XXI

La veille du combat

Ce que venait de proposer Pichegru, c’était de reconquérir le terrain perdu par son prédécesseur, au combat d’Haguenau, qui avait suivi l’évacuation des lignes de Wissembourg. C’était alors que le général Carles avait été obligé de reporter son quartier général derrière la rivière, de Souffel à Schiltigheim, c’est-à-dire aux portes de Strasbourg.

C’était là que Pichegru, choisi surtout à cause de sa naissance plébéienne, avait repris l’armée et avait, à la suite de quelques opérations heureuses, porté son quartier général jusqu’à Auenheim.

Par la même raison de naissance plébéienne, Hoche venait d’être nommé à l’armée de la Moselle, et il lui avait été recommandé de combiner ses mouvements avec ceux de 307

Pichegru.

Le premier combat de quelque importance qu’il livra fut celui de Bercheim ; c’est là qu’avait été pris le comte de Sainte-Hermine, dans une charge où son cheval avait été tué sous lui. Le prince de Condé avait son quartier général à Bercheim, et Pichegru, voulant tâter les colonnes ennemies, tout en refusant un combat général, avait fait attaquer cette position.

Repoussé d’abord, le lendemain il avait renouvelé l’attaque en envoyant contre le prince de Condé un corps de tirailleurs divisé en petits pelotons. Ces tirailleurs, après avoir longtemps inquiété les émigrés, se réunirent tout à coup à un signal convenu, et, se formant en colonne, tombèrent sur le village de Bercheim et s’en emparèrent ; mais les combats entre Français ne finissent pas ainsi. Le prince de Condé se tenait en arrière du village, avec les bataillons nobles composant l’infanterie de son corps d’armée ; il s’élance aussitôt à leur tête, attaque les républicains dans Bercheim et se rend maître du village. Pichegru envoie alors sa cavalerie pour 308

soutenir ses tirailleurs ; le prince ordonne à la sienne de charger, les deux corps s’abordent avec toute la violence de la haine ; mais l’avantage reste à la cavalerie émigrée, mieux montée que la nôtre ; les républicains se replient, abandonnant sept canons et neuf cents morts.

De leur côté, les émigrés ont perdu trois cents cavaliers et neuf cents fantassins. Le duc de Bourbon, fils du prince de Condé, est atteint d’une balle au moment où il attaquait Bercheim à la tête de sa cavalerie, et ses aides de camp sont presque tous tués ou dangereusement blessés ; mais Pichegru ne se tient point pour battu ; le surlendemain, il fait attaquer les troupes du général Kleneau, qui occupent des postes voisins de Bercheim. Les ennemis plient au premier choc ; mais le prince de Condé leur envoie un renfort d’émigrés, cavalerie et infanterie.

Le combat reprend plus acharné et se maintient quelque temps sans avantage ; enfin l’ennemi plie une seconde fois, les troupes républicaines l’emportent ; l’ennemi se retire derrière Haguenau, le corps des émigrés français 309

reste à découvert ; le prince de Condé juge qu’il serait imprudent de continuer à tenir la position, il fait sa retraite en bon ordre, et derrière lui les républicains entrent dans Bercheim.

La nouvelle du succès arrive en même temps que celle de l’échec ; l’impression de l’une fait oublier celle de l’autre. Pichegru respire ; la ceinture de fer qui étouffait Strasbourg s’est encore relâchée d’un cran.

Cette fois, Pichegru l’a dit, c’est plutôt pour s’éloigner d’Auenheim que pour accomplir une manœuvre stratégique que Pichegru s’est mis en marche. Cependant, comme, un jour ou l’autre, il faudra reprendre Haguenau, qui est au pouvoir des Autrichiens, on attaquera en passant le village de Dawendorf.

Une espèce de forêt en fer à cheval s’étend d’Auenheim à Dawendorf ; à huit heures du soir, par une sombre mais belle nuit d’hiver, Pichegru donna l’ordre du départ ; Charles, sans être excellent cavalier, montait à cheval ; il le plaça paternellement au milieu de son état-major et le recommanda à tous ses officiers ; on partit sans 310

bruit ; il s’agissait de surprendre l’ennemi.

Le bataillon de l’Indre formait l’avant-garde.

Dans la soirée, Pichegru avait fait explorer le bois, et il lui avait été répondu que le bois n’était pas gardé.

À deux heures du matin, on arriva dans le fond du fer à cheval creusé par la plaine. Une épaisseur de forêt d’une lieue à peu près séparait les républicains du village de Dawendorf.

Pichegru ordonna de faire halte et de bivaquer.

Il était impossible de laisser les hommes sans feu par une pareille nuit ; au risque d’être découvert, Pichegru autorisa les soldats à allumer des bûchers autour desquels on se groupa. Au reste, on n’avait que quatre heures à passer ainsi.

Pendant toute la route, il avait eu l’œil sur Charles, auquel on avait donné un cheval de trompette dont la selle au troussequin et aux fontes élevés, recouverte d’une schabraque de peau de mouton, offrait une base solide, même à un mauvais cavalier ; mais il avait vu avec plaisir que son jeune secrétaire s’était mis en selle sans 311

hésiter et avait manœuvré son cheval avec une certaine aisance. Arrivé au campement, il lui apprit lui-même comment on dessellait son cheval, comment on le mettait au piquet, et comment de la selle on se faisait un oreiller.

Une bonne houppelande, que le général avait eu le soin de faire mettre dans le portemanteau, servit à la fois à l’enfant de matelas et de couverture.

