Chapitre 74 MINUIT

Le premier coup de minuit tinta aux clochers voisins. Le soldat Ozer se leva précipitamment et poussa Hérodiade vers la porte. Le bol de punch, du reste, était bu.

Demeuré seul, Ozer s’approcha du blessé et l’examina.

– Un beau garçon ! dit-il. Fils du plus riche banquier du parti libéral ! Nous allons faire une fortune immense et prendre pied à la nouvelle cour.

Il prit la petite cassette, y choisit la fiole voisine de celle qui contenait l’âme du colonel comte de Savray et s’élança sur le blessé en poussant un grognement de joie.

Ses lèvres se collèrent à la bouche du jeune homme ; il aspira fortement et introduisit le goulot de la petite fiole entre ses lèvres, pour y souffler l’âme dérobée.

La fiole emplie fut rebouchée. Elle contenait désormais l’âme du blessé.

– Adieu ma carcasse ! dit en même temps Ozer.

Son corps, l’ancien corps du comte de Savray tomba comme une masse.

Et une forme étrange, monstrueuse, sembla se dégager du cadavre. Cette forme bondit vers le blessé, qui n’était lui-même qu’un cadavre, en attendant qu’une autre âme vînt le vivifier.

Mais à ce moment là même, une main de fer, saisissant le monstre aux cheveux, le rejeta à l’autre bout de la chambre. Le monstre regarda.

– Ahasvérus ! fit-il. Ah ! scélérat d’Ahasvérus !

Il poussa un hurlement terrible et se précipita en avant tête-baissée.

Sa tête rencontra la poitrine de l’Homme. Elle sonna comme si elle eût choqué un mur de pierre.

– Pitié ! dit le monstre, l’heure a sonné. Si je n’entre tout de suite dans son corps, il va mourir et moi aussi.

L’homme croisa ses bras sur sa poitrine et resta muet.

– Pitié ! pitié !

Puis des blasphèmes et des grincements de dents. Le monstre se tordit comme un serpent blessé. Au bout d’un instant, un silence de mort régnait dans la chambre, où il y avait trois cadavres : celui du colonel comte de Savray, celui du banquier libéral, celui d’Ozer, le soldat d’Hérode.

Les bruits d’orgie continuaient à l’étage inférieur.