Mon cher ami,
Au temps où j’écrivais les Mystères de Londres, je songeai à faire figure dans Paris. J’eus l’idée d’avoir à mon service un de ces petits bonshommes à tournure de saucisson english improvements que la mode britannique sanglait alors dans de longues vestes sans tailles terminées en bec de flageolet. Ma respectable amie Lady Gingerbeerloughby, de Portland Place, en avait un de toute beauté qu’elle appelait son jaguar pour se distinguer des autres « impossibles » du Showing-life qui disaient tout uniment « mon tigre » en parlant de ces créatures cylindriques, vivants boudins, doués d’une âme immortelle.
Londres a bien de l’esprit, sans que cela paraisse.
J’achetai d’abord un cheval pour que mon tigre eut à qui parler, mais je suis fantassin par passion ; le cheval n’était que l’excuse du tigre et je mis tous les soins dont j’étais capable au choix de ce dernier objet. Désirant unir l’élégance à la solidité je le commandai en Bretagne,
La terre de granit recouverte de chênes,
et il me fut expédié brut de Lamballe. J’allai l’attendre à la diligence, à cheval.
C’était un beau petit gars à l’air un peu sournois qui grasseyait comme un tombereau de macadam qu’on décharge. Je le mis sur ma bête avec son paquet en porte-manteau et je suivis à pied. Cela lui donna tout de suite à penser qu’il était mon maître.
Une veste rouge, signe de son grade, avait été préparée à grands frais. Il la mit avec plaisir et cassa au dîner toutes les assiettes qui lui furent confiées.
Vous ai-je dit que mon cheval s’appelait Juif-Errant, à cause du succès d’Eugène Sue ? j’ai peu connu mon cheval Juif-Errant, parce qu’il s’attacha tout de suite à mon page. Mon page avait nom Marie Menou. Il partit se promener le lendemain de son arrivée vers les neuf heures du matin, et j’avoue que je me mis à la fenêtre pour suivre sa veste rouge, non sans orgueil, jusqu’au détour de la rue. Les passants le regardaient.
À l’heure du dîner, il ne cassa aucune assiette parce qu’il n’était point de retour.
Le surlendemain ce fut de même. Au bout de huit jours, je l’avais oublié ainsi que Juif-Errant, mon dada. Je ne les voyais jamais, ils ne me gênaient point.
Le second dimanche, cependant, Marie Menou m’accorda une audience et me dit avec son brave accent de rouleau à broyer les cailloux :
– Tout de même je ne suis point bien à mon idée chez vous. Je comptais que vous m’aviez guetté (mandé) pour faire vos écritures avec vous.
– Tu sais donc écrire ?
– Non fait, bien sûr, puisque je n’ai point jamais appris, mais n’y aurait qu’à me mettre à l’école.
Cette réponse me frappa. Je me dis que peut-être, Marie Menou qui déjà raisonnait si net, deviendrait une des lumières de son siècle. Il avait aux environs de seize ans.
Après dix huit mois d’études, il commença à mettre couramment mes habits et à chausser mes bottes, sous prétexte que nous avions la même taille et le même pied. Jamais il ne me maltraitait. Six mois plus tard, Juif-Errant eut la colique et en mourut. Marie Menou n’ayant pas pu apprendre à lire, se dégoûta du travail scolaire et me donna mon compte pour se faire homme politique. Il avait tout ce qu’il faut pour cela.
Je n’ai jamais rien eu de lui que de la vaisselle cassée et le petit conte que je vous envoie : la moitié de ce petit conte, du moins, celle qui a Lamballe pour lieu de scène. Il l’avait dite à mon jardinier la nuit où, sans m’en prévenir, ils enterrèrent Juif-Errant dans le labyrinthe.
Marie Menou ne cacha pas au jardinier que Juif-Errant, dans son opinion, était un « homme condamné, » et il ajouta qu’ils « avaient parlé ensemble » tous deux bien des fois.
L’autre partie de l’histoire, l’incendie de la « maison du Juif-Errant » me fut contée à Bléré auprès de Tours, mais on ne sut pas me dire pourquoi le logis incendié portait ce singulier nom.
J’ai réuni ces deux tronçons qui me paraissaient aller ensemble et je les ai collés à l’aide d’un ciment d’érudition fantaisiste, fourni par un très-savant médecin que j’aimais à consulter, dès qu’il ne s’agissait point de ma santé. Il n’ignorait rien au monde, sinon peut-être son métier, et j’ai trouvé juste de lui donner place dans mon récit, sous le nom du docteur Lunat.
Je ne songeais guères à me convertir quand je publiai, il y a douze ou quinze ans, la fille du Juif-Errant au Musée des Familles[1] et pourtant, derrière la forme légère et même moqueuse de mon historiette, j’ai retrouvé partout, en la relisant, la pensée de Dieu. J’avais besoin de parler de Dieu, et avec la mauvaise honte des orgueilleux, je tournais incessamment autour de Dieu comme si j’eusse été en peine de chercher le bon endroit pour m’agenouiller.
C’est à ce point de vue seulement, mon cher ami, que je vous offre cette bagatelle ; à peine ai-je eu à faire ça et là, dans le texte primitif une rature, ou un changement pour lui donner sa petite case dans la série de mes livres expurgés. Le fond en était déjà chrétien, malgré les caprices de l’enveloppe voilant l’image de l’infinie Miséricorde qui va au long des siècles à travers nos erreurs, nos malheurs et nos crimes.
J’aurai beaucoup plus de mal à vous expliquer le choix de ce conte à dormir debout que je trie au milieu de mes paperasses pour l’envoyer précisément à vous le pur lettré, le critique délicat, l’érudit, le fin, le curieux, le poète… Armand de Pontmartin vous a dit toutes ces vérités, et bien mieux que je ne le puis faire, dans la merveilleuse préface qu’il a donnée à vos Dialogues des Vivants et des Morts. Moi, je vais tout uniment vous expliquer mon cas : À mes yeux, les innombrables pages que j’ai noircies se valent entre elles, à l’exception de quelques lignes écrites avec le sang de mon cœur blessé à vif, pour célébrer l’heure tardive, mais si belle de ma seconde communion. Dans le reste de ce qui est à moi, ce n’est pas la peine de choisir ; j’ai donc pris la première feuille venue pour vous dire que notre rencontre intellectuelle a été une des joies de ma vie et que je suis votre sincère ami.
PAUL FÉVAL.
P. S. J’ai ajouté pour parfaire le volume un conte également extrait du Musée des familles où il portait ce titre : La reine Margot et le mousquetaire[2] et que j’intitule le Carnaval des Enfants ; pour un motif que vous devinerez.