VIII
La provocation
Tétrell était, ce soir-là, plus élégant que jamais ; il avait un habit bleu à grands revers et à boutons d’or, un gilet de piqué blanc dont les revers couvraient presque ceux de l’habit ; une ceinture tricolore, bordée d’une frange d’or, lui serrait la taille, et dans cette ceinture étaient passés des pistolets au bois incrusté d’ivoire et au canon damasquiné d’or ; son sabre à fourreau de maroquin rouge, jeté insolemment en dehors du balcon, pendait sur le parterre comme une autre épée de Damoclès.
Tétrell commença par frapper sur la galerie du balcon, et, faisant jaillir la poussière du velours :
– Que se passe-t-il donc ici, citoyens ? dit-il avec l’accent de la colère. Je croyais être à Lacédémone : il paraît que je me trompais et que 133
nous sommes à Corinthe ou à Sybaris. Est-ce devant des républicains qu’une républicaine ose se couvrir d’une pareille excuse ? Nous nous confondons avec ces misérables esclaves de l’autre rive, avec ces chiens d’aristocrates qui, lorsque nous les avons fouettés, s’époumonent à hurler des libera ! Deux hommes sont morts pour la patrie, gloire immortelle à leur mémoire ! Les femmes de Sparte, en présentant les boucliers à leurs fils et à leurs époux, leur disaient ces trois mots
: «
Avec ou dessus.
» Et, lorsqu’ils
revenaient dessus, c’est-à-dire morts, elles se paraient de leurs plus beaux habits. La citoyenne Fromont est jolie. Les amants ne lui manqueront pas ! Tous les beaux garçons n’ont pas été tués à la Porte de Haguenau ; quant à son père, il n’y a pas un vieux patriote qui ne réclame l’honneur de lui en tenir lieu ; n’espère donc pas, citoyen Fleury, nous attendrir sur le prétendu malheur d’une citoyenne favorisée par le destin des combats, qui vient d’acquérir, d’un seul coup de canon, une couronne pour son douaire et un grand peuple pour sa famille. Va donc lui dire de paraître, va donc lui dire de chanter ; dis-lui 134
surtout de nous épargner ses larmes ; c’est aujourd’hui fête populaire, les larmes sont aristocrates !
Tout le monde se tut. Tétrell, nous l’avons dit, était la troisième puissance de Strasbourg, plus à craindre peut-être que les deux autres. Le citoyen Fleury se retira à reculons, et, cinq minutes après, la toile se levait sur la première scène de L’Amour filial ; ce qui prouvait qu’on avait obéi à Tétrell.
Il faut qu’il y ait nécessité absolue, pour l’intelligence complète de la scène qui va suivre, de donner l’analyse de cette pitoyable pastorale, pour que nous ayons pris l’ennui de la relire, et que nous prenions la peine de la mettre en quelques lignes sous les yeux du lecteur.
La pièce s’ouvre par ces vers et cette musique si connus :
Jeunes amants, cueillez des fleurs Pour le front de votre bergère ; L’amour par de tendres faveurs
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Vous en promet le doux salaire.
Un vieux soldat est retiré dans une chaumière au pied des Alpes, sur le champ de bataille de Nefeld, où il a été blessé et où la vie lui a été sauvée par un autre soldat qu’il n’a jamais revu depuis.
Il vit avec son fils, qui, après avoir chanté les quatre premiers vers, chante les quatre suivants, qui complètent l’idée :
Plein d’un espoir encor plus doux, Dès que le soleil nous éclaire,
Je cueille des fleurs comme vous Pour parer le front de mon père !
occupation d’autant plus niaise pour un grand garçon de vingt-cinq ans, que le vieux soldat se réveille avant que la couronne soit finie et qu’on ne voit pas comment lui vont les nymphéas et les myosotis dont le bouquet est formé ; mais, en 136
échange, on jouit d’un duo dans lequel le fils repousse toutes les idées d’amour et de mariage que son père essaie de faire naître dans son esprit, en lui disant :
Je crois que l’amour le plus doux Est celui que je sens pour vous.
