IV

Les sections

Le jour où la Convention proclama la Constitution dite de l’an III, chacun s’écria : « La Convention vient de signer son testament de mort. »

Et, en effet, on avait cru que, pareille à la Constituante, par une abnégation mal entendue, elle interdirait à ses membres sortants l’entrée de l’Assemblée qui lui succéderait.

Elle n’en fit rien.

La Convention comprenait très bien que le dernier souffle républicain était en elle. Chez un peuple aussi mobile que l’est le peuple français, qui, dans un moment d’enthousiasme, avait renversé une monarchie de huit siècles, la République ne pouvait pas, en trois ans de 548

révolution, être tellement entrée dans les mœurs qu’on pût en abandonner l’établissement au cours naturel des choses.

La Révolution ne pouvait être bien défendue que par ceux qui l’avaient faite, et qui avaient intérêt à la perpétuer.

Or, quels étaient ceux-là ?

Les conventionnels qui avaient aboli la Constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789 ; qui avaient renversé le trône le 10 août 1792 ; qui, le 21 janvier, avaient fait tomber la tête du roi ; et qui, du 21 janvier, jusqu’au jour où l’on était arrivé, avaient lutté contre l’Europe, avaient lassé la Prusse et l’Espagne, au point de leur faire demander la paix, et avaient repoussé l’Autriche au-delà de nos frontières.

Aussi, le 5 fructidor (22 août), la Convention décréta-t-elle que le nouveau corps législatif, composé de deux conseils, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, le premier, composé de cinq cents membres, ayant la proposition des lois, le second, de deux cent cinquante, ayant leur sanction, se composerait 549

d’abord des deux tiers de la Convention, et qu’il ne serait élu qu’un nouveau tiers.

Restait à savoir qui serait chargé de ce choix.

La Convention nommerait-elle, elle-même, ceux de ses membres qui devaient faire partie du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens, ou seraient-ce les assemblées électorales qui seraient chargées de ce soin ?

Le 13 fructidor (30 août), après une séance des plus orageuses, il fut décidé que ce choix serait délégué aux assemblées électorales.

Ce fut là ce que l’on appela les décrets des 5 et 13 fructidor.

Nous nous étendons peut-être un peu plus qu’il n’est nécessaire sur cette partie purement historique ; mais nous marchons à grands pas vers la terrible journée du 13 vendémiaire – la première où les Parisiens entendirent gronder le canon dans les rues de Paris – et nous voudrions faire retomber le crime sur ceux qui en furent les principaux fauteurs.

Paris, dès cette époque, comme aujourd’hui, 550

quoique la centralisation fût moins grande et ne datât que de quatre ou cinq années, Paris était déjà le cerveau de la France. Ce que Paris acceptait, la France le sanctionnait.

La chose avait été visible lorsque les girondins, sans y réussir, avaient tenté de fédéraliser la province.

Or, Paris était divisé en quarante-huit sections.

Ces sections n’étaient pas royalistes ; elles protestaient, au contraire, de leur attachement pour la République et, à part deux ou trois dont les opinions réactionnaires étaient connues, aucune ne serait tombée dans cette absurde contradiction, d’avoir versé tant de sang, d’avoir immolé tant de si grands citoyens à un principe, et de renier ce principe avant qu’il eût porté ses fruits.

Seulement, Paris, effrayé en se voyant du sang jusqu’aux genoux, s’était arrêté aux trois quarts du chemin, s’était animé à combattre les terroristes, qui voulaient que l’on continuât les exécutions, tandis qu’il voulait, lui, qu’elles cessassent. De sorte que, sans déserter le drapeau 551

de la Révolution, il se montrait prêt à suivre ce drapeau, mais pas plus loin que les girondins et les cordeliers n’avaient voulu le porter.

Ce drapeau deviendrait donc le sien, du moment qu’il abriterait les restes des deux partis que nous venons de nommer ; il serait désormais celui de la République modérée, et porterait pour devise : Mort aux jacobins !

Eh bien ! les précautions que prenait la Convention avaient au contraire pour but de sauvegarder ces quelques jacobins échappés au 9

thermidor et entre les seules mains desquels la Convention voulait remettre l’arche sainte de la République.

Mais, sans s’en douter, les sections, toujours sous le coup de la crainte que leur inspirait le retour de la Terreur, servaient les royalistes mieux que n’eussent pu faire les complices les plus dévoués.

Jamais on n’avait vu tant d’étrangers à Paris.

Les hôtels garnis étaient remplis jusque dans les combles. Le faubourg Saint-Germain, désert il 552

y avait six mois, s’encombrait d’émigrés, de chouans, de prêtres réfractaires, d’employés dans les charrois, et de femmes divorcées.

