XXXI
Le Temple
Voici comment les choses s’étaient passées : Lorsqu’un grand événement s’accomplit, comme le 13 vendémiaire, comme le 18
fructidor, cet événement creuse sur le livre de l’Histoire une date indélébile. Tout le monde connaît cette date, et, lorsqu’on prononce ces mots : « 13 vendémiaire » ou « 18 fructidor », chacun sait les suites qu’eut le grand événement consacré par une de ces dates, mais bien peu savent les ressorts secrets qui ont tout préparé pour que cet événement s’accomplît.
Il en résulte que nous nous sommes surtout imposé pour tâche, dans nos romans historiques, ou dans nos histoires romantisées, de dire ce que personne n’avait dit avant nous, et de raconter les choses que nous savons, mais que bien peu de 1204
personnes savent avec nous.
Puisqu’une indiscrétion tout amicale a fait connaître la façon dont nous nous sommes procuré les livres précieux et les sources originales et rares où nous avons puisé, c’est ici le moment de dire ce que nous devons à l’obligeante communication de ces pièces curieuses qu’il est si difficile de faire descendre de leurs rayons. Elles ont été pour nous le flambeau qui nous a conduit à travers les arcanes du 13 vendémiaire et nous n’avons eu qu’à le rallumer pour pénétrer dans ceux du 18 fructidor.
C’est donc avec la certitude de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, que nous pouvons répéter cette phrase, la première de ce chapitre :
Voici comment les choses s’étaient passées : Le 17 au soir, l’adjudant général Ramel, après avoir visité ses postes, était allé prendre les ordres des membres de la commission qui devaient rester en permanence durant toute la nuit. Il assista à la scène où, comme nous l’avons dit, Pichegru, empêché par ses collègues de 1205
prendre les devants, leur prédit ce qui arriverait, et, avec son insouciance habituelle, pouvant fuir et se dérober à la persécution prévue, se laissa aller au courant de sa destinée.
Lorsque Pichegru fut sorti, les autres députés s’affermirent dans la conviction que le Directoire n’oserait rien tenter contre eux, ou que, du moins, si cette tentative avait lieu, elle n’était point instante encore et de quelques jours n’était point à craindre ; il entendit même, avant son départ, quelques-uns des députés, et, entre autres, Émery, Mathieu Dumas, Vaublanc, Tronçon du Coudray et Thibaudeau, s’indigner de cette supposition et de l’espèce de terreur qu’elle jetait dans le public.
L’adjudant général Ramel fut donc congédié sans aucun ordre nouveau ; il lui fut seulement enjoint de faire ce jour-là ce qu’il avait fait la veille et ce qu’il devait faire le lendemain.
En conséquence, il retourna à son quartier et se contenta de s’assurer qu’en cas d’alerte ses grenadiers seraient prêts à prendre les armes.
Deux heures après, c’est-à-dire à une heure du matin, il reçut du ministre de la Guerre l’ordre de 1206
se rendre chez lui.
Il courut à la salle des commissions, où il ne restait qu’un des inspecteurs, nommé Rovère, qu’il trouva couché. Il lui rendit compte de l’ordre qu’il venait de recevoir, le priant d’en mesurer l’importance à l’heure avancée de la nuit.
Ramel ajouta qu’on l’avait fait prévenir que plusieurs colonnes de troupes entraient dans Paris. Mais toutes ces probabilités menaçantes ne purent rien sur Rovère, qui déclara être fort tranquille et avoir d’excellentes raisons de demeurer dans cette tranquillité.
Ramel, en sortant de la salle de la commission, rencontra le commandant du poste de cavalerie, chargé, comme lui, de la garde des Conseils. Ce dernier annonça qu’il avait retiré ses vedettes et fait passer sa troupe au-delà des ponts, ainsi que les deux pièces de canon qui étaient dans la grande cour des Tuileries.
– Comment avez-vous pu faire une pareille chose, lui demanda Ramel, quand je vous avais ordonné tout le contraire ?
