XXIV
L’épée du vicomte de Beauharnais À la suite d’événements semblables à ceux que nous venons de raconter, quand le canon a tonné dans les carrefours, quand le sang a coulé dans les rues d’une capitale, il se fait toujours dans les sociétés un grand trouble, dont elles sont quelque temps à se remettre.
Quoique la journée du 14 vendémiaire eût suffi à enlever les cadavres et à faire disparaître les traces les plus visibles du combat, on continua, pendant quelques jours encore, à s’entretenir des détails de cette foudroyante journée, qui avait suffi pour rendre à la Convention menacée, c’est-à-dire à la Révolution et à ses auteurs, l’autorité dont ils avaient besoin pour l’établissement de ces institutions nouvelles dont la crainte avait produit l’événement que 760
nous avons raconté.
La Convention comprit si bien, dès le 14 au matin, qu’elle était rentrée dans la plénitude de son pouvoir, qu’elle s’inquiéta à peine de ce qu’étaient devenus les sectionnaires, qui, au reste, avaient disparu sans laisser d’autre trace de leur passage que ce sang, qu’un jour avait suffi pour effacer, sinon dans la mémoire des citoyens, du moins sur les pavés des rues.
On se contenta de destituer l’état-major de la garde nationale, de dissoudre les grenadiers et les chasseurs, qui étaient presque tous des jeunes gens à cadenettes, de mettre la garde nationale sous les ordres de Barras, ou plutôt de son collègue Bonaparte, auquel il avait abandonné toute la partie active de la besogne, d’ordonner le désarmement de la section Le Peletier et de la section du Théâtre-Français, et de former enfin trois commissions pour juger les chefs des sectionnaires, qui avaient presque tous disparu.
On se raconta pendant quelque temps les anecdotes relatives à cette journée, qui devait laisser dans l’esprit des Parisiens un si long et si 761
sanglant souvenir. Ces mots splendides qui sortent de la bouche des blessés ou plutôt de la bouche des blessures, dans cette grande journée patriotique, étaient répétés et exaltés. On disait comment les blessés, transportés à la Convention, dans la salle dite des Victoires, transformée en ambulance, y avaient été soignés par les douces mains des femmes et des filles des
conventionnels transformées en sœurs de charité.
On faisait la part de Barras, qui avait si bien su choisir du premier coup d’œil son second, et la part de ce second, qui, inconnu la veille, avait éclaté tout à coup comme une majesté au milieu du tonnerre et des éclairs.
Descendu de ce piédestal enflammé,
Bonaparte était resté général de l’intérieur, et, pour être à portée de l’état-major, situé boulevard des Capucines, où était l’ancien Ministère des affaires étrangères, il avait pris deux chambres rue Neuve-des-Capucines, Hôtel de la Concorde.
Ce fut dans celle de ces chambres qui lui servait de cabinet qu’un matin on lui annonça la visite d’un jeune homme se présentant sous le 762
nom d’Eugène Beauharnais.
Quoique déjà assiégé de solliciteurs, Bonaparte n’en était point encore à faire un choix sévère entre ceux qu’il recevait.
D’ailleurs, ce nom d’Eugène Beauharnais ne rappelait que des souvenirs sympathiques.
Il ordonna donc de laisser entrer le jeune homme.
Pour ceux de nos lecteurs qui l’ont déjà vu apparaître, il y a trois ans, à Strasbourg, il n’est pas besoin de dire que c’était un beau et élégant jeune homme de seize à dix-sept ans.
Il avait de grands yeux, de grands cheveux noirs, des lèvres rouges et charnues, des dents blanches, des mains et des pieds aristocratiques, distinction que remarqua immédiatement le jeune général, et, au milieu de l’embarras inséparable d’une première entrevue, cette timidité sympathique qui sied si bien à la jeunesse, surtout lorsqu’elle sollicite.
Depuis son entrée, Bonaparte l’avait suivi des yeux avec la plus grande attention, ce qui n’avait 763
pas peu contribué à intimider Eugène.
Mais tout à coup, comme s’il eût secoué cette timidité indigne de lui, il releva la tête, et, se redressant :
– Au bout du compte, dit-il, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à vous faire une demande qui est à la fois loyale et pieuse.
– J’écoute, dit Bonaparte.
– Je suis le fils du vicomte de Beauharnais.
–
Du citoyen général, reprit doucement Bonaparte.
– Du citoyen général, si vous voulez, ou si tu veux, reprit le jeune homme, dans le cas où vous tiendriez absolument à la forme de langage adoptée par le gouvernement de la République...
