VII
Les Éclaireurs
Pendant cette nuit où Bonaparte avait réuni son état-major, non pas pour un conseil de guerre, non pas pour un plan de bataille, mais en comité littéraire et historique, plusieurs messagers arrivèrent au cheik d’Aher, qui lui apprirent qu’une armée, sous les ordres du pacha de Damas, s’apprêtait à passer le Jourdain, pour venir faire lever à Bonaparte le siège de Saint-Jean-d’Acre.
Cette armée, forte de vingt-cinq mille hommes à peu près, disaient les rapports toujours exagérés des Arabes, traînait avec elle un bagage immense, et devait passer le Jourdain au pont de Jacob.
D’un autre côté, les agents de Djezzar avaient parcouru tout le littoral de Saïd, et ses contingents s’étaient joints à ceux d’Alep et de 1344
Damas avec d’autant plus de sécurité, que les envoyés du pacha avaient fait courir partout le bruit que les Français n’étaient plus qu’une poignée d’hommes, qu’ils n’avaient point d’artillerie, et qu’il suffirait au pacha de Damas de se montrer et de se réunir à lui pour exterminer Bonaparte et son armée.
Bonaparte, à ces nouvelles, jeta loin de lui un volume de Plutarque qu’il tenait, appela Vial, Junot et Murat ; envoya Vial au nord, pour prendre possession de Sour, l’ancienne Tyr ; envoya Murat au nord-est, pour s’assurer du fort de Zaphet, et Junot vers le sud, avec ordre de s’emparer de Nazareth, et, de ce village situé sur une hauteur, d’observer tout le pays environnant.
Vial traversa les montagnes du cap blanc et arriva le 3 avril en vue de la ville de Sour.
Du haut d’une colline, le général français put voir ses habitants effrayés quitter la ville en courant et en donnant des marques de la plus grande terreur. Il entra dans la ville sans combattre, promit aux habitants qui y étaient restés paix et protection, les rassura, les 1345
détermina à aller dans le voisinage chercher ceux qui s’étaient enfuis, et, au bout de deux ou trois jours, il avait eu la joie de les voir rentrer tous dans leurs foyers.
Vial était de retour sous Saint-Jean-d’Acre le 6
avril, après avoir laissé à Sour une garnison de deux cents hommes.
Murat avait été aussi heureux que Vial dans son expédition. Il était parvenu jusqu’au fort de Zaphet, d’où quelques coups de canon étaient parvenus à chasser la moitié de la garnison.
L’autre moitié, qui était composée de Maugrabins, avait offert à Murat de se mettre sous ses ordres ; il avait, de là, gagné le Jourdain, avait reconnu toute sa rive droite, jeté un regard sur le lac de Tibériade, et, laissant une garnison française dans le fort largement approvisionné, il était de retour au camp le 6 avril, avec ses Maugrabins.
Junot s’était emparé de Nazareth, patrie de Notre-Seigneur, et là, il avait campé, moitié dans le village, moitié dehors, attendant de nouveaux ordres de Bonaparte, qui lui avait dit de ne point 1346
revenir qu’il ne le rappelât.
Mais Murat avait eu beau essayer de rassurer le général en chef, ses pressentiments et surtout les instances du cheik d’Aher, ne lui laissaient point de repos à l’endroit de cette armée invisible qu’on disait marcher contre lui. Aussi accepta-t-il la proposition que lui fit le cheik de l’envoyer en éclaireur du côté du lac de Tibériade.
Seulement, Roland, qui s’ennuyait au camp, où, sous les yeux de Bonaparte, il ne pouvait pas risquer sa vie comme il l’entendait, demanda d’accompagner le cheik d’Aher dans son exploration.
Le soir même ils partirent, profitant de la fraîcheur et de l’ombre de la nuit pour gagner les plaines d’Esdrelon, qui leur offraient un double refuge, à droite dans les montagnes de Naplouse, à gauche dans celles de Nazareth.
« Le 7 avril 1799, le promontoire sur lequel est bâtie Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs, apparaissait enveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres que l’était le Mont-Sinaï le jour où le Seigneur dans le buisson ardent donna la loi à 1347
Moïse.
