VI

Diana de Fargas

Vers la même heure où le malheureux Lucien de Fargas rendait le dernier soupir dans la chapelle souterraine de la chartreuse de Seillon, une voiture de poste s’arrêtait devant l’Auberge du Dauphin, à Nantua.

Cette Auberge du Dauphin avait une certaine réputation à Nantua et dans les environs, réputation qu’elle tenait des opinions bien connues de maître René Servet, son propriétaire.

Sans savoir pourquoi, maître René Servet était royaliste. Grâce à l’éloignement de Nantua de tout grand centre populeux, grâce surtout à la douce humeur de ses habitants, maître René Servet avait pu traverser la Révolution sans être autrement inquiété pour ses opinions, si publiques qu’elles fussent.

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Il faut dire cependant que le digne homme avait bien fait tout ce qu’il avait pu pour être persécuté. Non seulement il avait conservé à son auberge le titre d’Auberge du Dauphin, mais encore, dans la queue du poisson fantastique, queue qui sortait insolemment de la mer, il avait fait dessiner le profil du pauvre petit prince qui était resté enfermé quatre ans à la prison du Temple et qui venait d’y mourir après la réaction thermidorienne.

Aussi, tous ceux qui, à vingt lieues à la ronde

– et le nombre de ceux-là était grand –

partageaient, dans le département ou hors du département de l’Ain, les opinions de René Servet, ne manquaient pas de venir loger chez lui, et pour rien au monde n’eussent consenti à aller loger ailleurs.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’une chaise de poste, ayant à s’arrêter à Nantua, déposât, en opposition avec l’auberge démocratique de la Boule-d’Or, son contenu à l’hôtel aristocratique du Dauphin.

Au bruit de la chaise, quoiqu’il fût à peine 915

cinq heures du matin, maître René Servet sauta à bas de son lit, passa un caleçon et des bas blancs, mit ses pantoufles de lisière, et vêtu seulement, par-dessus, d’une grande robe de chambre de basin, tenant à la main son bonnet de coton, se trouva sur le seuil de sa porte en même temps que descendait de la voiture une jeune et belle personne de dix-huit à vingt ans.

Elle était vêtue de noir, et, malgré sa grande jeunesse et sa grande beauté, voyageait seule.

Elle répondit par une courte révérence au salut obséquieux que lui fit maître René Servet, et, sans attendre ses offres de service, elle lui demanda s’il avait dans son hôtel une bonne chambre et un cabinet de toilette.

Maître René indiqua le N° 7 au premier étage ; ce qu’il avait de mieux.

La jeune femme, impatiente, alla elle-même à la plaque de bois sur laquelle les clés étaient pendues à des clous, et qui indiquait le numéro de la chambre qu’ouvrait chacune de ces clés.

– Monsieur, dit-elle, seriez-vous assez bon 916

pour m’accompagner jusque chez moi ? J’ai quelques questions à vous faire. Vous m’enverrez la femme de chambre en vous en allant.

René Servet s’inclina jusqu’à terre et s’empressa d’obéir. Il marcha devant, la jeune femme le suivit. Lorsqu’ils furent arrivés dans la chambre, la voyageuse ferma la porte derrière elle, s’assit sur une chaise, et, s’adressant à l’aubergiste resté debout :

– Maître Servet, lui dit-elle avec fermeté, je vous connais de nom et de réputation. Vous êtes resté, au milieu des années sanglantes que nous venons de traverser, sinon défenseur, du moins partisan de la bonne cause. Aussi suis-je descendue directement chez vous.

– Vous me faites honneur, madame, répondit l’aubergiste en s’inclinant.

Elle reprit :

– Je négligerai donc tous les détours et tous les préambules que j’emploierais près d’un homme dont l’opinion serait inconnue ou douteuse. Je suis royaliste : c’est un titre à votre intérêt. Vous 917

êtes royaliste : c’est un titre à ma confiance. Je ne connais personne ici, pas même le président du tribunal, pour lequel j’ai une lettre de son beau-frère d’Avignon ; il est donc tout simple que je m’adresse à vous.

– J’attends, madame, répondit René Servet, que vous me fassiez l’honneur de me dire en quoi je puis vous être agréable.

– Avez-vous entendu dire, monsieur, que l’on ait amené, il y a deux ou trois jours, dans les prisons de Nantua un jeune homme nommé M. Lucien de Fargas ?

– Hélas ! oui, madame ; il paraît même que c’est ici, ou plutôt à Bourg, que l’on va lui faire son procès. Il fait partie, nous a-t-on assuré, de cette association intitulée les Compagnons de Jéhu.

– Vous savez le but de cette association, monsieur ? demanda la jeune femme.

– C’est, à ce que je crois, d’enlever l’argent du gouvernement et de le faire passer à nos amis de la Vendée et de la Bretagne.

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– Justement, monsieur, et le gouvernement voudrait traiter ces hommes-là comme des voleurs ordinaires !

– Je crois, madame, répondit René Servet d’une voix pleine de confiance, que nos juges seront assez intelligents pour reconnaître une différence entre eux et des malfaiteurs.

– Maintenant, arrivons au but de mon voyage.

On a cru que l’accusé, c’est-à-dire mon frère, courait quelque danger dans les prisons d’Avignon et on l’a transporté à l’autre bout de la France. Je voudrais le voir. À qui faut-il que je m’adresse pour obtenir cette faveur ?

