VI
Trois chefs
Le même soir, la section Le Peletier s’établit en son comité central, s’assura de la coopération des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, du Théâtre-Français, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple.
Puis elle sillonna les rues de Paris de groupes de muscadins (muscadin est le synonyme d’incroyable, dans une expression plus étendue), groupes qui allaient criant :
– À bas les deux tiers !
De son côté, la Convention réunit tout ce qu’elle put de soldats au camp des Sablons, cinq ou six mille hommes à peu près, et les plaça sous le commandement du général Menou, qui, en 1792, avait été mis à la tête du second camp 572
formé près de Paris, puis envoyé en Vendée, où il avait été battu.
Recommandé par cet antécédent, il avait, au 2
prairial, été nommé général de l’intérieur et avait sauvé la Convention.
Quelques groupes de jeunes gens criant : « À
bas les deux tiers ! » rencontrèrent les patrouilles de Menou, et, au lieu de se disperser lorsque la sommation leur en fut faite, ils répondirent à cette sommation par des coups de pistolet ; les soldats répondirent aux coups de pistolet par des coups de fusil ; le sang coula.
Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant cette même soirée du 10 vendémiaire, le jeune président de la section Le Peletier, qui siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, lequel s’élevait à cette époque juste à l’endroit où est bâtie la Bourse, remit la présidence de l’assemblée à son vice-président, et, sautant dans une voiture qu’il rencontra au coin de la rue Notre-Dame-des-Victoires, il se fit conduire dans une grande maison de la rue des Postes, appartenant aux jésuites.
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Toutes les fenêtres de la maison étaient fermées, et pas un rayon de lumière ne filtrait au-dehors.
Le jeune homme fit arrêter sa voiture devant la grande porte, paya le cocher ; puis, quand la voiture eut tourné le coin de la rue de Puits-qui-parle, et qu’il eut entendu le bruit décroissant des roues, il fit quelques pas encore, dépassa la façade de la maison, et, voyant la rue bien solitaire, il frappa d’une façon particulière à une petite porte de jardin, laquelle s’ouvrit assez vite pour faire comprendre qu’il y avait derrière elle une personne chargée de veiller à ce que les visiteurs n’attendissent point.
– Moïse ! dit l’affilié chargé d’ouvrir la porte.
– Manou ! répondit le nouvel arrivant.
Moyennant cette réponse du législateur des Indous au législateur des Hébreux, la porte se referma, et le passage fut livré au jeune président de la section Le Peletier. Celui-ci contourna la maison.
Les fenêtres étaient aussi exactement fermées 574
sur le jardin que sur la rue ; seulement, la porte du perron était ouverte, mais gardée par un second affilié. À celui-là, ce fut le nouvel arrivant qui le premier dit :
– Moïse !
Et ce fut à lui qu’on riposta par le nom de Manou.
Le gardien de la porte s’effaça pour laisser passer le jeune président, qui, n’étant plus arrêté par aucun obstacle, alla droit à une troisième porte qu’il ouvrit et qui lui donna entrée dans la chambre où se tenaient ceux à qui il avait affaire.
C’étaient les présidents des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple, qui venaient annoncer qu’ils étaient prêts à suivre la fortune de la section mère et à se mettre en rébellion avec elle.
À peine le nouvel arrivant eut-il ouvert la porte, qu’un homme de quarante-cinq ans à peu près, en costume de général, vint à lui et lui tendit la main.
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C’était le citoyen Auguste Danican, qui venait d’être nommé général en chef des sections. Il avait servi dans la Vendée contre les Vendéens ; mais, soupçonné de connivence avec Georges Cadoudal, il avait été rappelé, avait échappé par miracle à la guillotine, grâce au 9 thermidor, et venait de prendre place dans les rangs de la Contre-Révolution.
Les sections avaient d’abord songé à nommer le jeune président de la section Le Peletier, fort recommandé par l’agence royaliste de Lemaistre, et que l’on avait fait venir trois ou quatre jours auparavant de Besançon. Mais celui-ci, ayant appris que des ouvertures avaient été faites à Danican, et qu’on se ferait un ennemi de cet homme puissant parmi les sections, si on lui enlevait le commandement promis, déclara qu’il se contentait de la seconde place, et même de la troisième, à la condition qu’on le mettrait à même de prendre une part aussi active que possible au combat, qui, un jour ou l’autre, ne pouvait manquer d’avoir lieu.
Danican, pour venir causer avec lui, avait 576
quitté un homme de petite taille, à la figure basse, à la bouche tordue, à l’œil sinistre. C’était Fréron, Fréron, répudié par la Montagne qui l’avait abandonné aux acres morsures de Moïse Bayle, Fréron, républicain enragé d’abord, mais repoussé avec dégoût par les girondins, qui l’abandonnèrent aux imprécations foudroyantes d’Isnard, Fréron qui, dépouillé de son faux patriotisme, demeuré tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, avait eu besoin de se retrancher derrière la bannière d’une faction, et qui alors s’était donné au parti royaliste, lequel, comme tous les partis perdus, était peu difficile sur le choix de ceux qu’il recrutait.
Nous avons vu beaucoup de révolutions, et pas un de nous n’est capable d’expliquer certaines antipathies qui, dans les temps de troubles, poursuivent tels ou tels hommes politiques, comme aussi certaines alliances tellement illogiques que l’on ne parvient pas à les comprendre.
Fréron n’était rien, ne s’était distingué en rien
; il n’avait ni esprit, ni caractère, ni 577
considération politique
; comme journaliste,
c’était un de ces journaliers littéraires qui travaillent pour le pain quotidien, vendant au premier venu les débris de l’honneur et de la réputation paternels.
Envoyé comme représentant du peuple en province, il était revenu de Marseille et de Toulon, couvert de sang royaliste.
Eh bien ! expliquez cela.
Fréron se trouva tout à coup à la tête d’un parti puissant de jeunesse, d’énergie, de vengeance, brûlant de ces passions du temps qui, au milieu du silence des lois, mènent à tout, excepté à ce que l’honnête homme vous donne la main.
Fréron venait de raconter avec beaucoup d’emphase ce que faisaient ces jeunes gens qui, à cette heure, comme nous l’avons dit, échangeaient des coups de feu avec les soldats de Menou.
Le jeune président, au contraire, raconta avec une extrême simplicité ce qui s’était passé à la Convention, et déclara qu’il n’y avait plus à 578
reculer.
La guerre était ouverte entre les représentants et les sectionnaires.
La victoire resterait incontestablement, à cette heure, à ceux-là qui seraient le plus tôt prêts au combat.
Si pressante que fût la situation, Danican fit observer que l’on ne pouvait rien arrêter sans Lemaistre et la personne avec laquelle il était sorti.
À peine avait-il achevé, que le chef de l’agence royaliste rentra suivi d’un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la figure ronde et franche, aux cheveux blonds et crépus, couvrant presque entièrement le front, aux yeux bleus à fleur de tête, au cou rentré dans les épaules, à la poitrine large, aux membres herculéens.
Il était vêtu du costume des riches paysans du Morbihan.
Seulement, un galon d’or, large d’un doigt, bordait le collet et les boutonnières de son habit, ainsi que les extrémités de son chapeau.
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Le jeune président s’avança au-devant de lui.
Le chouan, de son côté, lui tendit la main.
Il était évident que les deux conspirateurs savaient devoir se rencontrer, et, sans se connaître, se devinaient.
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