IX
Un incroyable et une merveilleuse Une sensation de fraîcheur le rappela à lui.
Son regard, d’abord vague et indécis, se fixa sur l’endroit où il était.
L’endroit n’avait rien d’inquiétant.
C’était un boudoir, servant en même temps de cabinet de toilette, tout tendu de satin glacé couleur gris perle, avec des semis de bouquets de roses. Il était couché sur un sofa de la même étoffe que la tenture.
Une femme, debout derrière lui, soutenait sa tête avec un oreiller ; une autre, à genoux près de lui, lui lavait le front avec une éponge parfumée.
De là cette douce sensation de fraîcheur qui l’avait fait revenir à lui.
La femme, ou plutôt la jeune fille qui lavait le 600
front du blessé était jolie et élégamment vêtue ; mais c’était l’élégance et la beauté d’une soubrette.
Les yeux du jeune homme ne s’arrêtèrent donc pas sur elle, mais se levèrent sur l’autre femme, qui ne pouvait être que la maîtresse de la première.
Le blessé poussa une exclamation de joie. Il venait de reconnaître en elle la même personne qui lui avait crié par la fenêtre de prendre garde à lui. Il fit un mouvement pour se soulever vers elle, mais deux mains blanches s’appuyèrent sur ses épaules et le maintinrent sur le sofa.
– Tout beau, citoyen Coster de Saint-Victor !
dit la jeune femme ; il s’agit d’abord de panser votre blessure ; puis nous verrons après jusqu’où il sera permis à votre reconnaissance d’aller.
– Ah ! tu me connais, citoyenne, dit le jeune homme avec un sourire qui découvrait des dents d’une blancheur éblouissante, et un regard dont peu de femmes pouvaient soutenir l’éclat.
– D’abord, je vous ferai observer, répondit la 601
jeune femme, que, pour un homme qui suit la mode avec tant de soin, il commence à être de mauvais goût de dire tu, et surtout aux femmes.
– Hélas ! dit le jeune homme, c’est vis-à-vis d’elles surtout que l’ancienne mode avait quelque raison d’être. Le tu, brutal et ridicule adressé à un homme, est charmant adressé à une femme, et j’ai toujours plaint les Anglais de n’avoir pas de mot dans leur langue pour dire tu. Mais je vous suis trop reconnaissant pour ne pas vous obéir, madame ; permettez-moi seulement d’en revenir à ma question, tout en changeant la forme... Vous me connaissez donc, madame ?
– Qui ne connaît le beau Coster de Saint-Victor, qui serait le roi de l’élégance et de la mode, si le titre de roi n’était pas aboli ?
Coster de Saint-Victor fit un mouvement inattendu et se trouva en face de la jeune femme.
– Obtenez que ce titre de roi soit rétabli, madame, et j’en saluerai reine la belle Aurélie de Saint-Amour.
– Ah ! vous me connaissez, citoyen Coster ?
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dit à son tour, en riant, la jeune femme.
– Bon ! qui ne connaît l’Aspasie moderne ?
C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir de près, madame, et...
– Et... vous dites ?
– Je dis que Paris n’a rien à envier à Athènes, ni Barras à Périclès.
– Allons, allons, le coup que vous avez reçu sur la tête n’est pas si dangereux que je le croyais d’abord !
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que je vois qu’il ne vous a nullement enlevé l’esprit.
– Non, dit Coster en prenant la main de la belle courtisane et en la lui baisant ; mais il pourrait bien m’enlever la raison.
En ce moment, la sonnette retentit d’une façon particulière. La main que tenait Coster tressaillit ; la camériste d’Aurélie se redressa, et, regardant sa maîtresse avec inquiétude :
– Madame, dit-elle, c’est le citoyen général !
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– Oui, répliqua celle-ci, je l’ai reconnu à sa manière de sonner.
– Que va-t-il dire ? demanda la camériste.
– Rien.
– Comment, rien ?
– Non, je n’ouvrirai pas.
La courtisane secoua la tête d’un air mutin.
– Vous n’ouvrirez pas au citoyen général Barras ? s’écria la femme de chambre terrifiée.
– Comment ! s’écria Coster de Saint-Victor en éclatant de rire, c’est le citoyen Barras qui sonne ?
– Lui-même, et vous voyez, ajouta en riant Mlle de Saint-Amour, qu’il s’impatiente comme un simple mortel.
– Cependant, madame... insista la carriériste.
– Je suis maîtresse chez moi, dit la capricieuse courtisane : il me plaît de recevoir M. Coster de Saint-Victor, il ne me plaît pas de recevoir M. Barras. J’ouvre ma porte au premier, je la ferme, ou plutôt je ne l’ouvre pas au second, 604
voilà tout.