– Mais justement, madame, au président pour lequel vous avez une lettre.

– Quelle espèce d’homme est-ce ?

– Prudent, mais, je l’espère, pensant bien. Je vous ferai conduire chez lui dès que vous le désirerez.

Mlle de Fargas tira sa montre ; il était à peine cinq heures et demie du matin.

– Je ne puis cependant me présenter chez lui à 919

une pareille heure, murmura-t-elle. Me coucher ?

Je n’ai aucune envie de dormir.

Puis, après un moment de réflexion :

– Monsieur, demanda-t-elle, de quel côté de la ville sont les prisons ?

– Si madame voulait faire un tour de ce côté, dit maître Servet, je réclamerais l’honneur de l’accompagner.

– Eh bien ! monsieur, faites-moi servir une tasse de lait, de café, de thé, tout ce que vous voudrez, et achevez de vous habiller... En attendant que j’y puisse entrer, je veux voir les murs où est enfermé mon frère.

L’hôtelier ne fit aucune observation. Le désir, en effet, était tout naturel ; il descendit, fit monter à la jeune voyageuse une tasse de lait et de café.

Au bout de dix minutes, celle-ci descendait et retrouvait maître René Servet, avec son costume des dimanches, prêt à guider dans les rues de la petite ville fondée par le bénédictin saint Amand, et dans l’église de laquelle Charles le Chauve dort d’un sommeil plus tranquille probablement 920

que ne le fut pour lui celui de la vie.

La ville de Nantua n’est pas grande. Au bout de cinq minutes de marche, on était arrivé à la prison, devant laquelle se trouvait une grande foule et se faisait une grande rumeur.

Tout est pressentiment pour ceux qui ont des amis dans le danger. Mlle de Fargas avait, sous le coup de l’accusation mortelle, plus qu’un ami, un frère qu’elle adorait. Il lui sembla tout à coup que son frère n’était point étranger à ce bruit et à la présence de cette foule, et, pâlissant et saisissant le bras de son guide, elle s’écria :

– Oh ! Mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

C’est ce que nous allons savoir,

mademoiselle, répondit René Servet, beaucoup moins facile à émouvoir que sa belle compagne.

Ce qui était arrivé, personne ne le savait encore bien positivement. Lorsqu’on était venu, à deux heures du matin, pour relever la sentinelle, on l’avait trouvée bâillonnée, les bras et les jambes liés, dans sa guérite. Tout ce qu’elle avait pu dire, c’est que, surprise par quatre hommes, 921

elle avait opposé une résistance désespérée, qui n’avait eu pour résultat que de la faire mettre dans l’état où on la trouvait. Ce qui s’était passé, une fois qu’elle avait été attachée dans la guérite, elle ne pouvait en rien dire. Elle croyait seulement que c’était à la prison que les malfaiteurs avaient affaire. On avait alors prévenu le maire, le commissaire de police et le sergent des pompiers de ce qui venait d’arriver.

Les trois autorités s’étaient réunies en conseil extraordinaire et avaient fait comparaître devant elles la sentinelle qui avait renouvelé son récit.

Après une demi-heure de délibération et de suppositions plus invraisemblables et plus absurdes les unes que les autres, il avait été résolu de finir par où on eût dû commencer, c’est-à-dire d’aller frapper à la prison.

Malgré les heurts de plus en plus retentissants, personne n’était venu ouvrir ; mais les coups de marteau avaient réveillé les habitants des maisons situées dans le voisinage. Ceux-ci s’étaient mis à la fenêtre de leurs maisons, et des interpellations avaient commencé dont le résultat était qu’il 922

fallait envoyer chercher le serrurier.

Pendant ce temps, le jour était venu, les chiens avaient aboyé, les rares passants s’étaient groupés curieusement autour du maire et du commissaire de police ; et, quand le sergent des pompiers était revenu avec le serrurier, c’est-à-dire vers quatre heures du matin, il avait déjà trouvé à la porte de la prison un rassemblement raisonnable. Le serrurier fit observer que, si les portes étaient fermées en dedans et au verrou, tous ses rossignols seraient inutiles. Mais le maire, homme d’un grand sens, lui ordonna d’essayer d’abord, et que l’on verrait après. Or, comme les compagnons de Jéhu n’avaient pu à la fois sortir en dehors et tirer les verrous en dedans, comme ils s’étaient contentés de tirer les portes après eux, à la grande satisfaction de la foule qui allait croissant, la porte s’ouvrit.

Tout le monde alors essaya de se précipiter dans la prison ; mais le maire plaça le sergent de pompiers en sentinelle à la porte, et lui défendit de laisser passer qui que ce fût au monde. Force fut d’obéir à la loi. La foule augmenta, mais la 923

consigne donnée par le maire fut observée.

Les cachots ne sont point nombreux dans la prison de Nantua. Ils se composent de trois chambres souterraines de l’une desquelles on entendit sortir des gémissements. Ces gémissements attirèrent l’attention du maire, qui interrogea à travers la porte ceux qui les poussaient, et qui eut bientôt reconnu que les auteurs de ces gémissements n’étaient autres que le concierge et le geôlier lui-même.

On en était là de l’investigation municipale, lorsque Diana de Fargas et le propriétaire de l’Hôtel du Dauphin étaient arrivés sur la place de la prison.

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Les Blancs et les Bleus
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