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– Mon général, ce n’est pas ma faute, lui répondit-il
; c’est le commandant en chef
Augereau qui a donné cet ordre, et l’officier de cavalerie a refusé positivement de suivre les vôtres.
Ramel rentra, alla de nouveau solliciter Rovère de prévenir ses collègues, lui annonçant ce qui venait de se passer depuis qu’il l’avait vu.
Mais Rovère s’entêta dans sa confiance et lui répondit que tous ces mouvements de troupes ne signifiaient absolument rien, qu’il en avait été prévenu et que plusieurs corps devaient défiler de bonne heure sur les ponts, pour aller manœuvrer.
Ramel pouvait donc être parfaitement tranquille, les rapports de Rovère étaient fidèles, il pouvait compter sur eux et Ramel pouvait, sans aucun inconvénient, se rendre à l’ordre du ministre de la Guerre.
La crainte d’être séparé de sa troupe empêcha Ramel d’obéir. Il se retira chez lui, mais ne se coucha point et resta tout habillé et tout armé.
À trois heures du matin, un ancien garde du 1208
corps avec lequel il avait été très lié à l’armée des Pyrénées, nommé Poinçot, se fit annoncer de la part du général Lemoine et remit à Ramel un billet conçu en ces termes :
Le général Lemoine somme, au nom du Directoire, le commandant des grenadiers du Corps législatif de donner passage par le pont tournant à une colonne de mille cinq cents hommes, chargés d’exécuter les ordres du gouvernement.
– Je suis étonné, dit Ramel, qu’un ancien camarade, qui doit me connaître, se soit chargé de m’intimer un ordre que je ne peux suivre sans me déshonorer.
– Fais comme tu voudras, répondit Poinçot, mais je te préviens que toute résistance sera inutile ; huit cents de tes grenadiers sont déjà enveloppés par quarante pièces de canon.
– Je n’ai d’ordre à recevoir que du Corps législatif, s’écria Ramel.
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Et, s’élançant hors de chez lui, il se mit à courir vers les Tuileries.
Un coup de canon d’alarme partit si près de lui, qu’il le prit pour un signal d’attaque.
Sur la route, il rencontra deux de ses chefs de bataillon, Ponsard et Fléchard, tous deux excellents officiers, dans lesquels il avait toute confiance.
Il rentra aussitôt dans la chambre de la commission, où il trouva les généraux Pichegru et Villot. Il envoya sans tarder des ordonnances chez le général Mathieu Dumas et chez les présidents des deux Conseils, Lafon-Ladébat, président du Conseil des Anciens, et Siméon, président du Conseil des Cinq-Cents. Il fit aussi prévenir les députés dont les logements lui étaient connus pour être voisins des Tuileries.
Ce fut en ce moment que, la grille du pont tournant étant forcée, les divisions d’Augereau et de Lemoine se réunirent ; le jardin fut rempli des soldats des deux armées ; on braqua une batterie sur la salle du Conseil des Anciens, toutes les avenues furent fermées, tous les postes furent 1210
doublés et masqués par des forces supérieures.
Nous avons dit comment la porte s’ouvrit, comment un flot de soldats entra dans la salle des commissions, ayant Augereau à sa tête, et comment, personne n’osant porter la main sur Pichegru, Augereau commit ce sacrilège, terrassant et faisant lier celui qui avait été son général
; enfin, nous avons dit comment,
Pichegru pris, aucune résistance n’avait été opposée, de sorte que l’ordre fut donné de conduire tous les prisonniers au Temple.
Les trois directeurs veillaient, assistés du ministre de la Police, qui, après avoir fait coller ses affiches, était venu les retrouver.
Le ministre de la Police était d’avis de faire fusiller à l’instant même les prisonniers dans le jardin du Luxembourg, sous le prétexte qu’ils avaient été pris les armes à la main.
