VIII
Les belles filles de Nazareth
Il traversa pendant une lieue à peu près cette splendide plaine d’Esdrelon, la plus vaste et la plus célèbre de la Palestine après celle du Jourdain. Autrefois, elle s’appelait le paradis et le grenier de la Syrie, la plaine de Jesraël, la campagne d’Esdrela, la plaine de Majeddo ; sous tous ces noms, elle est célèbre dans la Bible. Elle a vu la défaite des Madianites et des Amalécites par Gédéon. Elle a vu Saül, campant près de la fontaine de Jesraël pour combattre les Philistins, rassemblés à Aphec. Elle a vu Saül, vaincu, se jeter sur son épée et ses trois fils périr avec lui.
C’est dans cette plaine que le pauvre Naboth avait sa vigne près du palais d’Achab, et que l’impie Jézabel le fit lapider comme blasphémateur, afin de s’emparer de son héritage.
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C’est là que Joram eut le cœur percé d’une flèche lancée par Jéhu. C’est enfin à peu près à la place où les deux jeunes gens avaient déjeuné que Jézabel fut, par ordre de Jéhu, précipitée d’une fenêtre, et que son corps fut dévoré par les chiens.
Au Moyen Âge, cette plaine, qui vit tant de choses, était la plaine de Sabas. Aujourd’hui, elle s’appelle Merdj ibn Amer, c’est-à-dire « pâturage du fils d’Amer ». Elle s’étend sur une largeur d’environ cinq lieues entre les montagnes de Gelboë et celles de Nazareth. À son extrémité s’élève le Mont-Tabor, vers lequel galopaient les trois cavaliers, sans songer un instant à la célébrité des lieux qu’ils foulaient aux pieds de leurs chevaux.
Le Mont-Tabor est accessible de tous côtés, et surtout du côté de Fouli, où ils l’abordèrent.
Ils furent obligés de gravir jusqu’au sommet –
tâche facile, du reste, pour les chevaux arabes –
avant que leur vue pût s’étendre au-dessus des deux collines qui, à une hauteur moyenne, leur masquaient la vue du Jourdain et du lac de 1358
Tibériade.
Mais, au fur et à mesure qu’ils montaient, l’horizon s’élargissait autour d’eux. Bientôt ils découvrirent, comme une immense nappe d’azur, encadrée dans du sable d’or, d’un côté, et dans des collines d’une verdure fauve, de l’autre, le lac de Tibériade, relié à la mer Morte par le Jourdain, qui s’étend à travers la plaine nue comme un ruban jaune éclatant au soleil. Leurs yeux furent bientôt fixés de ce côté par la vue de toute l’armée du pacha de Damas, qui suivait la rive orientale du lac, et qui traversait le Jourdain au pont d’Iacoub. Toute l’avant-garde avait déjà disparu entre le lac et la montagne de Tibériade.
Il était évident qu’elle se dirigeait vers le village.
Il était impossible aux trois jeunes gens de supputer, même approximativement, cette multitude. Les cavaliers, à eux seuls, marchant avec cette fantaisie des Orientaux, couvraient des lieues de terrain. Quoique à la distance de quatre lieues on voyait resplendir les armes, et il sortait comme des éclairs d’or de la poussière que les cavaliers soulevaient sous les pieds de leurs 1359
chevaux.
Il était à peu près trois heures de l’après-midi.
Il n’y avait pas de temps à perdre ; le cheik d’Aher et Azib, en faisant faire une halte d’une heure ou deux à leurs chevaux près du fleuve Kison, pouvaient arriver, vers la fin de la nuit ou au point du jour, au camp de Bonaparte et le prévenir.
Quant à Roland, il se chargeait d’aller à Nazareth et de mettre sur ses gardes Junot, près duquel il comptait combattre pour avoir plus de liberté d’action.
Les trois jeunes gens redescendirent rapidement le Tabor ; puis, au pied de la montagne, ils se séparèrent : les deux Arabes reprenant la plaine d’Esdrelon dans toute sa longueur, Roland piquant droit sur Nazareth, dont il avait vu, du haut du Tabor, les maisons blanches couchées comme un nid de colombes au milieu de la sombre verdure de la montagne.