Mais il va bientôt changer d’avis ; tandis qu’après avoir cueilli des fleurs pour le front de son père, il va cueillir des fruits pour son déjeuner, une jeune fille se précipite en scène en chantant :
Ah ! bon vieillard,
Ah ! prenez part
À ma douleur...
Avez-vous vu passer un voyageur ?
Ce voyageur, après lequel court la jeune fille, 137
c’est son père. Le vieillard ne l’a pas vu ; et, comme elle est très inquiète, elle déjeune d’abord, s’endort ensuite ; puis tout le monde se met à la recherche du père égaré, qu’Armand, le jeune homme qui cueille des fleurs pour le front paternel, retrouve d’autant plus facilement que celui qu’on cherche a soixante ans et une jambe de bois.
On comprend le bonheur qu’éprouve Louise à la vue de ce père retrouvé ; bonheur d’autant plus grand, qu’après une courte explication, le père d’Armand reconnaît dans le père de Louise ce même soldat qui lui a sauvé la vie à la bataille de Nefeld, et qui a perdu, en lui rendant ce service, une jambe, que la munificence royale a remplacée par une jambe de bois, péripétie inattendue qui justifie le double titre si pittoresque de l’ouvrage : L’Amour filial ou la Jambe de Bois.
Tant que la pauvre Mme
Fromont eut à
demander son père aux échos des Alpes et à se désoler de l’avoir perdu, ses larmes et sa douleur la servirent à merveille ; mais, alors qu’elle le 138
retrouve, le contraste de sa situation théâtrale avec la sienne, à elle qui avait perdu son père pour toujours, lui apparut dans toute sa désespérante vérité. L’effroyable réalité l’emporta sur le fard joyeux du mensonge.
L’actrice cessa d’être actrice et redevint véritablement fille, véritablement femme. Elle jeta un cri douloureux, repoussa son père de théâtre et tomba renversée et évanouie dans les bras du jeune premier, qui l’emporta hors de la scène.
Le rideau tomba.
Alors un effroyable tumulte éclata dans la salle.
La majeure portion des spectateurs prit parti pour la pauvre Mme Fromont, l’applaudissant avec frénésie et criant : « Assez ! assez ! » l’autre criant : « La citoyenne Fromont ! la citoyenne Fromont ! » mais autant dans l’intention de la rappeler comme ovation que pour l’obliger de continuer son rôle. Quelques rares malveillants ou quelques Catons endurcis, et Tétrell était du nombre, crièrent :
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– La pièce ! la pièce !
Au bout de cinq minutes de cet effroyable brouhaha, le rideau se leva de nouveau, le silence se rétablit, et, pâle, toute baignée de larmes, vêtue de deuil, la pauvre veuve, appuyée au bras de Fleury, dont la blessure semblait lui faire une protection, reparut, se traînant à peine et venant en même temps remercier les uns des marques d’intérêt qu’ils lui donnaient et demander grâce aux autres.
À sa vue, toute la salle éclata en bravos et en applaudissements, et l’on eût pu croire ces applaudissements et ces bravos unanimes, si un coup de sifflet, partant du balcon, n’eût protesté contre l’avis général.
Mais à peine le coup de sifflet fut-il lâché, qu’une voix lui répondit du parterre en criant :
– Misérable !
Tétrell fit un soubresaut, et, se penchant en dehors du balcon :
– Qui a dit misérable ? hurla-t-il.
– Moi ! dit la même voix.
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– Et qui as-tu appelé misérable ?
– Toi !
– Tu te caches dans les rangs du parterre, mais ose te montrer.
Un jeune homme de quinze ans à peine monta sur un banc d’un seul bond, et, dépassant de tout le torse les autres spectateurs :
– Me voilà, dit-il ; je me montre, comme tu vois.
– Eugène Beauharnais ! le fils du général Beauharnais ! dirent quelques voix de spectateurs qui avaient connu le père pendant qu’il était à Strasbourg, et qui reconnaissaient l’enfant, qui y était déjà depuis un certain temps.