»
D’où venaient ces détonations qui
ébranlaient la côte de Syrie comme un tremblement de terre ? D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfe du Carmel d’un nuage aussi épais que si la montagne d’Élie était changée en volcan ? »
Ainsi avons-nous commencé le premier chapitre de ce nouveau récit. Les autres n’ont servi qu’à expliquer ce qui avait précédé cette campagne de Syrie, huitième et probablement dernière croisade.
Bonaparte, en effet, donnait son second assaut ; et il avait profité du retour de Murat et de Vial pour tenter cette fois encore la fortune.
Il était dans la tranchée à cent pas à peine des remparts ; il avait près de lui le général Caffarelli, avec lequel il causait.
Le général Caffarelli avait le poing sur la hanche, pour faire équilibre à la gêne que lui causait sa jambe de bois. L’angle seul de son coude dépassait la tranchée.
1348
La corne du chapeau de Bonaparte était en vue, une balle le lui enleva de dessus la tête.
Il se baissa pour ramasser son chapeau ; en se baissant, il vit la position du général, et s’approchant de lui :
– Général, lui dit-il, nous avons affaire à des Arnautes et à des Albanais, excellents tireurs, comme mon chapeau en est une preuve. Prenez garde qu’il n’en arrive autant à votre bras qu’à mon chapeau.
Caffarelli fit un mouvement de dédain.
Le brave général avait laissé une de ses jambes au bord du Rhin, et paraissait s’inquiéter peu de laisser quelque partie de son corps que ce fût au bord de la Kerdaneah.
Il ne bougea point.
Une minute après, Bonaparte le vit tressaillir ; il se retourna, son bras inerte pendait à côté de lui. Une balle l’avait atteint au coude et lui avait brisé l’articulation. En même temps, il leva les yeux et vit, à dix pas de là, Croisier debout sur la tranchée. C’était une bravade inutile. Aussi 1349
Bonaparte cria-t-il :
– Descendez, Croisier ! vous n’avez rien à faire là, descendez, je le veux !
– Est-ce que vous n’avez pas dit tout haut, un jour, que j’étais un lâche ? lui cria le jeune homme.
– J’ai eu tort, Croisier, répondit le général en chef ; mais vous m’avez prouvé depuis que je me trompais ; descendez.
Croisier fit un mouvement pour obéir, mais il ne descendit point, il tomba.
Une balle vint lui briser la cuisse.
– Larrey ! Larrey ! s’écria Bonaparte avec impatience et en frappant du pied. Tenez ! venez ici, il y a de la besogne pour vous.
Larrey s’approcha. On coucha Croisier sur des fusils ; quant à Caffarelli, il s’éloigna appuyé au bras du chirurgien en chef.
Laissons l’assaut, commençant sous d’aussi tristes auspices, suivre son cours, et jetons les yeux vers la belle plaine d’Esdrelon, toute couverte de fleurs et vers la rivière de Kison, dont 1350
une longue ligne de lauriers-roses marque le cours.
Sur le bord de cette rivière, deux cavaliers cheminent insoucieusement.
L’un, revêtu de l’uniforme vert des chasseurs à cheval, le sabre au côté, le chapeau à trois cornes sur la tête, se faisait de l’air avec un mouchoir parfumé comme il eût pu faire avec un éventail.
La cocarde tricolore qu’il portait à son chapeau indiquait qu’il appartenait à l’armée française.
L’autre portait une calotte rouge serrée autour de sa tête avec une corde de poil de chameau.
Une coiffure aux éclatantes couleurs descendait de sa tête sur ses épaules. Il était complètement enveloppé d’un burnous de cachemire blanc, qui, en s’ouvrant, laissait voir un riche cafetan oriental de velours vert brodé d’or. Il avait une ceinture de soie nuancée de mille couleurs, s’harmonisant entre elles avec ce goût merveilleux qu’on ne retrouve que dans les étoffes d’Orient. Dans cette ceinture étaient 1351
passés du même côté deux pistolets à crosse de vermeil, travaillées comme la plus fine dentelle.
