VIII
L’homme à l’habit vert
Tous les assistants les avaient regardés et écoutés de loin, sans les interrompre, reconnaissant qu’ils avaient devant les yeux l’expression de deux puissantes personnalités.
Le chef de l’agence royaliste rompit le premier le silence :
– Messieurs, dit-il, il n’y a jamais rien de perdu à ce que deux chefs d’un même parti, dussent-ils se séparer pour aller combattre, l’un à l’ouest, l’autre à l’est de la France, dussent-ils ne se revoir jamais, échangent une de ces fraternités d’armes comme faisaient, au Moyen Âge, nos anciens chevaliers. Vous êtes tous témoins du serment que viennent de faire ces deux chefs d’une même cause, qui est la nôtre. Ce sont de ces hommes qui tiennent plus qu’ils ne 591
promettent. Mais l’un a besoin de retourner dans le Morbihan, pour relier son mouvement à celui que nous allons faire ici. L’autre a besoin de préparer, de suivre et de diriger notre mouvement à nous. Prenons donc congé du général, qui a fini ses affaires à Paris, et mettons-nous aux nôtres qui sont si bien commencées.
– Messieurs, dit le chouan, je vous offrirais bien de rester ici, pour faire avec vous le coup de fusil, demain, après-demain, le jour où on le fera ; mais je vous l’avoue en toute humilité, je n’entends pas grand-chose à la guerre des rues ; ma guerre, à moi, c’est celle des ravins, des fossés, des buissons, des forêts épaisses. Ici, je serais un soldat de plus, mais je serais un chef de moins là-bas, et, depuis Quiberon, de funeste mémoire, nous ne sommes que deux : Mercier et moi.
– Allez, mon cher général, lui dit Morgan, vous êtes bien heureux de combattre au grand air et de ne pas avoir à craindre que la cheminée d’une maison vous tombe sur la tête. Dieu me conduise de votre côté, ou vous amène du mien !
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L’officier chouan prit congé de tout le monde, et plus particulièrement, peut-être, de son nouvel ami que des anciens.
Puis, sans bruit, à pied, comme le dernier des officiers royalistes, il gagna la barrière d’Orléans, tandis que le général Danican, Lemaistre et le jeune président de la section Le Peletier arrêtaient le plan de la journée du lendemain, tout en murmurant :
–
C’est un rude compagnon que ce
Cadoudal !...
Vers la même heure où celui dont nous venons de trahir l’incognito prenait congé du citoyen Morgan, et s’acheminait du côté de la barrière d’Orléans, un de ces groupes de jeunes gens, dont nous avons déjà parlé dans un de nos chapitres précédents, passait de la rue de la Loi dans la rue Feydeau, en criant :
– À bas la Convention ! à bas les deux tiers !
Vivent les sections !
Au coin de cette dernière rue, il se trouva face à face avec une patrouille de soldats patriotes, à 593
qui les derniers ordres reçus de la Convention commandaient la plus implacable sévérité pour ces tapageurs nocturnes.
Le groupe était au moins en nombre égal à la patrouille, de sorte que les trois sommations voulues par la loi furent reçues par des ricanements et des huées, et que la seule réponse qui fut faite à la troisième fut un coup de pistolet parti du groupe, et qui blessa un des soldats.
Ceux-ci ripostèrent par une décharge qui tua un des jeunes gens et en blessa deux autres.
Les fusils déchargés, les armes étaient à peu près égales ; grâce à leurs énormes gourdins qui, dans des mains habituées à les manier, devenaient des massues, les sectionnaires écartaient les baïonnettes comme ils eussent fait de la pointe d’une épée dans un duel, rendaient des coups droits qui, pour ne pas pénétrer dans la poitrine, n’en étaient pas moins dangereux, et des coups de tête qui, quand ils n’étaient point parés, assommaient un homme de même qu’un coup de masse assomme un bœuf.
Comme toujours, cette rixe, qui, d’ailleurs, à 594
cause de la quantité de personnes qui s’y trouvaient engagées, prenait des proportions effrayantes, avait mis en émoi tout le quartier. La rumeur et le trouble étaient d’autant plus grands, qu’il y avait ce soir-là première représentation au Théâtre Feydeau, le théâtre aristocratique de l’époque.
On y jouait Toberne ou le Pêcheur suédois, paroles de Patras, musique de Bruni, et Le Bon Fils, paroles de Louis Hennequin, musique de Lebrun.
