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La promenade de Schneider
À peine Charles et les hommes qui le conduisaient étaient-ils passés, que la porte d’Euloge Schneider s’ouvrit, et que le commissaire extraordinaire de la République parut sur le seuil, jeta un coup d’œil de tendresse sur l’instrument de mort, proprement démonté et couché dans sa charrette, fit un petit signe d’amitié à maître Nicolas, et monta dans la voiture vide.
Là, restant un instant debout :
– Et toi ? demanda-t-il à maître Nicolas.
Celui-ci lui montra une espèce de cabriolet qui se hâtait avec deux hommes.
Ces deux hommes étaient ses deux aides ; ce cabriolet, sa voiture à lui.
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On était au complet : l’accusateur, la guillotine et le bourreau.
Le cortège se mit en marche à travers les rues qui conduisaient à la Porte de Kehl, à laquelle aboutit le chemin de Plobsheim.
Partout où il passait, on sentait passer en même temps la terreur aux ailes glacées. Les gens qui étaient sur leur porte rentraient chez eux ; ceux qui passaient se collaient contre les murailles en désirant de disparaître au travers.
Quelques fanatiques seulement agitaient leurs chapeaux et criaient : « Vive la guillotine ! »
c’est-à-dire « Vive la mort ! » mais, il faut le dire en l’honneur de l’humanité, ceux-là étaient rares.
À la porte attendait l’escorte habituelle de Schneider : huit hussards de la Mort.
Dans chaque village que Schneider trouvait sur sa route, il faisait une halte, et la terreur se répandait. Aussitôt que le lugubre cortège était arrêté sur la place, Schneider faisait annoncer qu’il était prêt à écouter les dénonciations qui lui seraient faites. Il écoutait ces dénonciations, interrogeait le maire et les conseillers municipaux 161
tremblants, ordonnait les arrestations et laissait derrière lui le village triste et désolé, comme s’il venait d’être visité par la fièvre jaune ou la peste noire.
Le village d’Eschau était un peu en dehors et sur la droite du chemin.
Il espérait donc être sauvegardé du terrible passage. Il n’en fut rien.
Schneider s’engagea dans un chemin de traverse défoncé par les pluies, d’où se tirèrent facilement sa voiture et celle de maître Nicolas, grâce à leur légèreté ; mais la charrette qui portait la rouge machine y resta embourbée.
Schneider envoya quatre hussards de la Mort chercher des hommes et des chevaux.
Les chevaux et les hommes tardèrent un peu ; l’enthousiasme pour cette funèbre besogne n’était pas grand. Schneider était furieux ; il menaçait de rester en permanence à Eschau et de guillotiner tout le village.
Et il l’eût fait, si la chose lui eût convenu, tant était suprême l’omnipotence de ces terribles 162
dictateurs.
Cela explique les massacres de Collot d’Herbois à Lyon, et de Carrier à Nantes ; le vertige du sang leur montait à la tête, comme, dix-huit cents ans auparavant, à celle des Néron, des Commode et des Domitien.
On finit, à force d’hommes et de chevaux, par tirer la charrette de son ornière, et l’on entra dans le village.
Le maire, l’adjoint et le Conseil municipal attendaient, pour haranguer Schneider, à l’extrémité de la rue.
Schneider les fit entourer par ses hussards de la Mort, sans vouloir écouter un mot de ce qu’ils avaient à lui dire.
C’était jour de marché. Il s’arrêta sur la grande place, fit dresser l’échafaud aux yeux terrifiés de la population.
Puis il donna l’ordre d’attacher le maire à l’un des poteaux de la guillotine et l’adjoint à l’autre, tandis que tout le Conseil municipal se tiendrait debout sur la plateforme.
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Il avait inventé cette sorte de pilori pour tous ceux qui, à son avis, n’avaient pas mérité la mort.
Il était midi, l’heure du dîner. Il entra dans une auberge qui se trouvait en face de l’échafaud, fit mettre sa table sur le balcon et, gardé par quatre hussards de la Mort, il se fit servir son repas.
Au dessert, il se leva, haussa son verre au-dessus de sa tête, et cria :
–
Vive la République et à mort les
aristocrates !
Et, quand tous les spectateurs eurent répété son cri, même ceux qui le regardaient avec crainte du haut de l’échafaud, ne sachant pas ce qu’il allait ordonner d’eux :
– C’est bien, dit-il, je vous pardonne.
Et il fit détacher le maire et l’adjoint, et il permit au corps municipal de descendre, leur ordonna d’aider, pour donner un exemple d’égalité et de fraternité, le bourreau et ses aides à démonter la guillotine et à la charger sur la charrette, puis il se fit triomphalement reconduire par eux jusqu’à l’autre extrémité du village.
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On arriva à Plobsheim vers trois heures de l’après-midi. À la première maison, Schneider demanda la demeure du comte de Brumpt.
On la lui enseigna.
Il demeurait dans la rue du Rhin, la plus belle et la plus large de la ville ; Schneider, en passant devant la maison, ordonna d’y dresser la guillotine, puis il laissa quatre hussards à la garde de l’échafaud et emmena les quatre autres avec lui.
Il s’arrêta à l’Hôtel du Bonnet-Phrygien, autrefois l’Hôtel de la Croix-Blanche.
De là, il écrivit :
« Au citoyen Brumpt, à la prison de ville.
« Sur ta parole d’honneur, par écrit, de ne pas chercher à fuir, tu es libre.
« Seulement, tu m’inviteras à dîner demain à midi, attendu que j’ai à causer avec toi d’affaires importantes.
« EULOGE SCHNEIDER. »
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Et, par un des hussards, il envoya cette lettre au comte de Brumpt. Dix minutes après, le hussard rapportait cette réponse :
« Je donne ma parole au citoyen Schneider de rentrer chez moi, et de ne point en sortir qu’il ne m’en ait donné l’autorisation.
« J’aurai grand plaisir à le recevoir à dîner demain, à l’heure qu’il m’indique.
« BRUMPT. »
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