Le général Beauharnais était fort aimé ; un certain groupe se forma autour de l’enfant, qu’Augereau d’un côté, et Charles de l’autre, s’apprêtaient à soutenir.
– Louveteau d’aristocrate ! cria Tétrell en voyant à quel adversaire il avait affaire.
– Bâtard de loup ! répondit le jeune homme sans que le poing et le regard menaçant du chef 141
de la Propagande pussent lui faire baisser les yeux.
– Si tu me fais descendre jusqu’à toi, cria Tétrell en grinçant des dents, prends garde, je te fouetterai.
– Si tu me fais monter jusqu’à toi, répondit Eugène, prends garde, je te souffletterai.
– Tiens, voilà pour toi, morveux, dit Tétrell en s’efforçant de rire et en lui envoyant une pichenette.
– Tiens, voilà pour toi, lâche ! répliqua le jeune homme en lui jetant à la face son gant, dans lequel il avait glissé deux ou trois balles de plomb.
Et le gant, lancé avec une adresse toute scolaire, alla frapper Tétrell en plein visage.
Tétrell poussa un cri de rage et porta la main à sa joue, qui se couvrit de sang.
C’eût été trop long pour Tétrell, dans la soif de vengeance qui le possédait, de faire le tour par les corridors. Il tira un pistolet de sa ceinture et ajusta l’enfant, autour duquel un grand vide se fit, 142
chacun craignant d’être atteint par le projectile dont la main tremblante de Tétrell menaçait aussi bien les voisins que lui-même.
Mais, au même instant, un homme portant l’uniforme des volontaires de Paris, et sur cet uniforme les galons de sergent, se jeta entre Tétrell et l’enfant, couvrant ce dernier de son corps et se croisant les bras :
– Tout beau, citoyen ! dit-il, mais, quand on porte un sabre au côté, l’on n’assassine pas.
– Bravo, le volontaire ! bravo, le sergent !
cria-t-on de toutes les parties de la salle.
– Sais-tu, continua le volontaire, sais-tu ce que cet enfant, ce louveteau d’aristocrate, ce morveux, comme tu l’appelles, faisait, lui, tandis que tu faisais, toi, de beaux discours à la Propagande
? Eh bien
! il se battait pour
empêcher l’ennemi d’entrer à Strasbourg ; tu demandais la tête de tes amis, lui frappait à mort les ennemis de la France. Maintenant, remets à ta ceinture ton pistolet, qui ne me fait pas peur, et écoute ce qui me reste à te dire.
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Le silence le plus profond régnait dans la salle, et, sur le théâtre, dont le rideau était toujours levé, s’amassaient les artistes, les machinistes, les soldats de garde.
Ce fut au milieu de ce silence plein d’angoisses curieuses que le volontaire continua, sans forcer sa voix, ce qui n’empêcha pas qu’il fût entendu de tous les spectateurs :
– Ce qui me reste à te dire, reprit le sergent en démasquant le jeune homme et en appuyant la main sur son épaule, c’est que cet enfant, qui n’est ni un louveteau d’aristocrate, ni un morveux, mais un homme que la victoire a baptisé aujourd’hui républicain sur le champ de bataille, après t’avoir insulté, te défie, après t’avoir appelé misérable, t’appelle lâche, et qu’il t’attend avec ton second à quelque arme qu’il te plaira de te battre, à moins que, selon ton habitude, ton arme ne soit la guillotine et ton second le bourreau ; et c’est moi qui te dis cela, entends-tu, en son nom et au mien ; c’est moi qui te réponds de lui, moi, Pierre Augereau, sergent-major au premier régiment des volontaires de 144
Paris ! Et maintenant, va te faire pendre où tu voudras ! Viens, citoyen Eugène.
Et, soulevant l’enfant entre ses bras, il le reposa à terre, mais en même temps il le leva assez haut pour que toute la salle pût voir et l’applaudir frénétiquement.
Et, au milieu des cris, des hourras, des bravos, il sortit de la salle avec les deux jeunes gens, que la moitié des spectateurs reconduisit à l’hôtel de la Lanterne en criant :
– Vive la République ! vivent les volontaires de Paris ! à bas Tétrell !
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