Rewbell se rangea de son avis ; le doux Larevellière-Lépeaux, cet homme de paix qui toujours avait été pour les mesures de miséricorde, fut prêt à donner l’ordre fatal, quitte à dire comme Cicéron, de Lentulus et de 1211
Cethégus : « Ils ont vécu. »
Barras seul, et c’est une justice à lui rendre, s’opposa de toutes ses forces à cette mesure, disant qu’à moins qu’on ne le tînt en prison pendant cette exécution, il se jetterait entre les victimes et les balles.
Enfin, un député nommé Guillemardet, qui s’était fait l’ami des directeurs en adoptant leur parti, proposa, pour en finir, la déportation à Cayenne.
Cet amendement fut voté et adopté
d’enthousiasme.
Le ministre de la Police crut devoir à Barthélemy cet égard de le conduire lui-même au Temple.
Nous avons dit que son domestique Letellier avait demandé à le suivre. On s’y était opposé d’abord, puis on lui avait accordé sa demande.
– Quel est cet homme ? demanda Augereau, qui ne le reconnaissait pas pour un déporté.
– C’est mon ami, répondit Barthélemy. Il a demandé à me suivre, et...
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– Bon ! dit Augereau en l’interrompant, quand il saura où tu vas, il ne sera pas si pressé.
– Je te demande pardon, citoyen général, répondit Letellier, partout où ira mon maître, j’irai avec lui.
– Même à l’échafaud ? demanda Augereau.
– À l’échafaud surtout, répondit celui-ci.
À force d’instances et de prières, les portes de la prison furent ouvertes aux femmes des déportés.
Chaque pas qu’elles faisaient dans ces cours où avait tant souffert une reine de France, devenait un nouveau supplice pour elles. Des soldats ivres les insultaient à chaque pas.
– Vous venez pour ces gueux-là ? disaient-ils en montrant les prisonniers. Pressez-vous de leur dire adieu aujourd’hui, car ils seront fusillés demain.
Pichegru, nous l’avons déjà dit, n’était point marié. En venant à Paris, il n’avait pas voulu déplacer la pauvre Rose, à laquelle nous l’avons vu envoyer, sur ses économies, un parapluie qui 1213
fut si joyeusement reçu. En voyant venir les femmes de ses collègues, il s’avança vers elles et prit entre ses bras le petit Delarue qui pleurait.
– Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? lui dit Pichegru les larmes aux yeux et en l’embrassant.
– Parce que, répondit l’enfant, de méchants soldats ont arrêté mon petit père.
– Tu as bien raison, pauvre petit, repartit Pichegru en jetant sur ceux qui le regardaient un regard de mépris ; ce sont de méchants soldats !
de bons soldats ne se seraient pas faits bourreaux.
Le même jour, Augereau écrivait au général Bonaparte :
Enfin, mon général, ma mission est accomplie et les promesses de l’armée d’Italie ont été acquittées cette nuit.
Le Directoire s’est déterminé à un coup de vigueur ; le moment était encore incertain, les préparatifs encore incomplets, la crainte d’être prévenu a précipité les mesures. À minuit, j’ai envoyé l’ordre à toutes les troupes de se mettre 1214
en marche vers des points désignés. Avant le jour, tous les points et toutes les principales places étaient occupés avec du canon ; à la pointe du jour, les salles des Conseils étaient cernées, les gardes du Directoire fraternisaient avec nos troupes, et les membres dont je vous envoie la liste ont été arrêtés et conduits au Temple.
On est à la poursuite d’un plus grand nombre.
Carnot a disparu.
Paris est calme, émerveillé d’une crise qui s’annonçait terrible et qui s’est passée comme une fête.
Le patriote robuste des faubourgs proclame le salut de la République et les collets noirs sont sous terre.
Maintenant, c’est à la sage énergie du Directoire et des patriotes des deux Conseils à faire le reste.
Le local des séances est changé, et les premières opérations promettent le bien. Cet événement est un grand pas vers la paix ; c’est à 1215
vous de franchir l’espace qui nous en tient encore éloignés.
N’oubliez pas la lettre de change de vingt-cinq mille francs, c’est urgent.
Augereau.
Suivait la liste, contenant soixante-quatorze noms.
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