Et bien des choses se disaient tout bas, dans la maison, dans le pays, à Paris même, où le colonel comte de Savray était fort bien en cour.
La jeunesse du comte Roland avait été orageuse, pour employer un mot consacré. C’était un joueur effréné. Je l’ai déjà dit, répétons-le.
Sous l’empire, au temps où il n’était que sous-lieutenant, Joli-Cœur l’avait trouvé pendu à un portemanteau, dans sa chambrette. Il s’était brûle deux fois la cervelle, mais à moitié seulement. À Lyon, il s’était jeté dans le Rhône, un soir qu’il avait perdu sur parole et qu’il n’avait pas de quoi payer.
Après ces diverses aventures, on s’étonnait quelque peu de le voir jouir d’une santé si florissante.
Un soir, à Lamballe, dans le département des Côtes-du-Nord, où il tenait garnison, il tomba épris d’une jeune fille très-noble et très-pauvre. C’était vers 1812. On se moquait beaucoup alors de Mlle Louise de Louvigné, filleule de Louis de Bourbon, comte de Mittau, que les voltigeurs de Louis XV s’obstinaient à nommer le roi Louis XVIII.
En France, il ne faut jamais se moquer de personne, ni de rien, même des trônes désemparés ou des rois bannis.
Le sous-lieutenant Roland de Savray demanda la main de Louise de Louvigné et l’obtint. À eux deux, selon le langage de Lamballe, ils faisaient la maison misère et compagnie.
Ici, selon l’ordre chronologique, devait prendre place l’histoire à laquelle Mme la maréchale de camp faisait allusion dans le salon de la préfecture : l’histoire du Juif-Errant. Mme la maréchale de camp avait parlé de cette histoire, à propos du comte Roland et de la comtesse Louise, comme on accuse certaines gens d’avoir de la corde de pendu dans leur poche.
Au lieu de dire l’histoire du Juif-Errant, nous allons avouer une chose singulière. Ce mot de Juif-Errant était sévèrement proscrit dans la maison du colonel comte de Savray. Le vicomte Paul, qui aimait de passion les légendes et qui les savait toutes, grâce à Fanchon Honoré, sa nourrice, laquelle possédait la plus belle collection d’estampes à un sou qui fût en Touraine, le vicomte Paul ignorait la légende du Juif-Errant.
Jamais devant lui on n’avait donné à son amie Lotte ce sobriquet bizarre : la fille du Juif-Errant.
Et un jour que dame Fanchon berçait le vicomte Paul, tout petit enfant, avec la complainte si connue.
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre…
Ce jour-là, disons-nous, la sonnette de Louise l’avait interrompue au moment où elle allait achever le quatrième vers.
Et la jeune comtesse, si douce d’ordinaire, lui avait dit sévèrement :
– Madame Honoré, si vous voulez rester avec nous, ne chantez jamais cela !