins.
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De la seconde descendait une jeune femme, âgée de vingt-huit à trente ans.
Elle était suivie également de ses deux témoins.
Tous six se présentèrent devant le citoyen Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement, qui leur fit les questions qu’il est d’usage de faire aux futurs époux, lesquels, de leur côté, répondirent selon l’usage. Puis il leur fut fait lecture de l’acte suivant, qu’ils signèrent :
« Le dix-neuvième jour de ventôse de l’an IV
de la République.
» Acte de mariage de Napolione Bonaparte, général en chef de l’armée de l’intérieur, âgé de vingt-huit ans, né à Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rue d’Antin, fils de Charles Bonaparte, rentier, et de Laetitia Ramolino ;
» Et de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à l’île Martinique, dans les îles du Vent, domiciliée à Paris, rue Chantereine, 853
fille de Joseph-Gaspard de Tascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers de Sanois, son épouse.
» Moi, Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture en présence des parties et témoins :
» 1° De l’acte de naissance de Napolione Bonaparte, qui constate qu’il est né le 5 février 1768, du légitime mariage de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino ;
» 2° De l’acte de naissance de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, qui constate qu’elle est née le 23 juin 1767, du légitime mariage de Joseph-Gaspard de Tascher et de Rose-Claire Desvergers de Sanois ;
» Vu l’extrait de décès d’Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu’il est décédé le 5 thermidor an II, marié à Marie-Josèphe-Rose de Tascher ;
» Vu l’extrait des publications dudit mariage, dûment affiché le temps prescrit par la loi, sans 854
opposition ;
» Et aussi après que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher ont eu déclaré à haute voix se prendre mutuellement pour époux, j’ai prononcé à haute voix que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher sont unis en mariage.
» Et ce, en présence des témoins majeurs ci-après nommés : savoir : Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg ; Jean Lemarrois, aide de camp, capitaine, domicilié rue des Capucines ; Jean-Lambert Tallien, membre du Corps législatif, domicilié à Chaillot ; et Étienne-Jacques-Jérôme Calmelets, homme de loi, domicilié rue de la Place-Vendôme, N° 207, qui tous ont signé avec les parties, et moi, après lecture. »
Et, en effet, on peut voir les six signatures de M. J.-R. de Tascher, de Napolione Bonaparte, de Tallien, de P. Barras, de J. Lemarrois le jeune, de E. Calmelets et de Leclerc au bas de l’acte que nous venons de citer.
Mais ce qu’il y a de remarquable dans cet acte, 855
c’est qu’il renferme deux énonciations fausses.
Bonaparte s’y fait plus vieux de un an et demi, et Joséphine plus jeune de quatre, Joséphine était née le 23 juin 1763, et Bonaparte le 15 août 1769.
Le lendemain de son mariage, Bonaparte fut nommé général en chef de l’armée d’Italie.
C’était le cadeau de noces de Barras.
Le 26 mars, Bonaparte arrivait à Nice, avec deux mille louis dans la caisse de sa voiture, et un million en traites.
On avait donné à Jourdan et à Moreau une magnifique armée composée de soixante-dix mille hommes.
On n’osait confier à Bonaparte que trente mille soldats affamés, manquant de tout, réduits à la dernière misère, sans habits, sans souliers, sans paie, la plupart du temps sans vivres, mais qui supportaient, il faut le dire, toutes ces privations, même la faim, avec un admirable courage.
Ses officiers étaient : Masséna, jeune Niçard, opiniâtre, entêté, plein d’éclairs subits
;
Augereau, que nous connaissons de Strasbourg 856
pour l’avoir vu manier le fleuret contre Eugène et le fusil contre les Autrichiens ; La Harpe, Suisse expatrié ; Serrurier, homme de la vieille guerre, c’est-à-dire méthodique et brave
; et enfin
Berthier, son chef d’état-major, dont il avait deviné les qualités, qualités qui ne firent que s’accroître.
Avec ses trente mille combattants, il avait affaire à soixante mille hommes : vingt mille Piémontais, sous les ordres du général Collé ; quarante mille Autrichiens sous les ordres du général Beaulieu.
Ces généraux virent venir avec dédain ce jeune homme, plus jeune qu’eux, qui passait pour devoir son grade à la protection de Barras ; petit, maigre, fier, avec un teint d’Arabe, un œil fixe, des traits romains.
Quant aux soldats, ils tressaillirent aux premiers mots qu’il leur adressa ; c’était là le langage qu’il fallait leur parler.
Il leur dit :
– Soldats, vous êtes mal nourris et presque 857
nus ; le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien. Votre patience et votre courage vous honorent, mais, si vous restez ici, ne vous procurent ni avantages ni gloire.
» Moi, je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez de grandes villes, de belles provinces ! Vous y trouverez honneur, gloire et richesses.
» Suivez-moi !
Le même jour, il distribua quatre louis en or aux généraux, qui n’avaient pas vu l’or depuis quatre ou cinq ans, et transporta son quartier général à Albenga.
Il avait hâte d’être à Voltri, à cet endroit de sa carte où Joséphine, le premier jour où elle l’était venue voir, avait laissé la marque de son pied.
Le 11 avril, il était à Arenzano.
Rencontrera-t-il l’ennemi ? Ce gage de sa fortune future lui sera-t-il donné ?
En gravissant la montée d’Arenzano, à la tête de la division La Harpe, qui forme l’avant-garde, il pousse un cri de joie : il vient d’apercevoir une 858
colonne qui sort de Voltri.
C’est Beaulieu et les Autrichiens.
Pendant cinq jours on se bat ; au bout de cinq jours, Bonaparte est maître de la vallée de la Bormida ; les Autrichiens, battus à Montenotte et à Dego, fuient vers Acqui, et les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, se retirent sur Ceva et Mondovi.
Maître de toutes les routes, traînant à sa suite neuf mille prisonniers qui vont aller apprendre à la France ses premières victoires, des hauteurs de Monte-Remoto qu’il faut franchir pour arriver à Ceva, il montre à ses soldats ces belles plaines d’Italie qu’il leur a promises ; il leur montre tous ces fleuves qui vont se jeter dans la Méditerranée et dans l’Adriatique, il leur montre une gigantesque montagne couverte de neige et s’écrie :
– Annibal avait franchi les Alpes, nous les avons tournées.
Ainsi, comme point de comparaison, Annibal se présente naturellement à lui.
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Plus tard, ce sera César.
Plus tard, ce sera Charlemagne.
Nous avons vu naître sa fortune. Laissons le conquérant à sa première étape à travers le monde.
Le voilà sur la route de Milan, du Caire, de Vienne, de Berlin, de Madrid, hélas !... et de Moscou.
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