– Je ne tiens à rien, répondit Bonaparte, qu’à ce qui est clair et précis.
– Eh bien ! répliqua le jeune homme, je viens vous demander, citoyen général, l’épée de mon père, Alexandre de Beauharnais, général comme vous. J’ai seize ans, mon éducation de soldat est à peu près faite. C’est à mon tour de servir la 764
patrie. J’espère un jour porter à mon côté cette épée que portait mon père. Voilà pourquoi je viens vous la demander.
Bonaparte, qui désirait des réponses claires et précises, s’était laissé prendre à ce langage ferme et intelligent.
– Si je vous demandais, citoyen, quelques détails plus complets sur vous et sur votre famille, dit-il au jeune homme, attribueriez-vous cette demande à la curiosité ou à l’intérêt que vous m’inspirez ?
– J’aimerais mieux, répondit Eugène, croire que le bruit de nos malheurs est arrivé jusqu’à vous, et que c’est à l’intérêt que je dois la bienveillance avec laquelle vous m’accueillez.
– Votre mère n’a-t-elle pas été prisonnière aussi ? demanda Bonaparte.
– Oui, et c’est par miracle qu’elle a été sauvée.
Nous devons sa vie à la citoyenne Tallien et au citoyen Barras.
Bonaparte réfléchit un instant.
– Et comment l’épée de votre père se trouve-t-765
elle entre mes mains ? demanda-t-il.
– Je ne dis pas précisément qu’elle soit entre vos mains, général, mais je dis que vous pouvez me la faire rendre. La Convention a ordonné le désarmement de la section Le Peletier. Nous habitons notre ancien hôtel de la rue Neuve-des-Mathurins, que le général Barras nous a fait rendre. Des hommes se sont présentés chez ma mère, pour qu’on leur remît toutes les armes que pouvait renfermer l’hôtel. Ma mère ordonna qu’on leur remît un fusil de chasse à deux coups, à moi, une carabine à un coup, que j’avais achetée à Strasbourg et avec laquelle j’avais combattu contre les Prussiens, et enfin l’épée de mon père. Je n’ai regretté ni le fusil à deux coups ni la carabine, quoiqu’il s’y rattachât pour moi un souvenir d’orgueil : mais j’ai regretté et je regrette, je l’avoue, cette épée qui a combattu glorieusement en Amérique et en France.
– Si on vous mettait en face des objets qui vous ont appartenu, demanda Bonaparte, vous les reconnaîtriez probablement ?
– Sans aucun doute, répondit Eugène.
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Bonaparte sonna.
Un sous-officier entra pour prendre ses ordres.
– Accompagnez le citoyen Beauharnais, dit Bonaparte, dans les chambres où ont été déposées les armes des sections. Vous lui laisserez prendre celles qu’il désignera comme lui appartenant.
Et il tendit au jeune homme cette main qui devait le conduire si haut. Dans son ignorance de l’avenir, Eugène s’élança vers elle, et la serra avec reconnaissance.
– Ah ! citoyen ! dit-il, ma mère et ma sœur sauront combien vous avez été bon pour moi, et, croyez-le bien, elles vous en auront la même reconnaissance que je vous en ai.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Barras parut sans être annoncé.
– Tiens ! dit-il, me voilà doublement en pays de connaissance.
– J’ai déjà dit au général Bonaparte ce que je vous devais, répliqua Eugène, et je suis heureux de répéter devant vous que, sans votre protection, la veuve et les enfants de Beauharnais seraient 767
probablement morts de faim.
– Morts de faim ! répondit Bonaparte en riant.
Il n’y a que les chefs de bataillon mis à la retraite par le citoyen Aubry qui soient exposés à ce genre de mort.
– J’ai tort, en effet, dit Eugène ; car tandis que notre mère était en prison, j’étais chez un menuisier où je gagnais ma nourriture, et ma sœur était chez une lingère, où, par pitié, on lui en accordait autant.
– Bon ! dit Barras, les jours mauvais sont partis, les bons sont revenus. Qui t’amène donc ici, mon jeune ami ?
Eugène raconta à Barras le motif de sa visite.
– Et pourquoi ne t’es-tu pas adressé à moi, demanda Barras, au lieu de venir déranger mon collègue ?
– Parce que je voulais connaître le citoyen général Bonaparte, répondit Eugène. L’épée de mon père, à moi rendue par lui, m’a paru un augure favorable.
Et, saluant les deux généraux, il sortit avec le 768
fourrier, beaucoup moins embarrassé de sa sortie qu’il ne l’avait été de son entrée.
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