– Mademoiselle la mandarine, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder la prochaine contredanse ?
– Avec plaisir, Monsieur le Druse, quoique vous vous comportiez bien mal là-bas avec les chrétiens.
– Fais-tu vis-à-vis, honnête Abd-el-Kader ?
– Grand Victor-Emmanuel, combien a-t-il fallu de laine pour crêper vos royales moustaches qui ressemblent à celles d’un bandit ? Buvez un peu moins, vous savez le proverbe : tant va la cruche au vin…
– Une Vénitienne, monsieur, ne peut pas décemment polker avec un zouave du pape !
– Céleste impératrice, daignez accepter cette glace.
– Un sorbet, commodore ?
– Maronite, mon cousin, vous allez vous étouffer, si vous mangez tant de gâteaux !
Mon Dieu oui, le carnaval à Paris, raconte toujours l’histoire du moment. Aujourd’hui, s’il y avait encore un carnaval, le bœuf gras s’appellerait peut-être Gambetta, ou 363, ou Osman Pacha, ou Mot-d’ordre ou Victoire-des-Russes. Mais alors on était à l’expédition de Chine, à la guerre d’Italie et à l’héroïque fait d’armes de Mentana. Il y avait des bersaglieri en quantité, des mandarins en abondance, des Anglais au visage plus rouge que leur uniforme, des soldats de l’Église, des officiers autrichiens, des reines de Naples, des rois de Piémont, reconnaissables à la splendeur un peu comique de leurs moustaches ; des Japonais, des Druses, des Touaregs, des Affghans et un officier d’Académie !
Mais tous ces guerriers, tous ces hommes d’État et tous ces sauvages se faisaient une guerre courtoise et ne luttaient que de cabrioles.
Ce n’était pas peut-être la fine fleur d’élégance du faubourg Saint-Germain, ce n’était pas l’élégance exotique, ou officielle du faubourg Saint-Honoré, ce n’était pas non plus l’élégance du boulevard des Italiens, la plus neuve entre les élégances, faite d’écus, de vaudevilles, de pulls, de baccarat, de poésie ; d’art, de réclames, de cheveux teints, de dents plastiques, de jeunesses flétries, de vraies hontes, de gloires pour rire, de vieillesses folâtres, de grandeur enfin, de talent, d’esprit, d’idiotisme, d’infamie et de génie ; non, c’était la bonne vieille élégance de milieu, la bourgeoisie solide, la « province de Paris. »
On se divertissait là honnêtement de bon cœur. Il y avait bien d’ailleurs quelques bébés et quelques polichinelles pour faire la partie grotesque dans ce concert. On se trémoussait, on sautait, on courait, et l’orchestre, abondamment fourni de cuivres, tonnait par-dessus toutes ces joies. Le cordon des mères souriantes regardait ce charmant bonheur. Je ne connais pas de chose au monde qui soit jolie comme la joie des enfants.
La soirée de Mme Lemercier était superbe ! Superbe, entends-tu, Jane, ce n’est pas trop dire. On avait jugé les salons trop petits, bien qu’il y en ait peu d’aussi grands à Paris : on avait bâti une salle dans le jardin, une salle large et haute comme un Louvre, et toute tapissée de fleurs de la voûte au plancher. Les lustres, suspendus à diverses hauteurs, laissaient retomber la lumière en éblouissantes cascades ; les draperies, inondées de clarté, semblaient plus fraîches que les fleurs elles-mêmes, et, parmi cette atmosphère toute faite de sourires, de parfums et d’étincelles, cinq cents enfants, tous joyeux, allaient, venaient, se mêlaient, semblables à une moisson de vivantes feuilles de roses qu’une brise d’août ferait tourbillonner dans un rayon de soleil.
Qui triomphait ? C’était le Conseil des Onze. On avait, bien entendu, laissé croire au Conseil des Onze que lui seul avait tout fait. Il était le puissant génie, et, dans sa petite main, la baguette des fées avait exécuté toutes ces merveilles. Aussi fallait-il voir avec quelle bienveillante dignité Mlle Claire, déguisée en impératrice faisait les honneurs de son salon, assistée de Mlle Antonine en bergère du Liban, de Mlle Louise en Vésuvienne anglaise, et de la petite Agathe en bébé chinois ; aussi fallait-il voir quelle courtoisie M. Gaston, lieutenant de vaisseau, mettait à servir les dames, secondé par le bouillant Maurice, tout habillé de mailles d’acier, car il était Schamyl ; de M. Fernand, ambassadeur du shah de Perse, et des autres. M. Lemercier déclarait au fond de son cœur qu’ils étaient les plus beaux et que le reste ne servait qu’à faire la bourre qui protège le joyau dans l’écrin. Il faut pardonner à l’orgueil des bons papas, qui est de l’amour.
Mme Lemercier avait tous ses diamants pour faire honneur au Conseil des Onze. Elle était entourée des quatre jeunes mères, calmes, mais rayonnantes. Elle les suivait tous des yeux, elle savait où ils étaient, mais surtout, oh ! surtout elle ne perdait jamais de vue Maurice, son cœur, l’enfant bien aimé qui ressemblait à son Henri.
Parfois un nuage de mélancolie passait sur son allégresse, comme un voile de légères vapeurs ombrage tout à coup un ciel d’été. C’est que sa pensée remontait alors vers les jours écoulés ; c’est que son souvenir la rajeunissait de vingt ans et qu’elle se voyait à l’âge de ses filles, présidant à ces autres fêtes où Henri, le cher fou, semait le désordre et la joie au milieu de ses compagnons, qui étaient aujourd’hui des pères et des mères. Henri seul manquait à Mme Lemercier.
Mais un sourire de Maurice lui arrivait de loin avec un baiser, et la tendre aïeule sentait un flot de joie qui montait et noyait sa tristesse.
Nous demandions qui triomphait. Mais c’étaient les deux vieillards, mille fois plus fous que leurs enfants ; mais c’était M. Lemercier qui avait honte de ses yeux mouillés ; mais c’était la bonne grand’mère, dont le pouls battait la fièvre. Qu’ils étaient beaux, les petits ! qu’ils étaient charmants ! qu’ils étaient bien aimés ; Voyez ! Claire n’avait-elle pas déjà les réserves d’une jeune personne parmi ses grâces enfantines ? Comme Gaston portait galamment et fièrement l’uniforme de nos officiers de marine ! Et Maurice, quel chevalier ! Écoutez ! quelques années encore, et de nouvelles familles allaient se grouper, d’autres jeunes branches partant toutes du même cœur !
Et l’aïeule, laissant le passé, rêvait à l’avenir ; elle voyait tous les enfants de ces chers enfants, et se baignait, affolée, dans cet océan de caresses.
Tout à coup, au beau milieu d’un quadrille, un cri sinistre monta du dehors et perça comme une pointe aiguë les bruits de l’orchestre. Il y eut un grand murmure dans le salon, puis l’orchestre se tut et le silence s’établit parmi les danseurs immobiles. Le cri disait : Au feu ! au feu !