Le sabre seul était de fabrique française. Il avait de larges pantalons de satin rouge perdus dans des bottes vertes brodées comme son cafetan et en velours comme lui. En outre, il portait à la main une longue et fine lance, légère comme un roseau, solide comme une tige de fer, ornée à son extrémité d’un bouquet de plumes d’autruche.
Les deux jeunes gens s’arrêtèrent dans un des coudes de la rivière, à l’ombre d’un petit bois de palmiers, et, là, tout en riant comme il convient à deux bons compagnons qui font route ensemble, ils se mirent à préparer leur déjeuner, qui consistait en quelques morceaux de biscuit que le jeune Français tira de ses fontes, et fit tremper un instant dans la rivière. Quant à l’Arabe, il se mit à regarder autour et au-dessus de lui ; puis, sans rien dire, il attaqua à coups de sabre un des palmiers dont le bois tendre et poreux céda rapidement sous le tranchant de l’acier.
– Voilà, en vérité, un bon sabre dont le général en chef m’a fait cadeau, il y a quelques jours, et 1352
dont j’espère faire l’essai sur autre chose que des palmiers.
– Je crois bien, répondit le Français, en écrasant le biscuit entre ses dents, c’est un cadeau de la manufacture de Versailles. Mais est-ce seulement pour l’essayer que tu martyrises ce pauvre arbre ?
– Regarde, lui dit l’Arabe en levant le doigt en l’air.
– Ah ! par ma foi, dit le Français, c’est un dattier et notre déjeuner sera meilleur que je ne le croyais.
Et, en effet, en ce moment même, l’arbre tombait avec bruit, mettant à la portée des deux jeunes gens deux ou trois magnifiques régimes de dattes, arrivées à leur maturité.
Ils se mirent à attaquer avec des appétits de vingt-cinq ans la manne que le Seigneur leur envoyait.
Ils étaient au milieu de leur déjeuner lorsque le cheval de l’Arabe se mit à hennir d’une certaine façon.
1353
L’Arabe poussa une exclamation, s’élança hors du bois de palmiers, et, la main sur les yeux, sonda les profondeurs de la plaine d’Esdrelon, au milieu de laquelle ils se trouvaient.
– Qu’est-ce ? demanda nonchalamment le Français.
– Un des nôtres, monté sur une jument, et par lequel nous allons savoir probablement les nouvelles que nous allions chercher.
Et il revint s’asseoir près de son compagnon, sans s’inquiéter de son cheval, qui, prenant le galop, allait au-devant de la jument dont il avait senti les effluves.
Dix minutes après on entendit le galop de deux chevaux.
Et un Druse, qui avait reconnu le cheval de son chef, s’arrêtait près du bouquet de palmiers, où un second cheval entravé lui indiquait, sinon un campement, du moins une halte.
– Azib ! cria le chef arabe.
Le Druse s’arrêta, sauta à bas de son cheval, auquel il jeta la bride sur le cou, et s’avança vers 1354
le cheik en croisant ses deux mains sur sa poitrine et en saluant profondément.
Celui-ci lui adressa quelques paroles en arabe.
– Je ne m’étais pas trompé, dit le cheik d’Aher en se retournant vers son compagnon, l’avant-garde du pacha de Damas vint de passer le pont d’Iacoub.
– C’est ce que nous allons voir, répondit Roland, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu à son insouciance du danger.
– Inutile, reprit le cheik d’Aher, Azib a vu !
– Soit, reprit Roland ; mais Azib peut avoir mal vu. Je serai bien plus sûr de la chose quand j’aurai vu moi-même. Cette grande montagne, qui a l’air d’un pâté, doit être le Mont-Tabor. Le Jourdain, par conséquent, est derrière. Nous en sommes à un quart de lieue ; montons, jusqu’à ce que nous sachions nous-mêmes à quoi nous en tenir.
Et, sans s’inquiéter si le cheik et Azib le suivaient, Roland sauta sur son cheval rafraîchi par la halte qu’il venait de faire, et le lança au 1355
grand galop dans la direction du Mont-Tabor.
Une minute après, il entendait ses deux compagnons qui galopaient derrière lui.
1356