Quiconque a visité Nazareth sait par quels abominables chemins on y arrive ; tantôt à droite, 1360
tantôt à gauche, la route est bordée de précipices, et des fleurs charmantes qui poussent partout où un peu de terre permet à leurs racines de germer, embellissent le sentier, mais ne le rendent pas moins dangereux : ce sont des lis blancs, des narcisses jaunes, des crocus bleus et roses d’une fraîcheur et d’une suavité dont on ne peut se faire une idée. Nezer, d’ailleurs, qui est l’étymologie de Nazareth, ne veut-il pas dire fleur en hébreu ?
Roland vit et revit, grâce aux détours du chemin, trois ou quatre fois Nazareth avant d’y arriver. À dix minutes de chemin des premières maisons, il rencontra un poste de grenadiers de la 12e demi-brigade. Il se fit reconnaître et s’informa si le général était à Nazareth ou dans les environs.
Le général était à Nazareth, et il n’y avait pas un quart d’heure qu’il était venu visiter les avant-postes.
Force fut à Roland de mettre son cheval au pas. La noble bête venait de faire dix-huit à vingt lieues sans autre repos que celui qui lui avait été donné à l’heure du déjeuner ; mais, comme il 1361
était sûr de trouver maintenant le général, il n’avait nullement besoin de forcer son cheval.
Aux premières maisons de Nazareth, Roland trouva un poste de dragons commandé par un de ses amis, le chef de brigade Desnoyers. Il confia son cheval à un soldat, et demanda où était logé le général Junot.
Il pouvait être cinq heures et demie du soir.
Le chef de brigade Desnoyers consulta le soleil près de disparaître derrière les montagnes de Naplouse, et répondit en riant :
– C’est l’heure où les femmes de Nazareth vont puiser de l’eau ; le général Junot doit être sur le chemin de la fontaine.
Roland haussa les épaules ; sans doute pensat-il que la place d’un général était partout ailleurs et qu’il avait d’autres revues à passer que celle des belles filles de Nazareth. Il n’en suivit pas moins les indications données et arriva à l’autre bout du village.
La fontaine est située à dix minutes à peu près de la dernière maison ; l’avenue qui y conduit est 1362
bordée de chaque côté d’immenses cactus, qui forment comme une muraille. À cent pas de la fontaine et suivant, en effet, des yeux les femmes qui y allaient ou qui en venaient, Roland aperçut le général et ses deux aides de camp.
Junot le reconnut pour l’officier d’ordonnance de Bonaparte. On savait l’amitié que le général en chef lui portait, et c’eût été une raison pour que tout le monde lui voulût du bien ; mais sa courtoise familiarité et son courage proverbial dans l’armée lui eussent fait des amis, lors même qu’il n’eût eu qu’une part moindre à la bienveillance du commandant. Junot vint à lui, la main ouverte.
Roland, rigide observateur des convenances, le salua en inférieur, car il ne craignait rien tant que de laisser croire qu’il attribuât à son mérite les bontés que le général en chef avait pour lui.
– Nous apportez-vous de bonnes nouvelles, mon cher Roland ? lui demanda Junot.
– Oui, général, répondit Roland, puisque je viens vous annoncer l’ennemi.
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– Ma foi, dit Junot, après la vue de ces belles filles, qui portent toutes leurs cruches comme de véritables princesses Nausicaa, je ne connais rien de plus agréable que la vue de l’ennemi.
Regardez donc, mon cher Roland, comme ces drôlesses ont l’air superbe, et si on ne dirait pas autant de déesses antiques !... Et pour quand l’ennemi ?
– Pour quand vous voudrez, général, attendu qu’il n’est guère qu’à cinq ou six lieues d’ici.
–
Savez-vous ce qu’elles vous répondent, quand on leur dit qu’elles sont belles ? « C’est la vierge Marie qui le veut ainsi. » Et, en effet, c’est la première fois, depuis que nous sommes entrés en Syrie, que nous apercevons de jolies femmes...