Charles, resté religieux au milieu de cette époque d’irréligion, fit sa prière muette et s’endormit avec la même quiétude juvénile que lorsqu’il était dans sa chambre, à Besançon.

Des avant-postes placés dans le bois, des sentinelles placées sur les flancs, et qu’on relevait de demi-heure en demi-heure, veillaient à la sûreté de la petite armée.

Vers quatre heures, on fut réveillé par un coup de feu tiré par une des sentinelles ; en un instant, tout le monde fut debout.

Pichegru jeta un regard du côté de Charles ; Charles avait couru à son cheval, avait tiré les 312

pistolets des fontes et se tenait bravement à la droite du général, debout et un pistolet à chaque main.

Le général envoya une vingtaine d’hommes du côté où le coup de fusil avait été tiré ; la sentinelle ne s’étant pas repliée, il était probable qu’elle était tuée.

Mais, en approchant au pas de course du poste où elle était placée, les vingt hommes entendirent les cris de la sentinelle qui les appelait à son aide ; ils doublèrent le pas et virent, à leur approche, non pas des hommes, mais des animaux qui s’enfuyaient.

La sentinelle avait été attaquée par une bande de cinq ou six loups affamés qui avaient commencé par l’inquiéter en tournant autour d’elle, et qui, voyant son immobilité, s’étaient enhardis de plus en plus. Pour ne point être surpris par-derrière, le factionnaire s’était appuyé à un arbre, et, là, s’était défendu quelque temps en silence en dardant des coups de baïonnette ; mais, un loup ayant saisi la baïonnette avec ses dents, le soldat avait lâché le coup et lui avait 313

brisé la tête.

Les loups, effrayés par la détonation, s’étaient d’abord éloignés ; mais, pressés par la faim, ils étaient revenus autant peut-être pour manger leur camarade que pour attaquer la sentinelle. Leur mouvement de retour avait été si rapide, que le soldat n’avait pas eu le temps de recharger son fusil. Il se défendait donc comme il pouvait et avait déjà été atteint de deux ou trois morsures, lorsque ses camarades arrivèrent à son secours et firent fuir cet ennemi inattendu.

Le sous-lieutenant qui commandait les vingt hommes laissa un poste de quatre hommes à la place de la sentinelle et revint au camp, ramenant comme trophée deux loups, un tué par la balle, l’autre d’un coup de baïonnette. Leurs peaux, admirablement fourrées à cause du grand froid, étaient destinées à faire des tapis de pied au général.

On conduisit le soldat à Pichegru, qui le reçut avec un visage sévère, croyant que le coup de fusil était parti par maladresse ; mais son front se rembrunit bien davantage lorsqu’il apprit que 314

c’était en se défendant contre des loups que le soldat avait fait feu.

– Sais-tu, lui dit-il, que je devrais te faire fusiller pour avoir fait feu sur autre chose que l’ennemi ?

Que devais-je donc faire, général

? lui

demanda le pauvre diable, si naïvement que le général ne put s’empêcher de sourire.

– Tu devais te laisser manger jusqu’au dernier morceau par les loups, plutôt que de tirer un coup de fusil qui pût donner l’éveil à l’ennemi, et qui, en tout cas, a donné l’alerte à l’armée.

– J’y ai bien pensé, mon général, et vous voyez qu’ils avaient commencé, les gredins ! (Il montra sa joue et son bras ensanglantés.) Mais je me suis dit : « Faraud (c’est mon nom, général), si l’on t’a placé là, c’est de peur que l’ennemi n’y passe, et qu’on a compté sur toi pour l’empêcher de passer. »

– Eh bien ? demanda Pichegru.

Eh bien

! moi mangé, général, rien

n’empêchait plus l’ennemi de passer ; c’est ce qui 315

m’a déterminé à faire feu ; la question de sûreté personnelle n’est venue qu’après, parole d’honneur.

– Mais ce coup de feu, malheureux, il a pu être entendu des avant-postes ennemis !

– Ne vous inquiétez pas de cela, mon général : ils l’auront pris pour un coup de fusil de braconnier !

– Tu es Parisien ?

– Oui, mais je fais partie du premier bataillon de l’Indre ; je me suis engagé volontairement à son passage à Paris.

– Eh bien ! Faraud, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne te représenter à moi qu’avec les galons de caporal, pour me faire oublier la faute de discipline que tu viens de commettre.

– Et que faut-il faire pour cela, mon général ?

Il faut amener demain, ou plutôt

aujourd’hui, à ton capitaine deux prisonniers prussiens.

– Soldats ou officiers, mon général ?

316

– Mieux vaudrait des officiers ; mais on se contentera de deux soldats.

– On fera son possible, mon général.

– Qui a de l’eau-de-vie ? demanda Pichegru.

– Moi, dit Doumerc.

– Eh bien ! donne un coup à boire à ce poltron, qui nous promet deux prisonniers pour demain.

– Et si j’allais n’en faire qu’un, mon général ?

– Tu ne serais caporal qu’à moitié, et tu ne porterais qu’un galon.

– Non, ça me ferait loucher ! Demain soir, mon général, j’aurai les deux, ou vous pourrez dire : « Faraud est mort ! » À votre santé, mon général !

– Général, dit Charles à Pichegru, c’est avec ces mots-là que César a fait faire à ses Gaulois le tour du monde !

317

Les Blancs et les Bleus
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