Or, la place Feydeau était encombrée de voitures, et le passage Feydeau de futurs spectateurs faisant la queue.
Aux cris de « À bas la Convention ! à bas les deux tiers ! », au bruit de la fusillade qui les suivit, aux vociférations qui suivirent la fusillade, les voitures partirent comme un trait, s’accrochant les unes les autres ; les spectateurs craignant d’être pris, étouffés dans les étroits couloirs, brisèrent les barrières ; enfin les fenêtres s’ouvrirent, et les imprécations commencèrent à pleuvoir sur les soldats de la part des hommes, 595
tandis que des voix plus douces encourageaient la jeunesse sectionnaire, composée, comme nous l’avons dit, des plus beaux, des plus élégants et des plus riches jeunes gens de Paris.
Les lanternes suspendues sous les arcades éclairaient cette scène.
Tout à coup, une de ces voix cria
distinctement avec l’accent de l’angoisse :
– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !
Le citoyen à l’habit vert, qui faisait face à deux soldats, comprit qu’il était en outre menacé par-derrière : il fit un bond de côté, déchargea un coup de bâton au hasard, mais avec tant de bonheur qu’il brisa le bras du soldat qui, en effet, le menaçait de sa baïonnette, allongea dans le visage un coup de son gourdin ferré à celui qui brandissait déjà, pour l’assommer, la crosse de son fusil au-dessus de sa tête, leva les yeux vers la fenêtre d’où était venu l’avis, envoya un baiser à une blanche et gracieuse forme qui se penchait sur la barre du balcon, et arriva encore à temps à la parade pour écarter la baïonnette d’un fusil qui effleurait sa poitrine.
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Mais, presque en même temps, un secours arrivait aux soldats de la Convention. C’était une douzaine d’hommes sortis du corps de garde qui accouraient en criant :
– Mort aux muscadins !
Le jeune homme à l’habit vert se trouva enveloppé ; mais, grâce à un vigoureux moulinet qu’il décrivait autour de lui, en manière d’auréole, il parvint à maintenir les assaillants à distance, tout en battant en retraite et en essayant de se rapprocher des arcades.
Cette retraite, non moins savante, mais à coup sûr plus difficile à exécuter que celle de Xénophon, avait pour but de gagner une porte à panneaux de fer, artistement travaillés, qu’il venait de voir tomber dans l’obscurité, le concierge ayant éteint la lanterne qui l’éclairait.
Mais, avant que la lanterne fût éteinte, le jeune homme, avec le coup d’œil rapide du partisan, avait remarqué que la porte n’était pas close, qu’elle était seulement poussée. S’il atteignait cette porte, il la franchissait rapidement, la refermait contre les assaillants et était sauvé ; à 597
moins cependant que le portier ne fût assez patriote pour refuser un louis d’or qui, à cette époque, valait plus de douze cents francs d’assignats, patriotisme qui n’était pas probable.
Mais, comme si les adversaires eussent deviné son but, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la porte, l’attaque devenait plus vive ; puis, si adroit et si vigoureux que fût le jeune homme, le combat, qui durait depuis plus d’un quart d’heure, avait lassé son adresse et épuisé ses forces. Mais, comme il n’y avait plus que deux pas à faire pour atteindre ce port de salut, il fit un dernier appel à son énergie, renversa un de ses adversaires d’un coup de tête, écarta le second d’un coup de poing dans la poitrine, toucha enfin la porte... mais, au moment où il la poussait en arrière, il ne put empêcher la crosse d’un fusil de s’abattre, à plat heureusement, sur son front.
Le coup était violent ; des milliers d’étincelles jaillirent autour des yeux du jeune homme, tandis que son sang battait comme un torrent dans ses artères. Mais, tout aveuglé qu’il était, sa présence d’esprit ne lui échappa point : il bondit en arrière, 598
s’arc-bouta à la porte qu’il referma violemment, jeta, comme il se l’était promis, un louis au portier, que le bruit avait attiré au seuil de sa loge, et, voyant un escalier éclairé par une lanterne, il s’élança rapidement, saisit la rampe, monta en trébuchant une dizaine de marches...
Mais, arrivé là, il lui sembla que les murs de la maison vacillaient, que les marches tremblaient sous lui, que l’escalier s’abîmait, et qu’il roulait dans un précipice.
Par bonheur, il ne faisait que s’évanouir et, en s’évanouissant, se couchait tout doucement sur l’escalier.
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