Le bruit courait que Tallien et Hoche étaient passés aux royalistes. Ce qu’il y avait de réel, c’est qu’ils avaient fait la conquête de Rovère et de Saladin, et qu’ils n’avaient pas eu besoin de faire celle de Lanjuinais, de Boissy d’Anglas, de Henry de Larivière et de Lesage, qui avaient toujours été royalistes et qui avaient porté un masque les jours où ils avaient paru républicains.

On disait que des offres merveilleuses avaient été faites à Pichegru ; que, repoussées d’abord, elles l’avaient trouvé depuis plus sensible, et que moyennant un million comptant, deux cent mille livres de rente, le château de Chambord, le duché de l’Artois et le gouvernement de l’Alsace, la chose s’arrangerait.

On s’étonnait de la quantité d’émigrés qui rentraient, les uns avec de faux passeports et avec des noms supposés, les autres avec leurs vrais noms et demandant leur radiation ; d’autres, avec de faux certificats de résidence, prouvaient qu’ils 553

n’étaient pas sortis de France.

On eut beau décréter que tout émigré rentré devait retourner dans sa commune et y attendre la décision du Comité de sûreté générale, les émigrés trouvaient le moyen d’éluder le décret et de rester à Paris.

On sentait, non sans une certaine inquiétude, que ce n’était pas le hasard qui amenait tant de gens de la même opinion sur le même point.

On comprenait qu’il se tramait quelque chose de grave et qu’à un moment donné la terre s’ouvrirait sous les pieds d’un des nombreux partis qui sillonnaient les rues de Paris.

On voyait passer un grand nombre d’habits gris à collet noir et vert, et l’on se retournait à chaque habit qui passait.

C’était la couleur des chouans.

Presque toujours à la suite de ces jeunes gens portant publiquement la livrée royale s’élevaient des rixes qui, jusque-là, avaient conservé la couleur des rixes particulières.

Dussault et Marchenna, les deux plus fameux 554

pamphlétaires du temps, tapissaient les murailles d’affiches appelant les Parisiens à l’insurrection.

Le vieux La Harpe, ce prétendu élève de Voltaire, qui commença par lui vouer un culte de latrie et finit par le renier, le vieux La Harpe, après avoir été un furieux démagogue, était, pendant une captivité de quelques mois devenu un réactionnaire enragé, et insultait la Convention qui l’avait honoré.

Un nommé Lemaistre tenait à Paris un atelier public de royalisme, auquel correspondaient plusieurs maisons de province ; il espérait, grâce à des ramifications habilement établies, faire de toute la France une Vendée.

Il y avait à Mantes une maison secondaire, recevant ses ordres de Paris. Or, Lemaistre, on le savait, avait donné aux électeurs de Mantes un dîner splendide, à la fin duquel l’amphitryon, renouvelant le souper des gardes de Versailles, avait fait servir un plat de cocardes blanches.

Chaque convive en avait pris une et l’avait mise à son chapeau.

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Pas un jour sans que l’on signalât quelque assassinat, commis à coups de massue sur les patriotes. L’assassin était toujours, soit un incroyable, soit un jeune homme à l’habit gris.

C’était particulièrement dans les cafés, dans la rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, chez le restaurateur Garchi, au Théâtre Feydeau ou sur le boulevard des Italiens qu’avaient lieu ces attentats.

Il était visible que ce qui entretenait ces troubles, c’était l’opposition que les sections faisaient aux décrets des 5 et 13 fructidor, qui recomposaient d’avance le Conseil des Cinq-Cents avec les deux tiers des membres sortant de la Convention.

Il est vrai, comme nous l’avons déjà dit, que ces deux tiers étaient nommés, non point par la Convention elle-même, comme les sections l’avaient craint d’abord, mais par les assemblées primaires.

Les sections avaient espéré mieux que cela : elles avaient espéré un renouvellement complet, et, dans ce cas-là, une chambre toute 556

réactionnaire.

On parla d’abord de nommer un président.

Mais la tendance monarchique était si visible, qu’au moment où l’on faisait cette proposition à la Convention, Louvet, l’un des échappés au massacre des girondins, s’écria :

– Bien trouvé ! pour qu’un jour on vous nomme un Bourbon !

Ce fut sur cette observation qu’une présidence pouvait être un acheminement à la royauté, que l’on proposa un directoire exécutif, composé de cinq membres délibérant à la majorité, se renouvelant par cinquièmes, et ayant des ministres responsables.

Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante – car jamais, même aux jours les plus progressifs de la Révolution, l’élection ne fut assise sur une aussi large base qu’aujourd’hui.

Le vote avait lieu à deux degrés.

Tous les citoyens âgés de vingt et un ans se réunissaient de droit à l’assemblée primaire, tous les 1er prairial, et nommaient des assemblées 557

électorales.

Ces assemblées électorales se rassemblaient le 20 prairial pour nommer les deux conseils.

Les deux conseils, à leur tour, nommaient le directoire.

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Les Blancs et les Bleus
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