– Pardon, pardon, ma généreuse hôtesse ! dit Coster de Saint-Victor, mais ma délicatesse s’oppose à ce que vous fassiez un pareil sacrifice ; souffrez, je vous prie, que votre femme de chambre ouvre au général ; pendant qu’il sera au salon, je sortirai.
– Et si je ne lui ouvre qu’à la condition que vous ne sortiez pas ?
– Oh ! je resterai, dit Coster, et bien volontiers même, je vous jure.
On sonna une troisième fois.
– Allez ouvrir, Suzette, dit Aurélie.
Suzette s’empressa de courir à la porte de l’appartement.
Aurélie poussa derrière sa femme de chambre le verrou de celle du boudoir, éteignit les deux bougies qui brûlaient à la psyché, chercha Coster de Saint-Victor dans l’ombre, le trouva et appuya ses lèvres sur son front, en disant :
– Attends-moi !
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Puis elle entra dans le salon par la porte du boudoir, juste au même moment où le citoyen général Barras y entrait par la porte de la salle à manger.
–
Eh
! que me dit-on, ma toute belle
!
demanda Barras en allant au-devant d’Aurélie, que l’on vient de s’égorger sous vos fenêtres ?
– À ce point, mon cher général, que cette sotte de Suzette n’osait point aller vous ouvrir et que j’ai eu besoin de lui en renouveler l’ordre par trois fois, tant elle avait peur que ce ne fût un des combattants qui vînt nous demander asile. J’avais beau lui dire : « Mais c’est le coup de sonnette du général, ne l’entendez-vous pas ? » J’ai cru que je serais obligée d’aller vous ouvrir moi-même.
Mais qui me procure le plaisir de vous voir ce soir ?
– Il y a une première représentation à Feydeau, et je vous enlève, si vous voulez venir avec moi.
– Non, merci ; tous ces coups de fusil, ces cris, ces vociférations m’ont émotionnée au possible : je suis souffrante, je resterai chez moi.
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– Soit ; mais, aussitôt la pièce jouée, je viens vous demander à souper.
– Ah ! vous ne m’avez pas prévenue, de sorte que je n’ai absolument rien à vous offrir.
– Ne vous inquiétez pas, ma chère belle, je vais passer chez Garchi, qui vous enverra une bisque, une béchamelle, un faisan froid, quelques écrevisses, un fromage à la glace et des fruits... la moindre chose enfin.
– Mon cher ami, vous feriez bien mieux de me laisser coucher ; je vous jure que je serai abominablement maussade.
– Je ne vous empêche pas de vous coucher.
Vous souperez dans votre lit, et vous serez maussade tout à votre aise.
– Vous le voulez absolument ?
– C’est-à-dire que je vous en supplie : vous savez, madame, qu’il n’y a ici de maîtresse que vous, que chacun y reçoit vos ordres, et que je ne suis que le premier de vos serviteurs.
– Comment voulez-vous qu’on refuse quelque chose à un homme qui parle comme cela ? Allez 607
à Feydeau, monseigneur, et votre humble servante vous attendra.
– Ma chère Aurélie, vous êtes tout simplement adorable, et je ne sais à quoi tient que je ne fasse griller vos fenêtres comme celles de Rosine.
– À quoi bon ? Vous êtes le comte Almaviva.
– Il n’y a pas quelque Chérubin caché dans votre cabinet ?
– Je ne vous dirai pas : « Voici la clé » ; je vous dirai : « Elle est à la porte. »
– Eh bien ! voyez comme je suis magnanime : s’il y est, je vais lui laisser le temps de se sauver.
Donc, au revoir ma belle déesse d’amour.
Attendez-moi dans une heure.
– Allez ! À votre retour, vous me raconterez la pièce ; cela me fera plus de plaisir que de l’avoir vue jouer.
– Soit ; seulement, je ne me charge pas de vous la chanter.
– Quand je veux entendre chanter, mon bon ami, j’envoie chercher Garat.
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– Et, soit dit en passant, ma chère Aurélie, il me semble que vous l’envoyez chercher bien souvent.
– Oh ! soyez tranquille, vous êtes sauvegardé par Mme Krüdner, qui ne le quitte pas plus que son ombre.
– Ils font un roman ensemble.
– Oui, en action.
– Seriez-vous méchante, par hasard ?
– Ma foi, non ; ça ne rapporte pas assez ; je laisse la chose aux femmes du monde qui sont laides et riches.
– Encore une fois, vous ne voulez pas venir avec moi à Feydeau ?
– Merci !
– Eh bien ! au revoir.
– Au revoir.
Aurélie conduisit le général jusqu’à la porte du salon, et Suzette le conduisit jusqu’à la porte de l’appartement, qu’elle referma sur lui à triple tour. Lorsque la belle courtisane se retourna, elle 609
vit Coster de Saint-Victor sur le seuil de la porte du boudoir.
Elle poussa un soupir. Il était
merveilleusement beau !
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