Ainsi vous l’avez vu, l’ennemi ?
– De mes yeux vu, général.
– D’où vient-il ? Où va-t-il ? Que nous veut-il ?
– Il vient de Damas, il voudrait nous battre, à ce que je pense ; il va à Saint-Jean-d’Acre, si je ne me trompe, pour en faire lever le siège.
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– Rien que cela ? Oh ! nous nous mettrons en travers. Restez-vous avec nous ou retournez-vous près de Bonaparte ?
– Je reste avec vous, général ; j’ai une envie énorme de me couper la gorge avec tous ces gaillards-là. Nous nous ennuyons à mourir au siège. À part deux ou trois sorties que Djezzar pacha a eu la bêtise de faire, pas la moindre distraction.
– Eh bien ! dit Junot, je vous en promets pour demain, de la distraction. À propos, j’ai oublié de vous demander combien ils étaient.
– Ah ! mon cher général, je vous répondrai comme vous répondrait un Arabe : « Autant vaudrait compter les sables de la mer ! » Ils doivent être au moins dans les vingt-cinq ou trente mille.
Junot se gratta le front.
– Diable ! dit-il, il n’y a pas grand-chose à faire avec ce que j’ai d’hommes sous mes ordres.
– Et combien en avez-vous ? demanda Roland.
– Juste cent hommes de plus que les trois 1365
cents Spartiates. Mais, au fait, on peut faire ce qu’ils ont fait, et ce ne serait déjà pas si mal. Au reste, il sera temps de songer à tout cela demain matin. Voulez-vous voir les curiosités de la ville, ou voulez-vous souper ?
– En effet, dit Roland, nous sommes ici à Nazareth, et les légendes ne doivent pas manquer.
Mais pour le moment, je ne vous cacherai pas, général, que j’ai l’estomac plus impatient que les yeux. J’ai déjeuné ce matin près de Kison avec un biscuit de matelot et une douzaine de dattes, je vous avoue que j’ai faim et soif.
– Si vous voulez me faire le plaisir de souper avec moi, nous tâcherons de calmer votre appétit.
Quant à votre soif, vous ne trouverez jamais plus belle occasion de l’étancher.
Puis, s’adressant à une jeune fille qui passait devant lui :
– De l’eau ! lui demanda-t-il en arabe. Ton frère a soif.
Et il indiquait Roland à la jeune fille.
Elle s’approcha, grande et sévère, avec sa 1366
tunique aux longues manches tombantes, qui laissaient les bras nus, et, courbant la cruche qu’elle portait sur son épaule droite jusqu’à la hauteur de son poignet gauche, elle offrit, par un geste plein de grâce, l’eau qu’elle portait à Roland.
Roland but longuement, non point parce que la porteuse était belle, mais parce que l’eau était fraîche.
– Mon frère a-t-il bu suffisamment ? demanda la jeune fille.
– Oui, dit Roland, dans la même langue, et ton frère te remercie.
La jeune fille salua de la tête, redressa sa cruche sur son épaule, et reprit son chemin vers le village.
– Savez-vous que vous parlez l’arabe tout couramment ? dit en riant Junot au jeune homme.
– Est-ce que je n’ai pas été un mois blessé et prisonnier de ces brigands-là, dit Roland, lors de l’insurrection du Caire
? Il m’a bien fallu
apprendre un peu d’arabe malgré moi. Et, depuis 1367
que le général en chef s’est aperçu que je baragouine la langue du prophète, il a la rage en toute occasion de me prendre pour interprète.
– Parole d’honneur ! dit Junot, si je croyais au même prix et au bout d’un mois savoir l’arabe comme vous le savez, je me ferais blesser et prendre demain.
– Eh bien ! général, répondit Roland, en riant d’un rire strident et nerveux qui lui était particulier, si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’apprendre une autre langue et surtout d’une autre façon ! Allons souper, général.
Et Roland reprit le chemin du village, sans même jeter un dernier coup d’œil sur ces belles Nazaréennes que le général Junot et ses aides de camp s’arrêtaient à tout moment pour regarder.
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