Il y a sur nos grèves un singulier petit animal qu’on nomme un bernard-l’ermite. C’est un crustacé qui, pour la forme, tient le milieu entre le crabe et le homard. Pour la taille, il est la moitié d’un quart de crevette, et ne sert absolument à rien.
Son état est de tuer les bigornes, pour les manger d’abord et ensuite pour s’emparer de leurs maisons.
Ainsi fait ce misérable soldat Ozer, troisième sorte de Juif-Errant. Il a ce terrible pouvoir d’introduire son âme indigne dans le corps des honnêtes gens, et alors, va comme je te pousse ! Un agneau, blanc comme neige jusqu’à cinquante-neuf ans et demi, peut passer en cour d’assises avant la soixantaine, quand il a le soldat Ozer au corps.
À combien de catastrophes la vie humaine n’est-elle pas exposée !
– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pas loin ! Fanchon Honoré avait prononcé ces mots en nourrice sûre de son fait.
La chose mérite explication.
Selon de très-bons auteurs, la légende du Juif-Errant n’est qu’une imagination populaire recouvrant la miséricordieuse parole du Sauveur qui promet la pénitence finale du peuple Juif. Selon d’autres auteurs également recommandables, le Juif ou les trois Juifs qui expient par la fatigue sans fin ce crime inouï d’avoir insulté le fils de Dieu existent réellement.
Il paraît certain, d’après ceux-là, que ce diabolique soldat Ozer, Juif Errant n° 3, parcourt les mêmes parages qu’Ahasverus, dit Laquedem Juif-Errant n° 1. Quant à Cataphilus, portier de Ponce-Pilate et Juif-Errant n° 2, il ne fait pas grand bruit dans le monde.
Revenons aux convives du vicomte Paul.
Pendant que Fanchon et Joli-Cœur causaient de l’aventure de Lamballe, déjà si vieille, se demandant où pouvait être passé, depuis le temps, le voyageur au long bâton qui avait fait ombre sur le soleil couchant, le bon abbé Romorantin disait ses prières du soir avant de se mettre au lit, et M. Galapian, surnommé l’Addition, s’occupait d’une autre règle d’arithmétique que les hommes d’affaires affectionnent, dit-on particulièrement. Elle est connue sous le nom de soustraction. À la différence du vol, qui est aussi une règle d’arithmétique, mais qui a mauvaise mine, la soustraction propre et décente a des mœurs pleines de douceur ; elle place à la caisse d’épargne. M. Galapian avait de mignonnes économies.
L’abbé Romorantin et M. Galapian habitaient tous les deux le second étage de la villa.
Au premier étage, en l’absence des maîtres, il n’y avait personne.
Au rez-de-chaussée, tous les domestiques de la maison, mis en belle humeur par le dîner du pavillon, continuaient à festoyer. Dieu merci, on festoyait partout : à la cuisine, à l’office, à l’écurie. Sapajou essayait de marcher au plafond comme les mouches et ne pouvait pas.
Vers dix heures, tout le monde se coucha, quelques-uns dans leur lit, les autres sous la table.
Nul ne peut répondre d’une maison ainsi gardée, et ceux qui vont aux bals de la préfecture ne savent pas à quoi ils s’exposent.
Dans le milieu mystérieux où vit notre histoire, on pourrait croire à quelque diablerie, mais, en vérité, point n’en était besoin. La moindre chose suffit : une bougie tombée, une lanterne cassée, une lampe qui se renverse. La charmante villa du colonel était une bâtisse légère. Vers dix heures et demie, les dormeurs s’éveillèrent en sursaut, suffoqués par une épaisse fumée. Ils perdirent du temps à se frotter les yeux. Les têtes étaient encore fort troublées ; on s’accusa mutuellement, on se disputa, on se gourma. Le feu n’en allait que mieux.
On sortit enfin. Les flammes s’élançaient déjà par les fenêtres du premier étage.
Heureusement, l’aile droite, où le vicomte Paul dormait d’ordinaire, restait loin du foyer de l’incendie. Fanchon et Joli-Cœur, les deux gardes du corps de l’enfant, sommeillaient.
Plusieurs songèrent bien à les éveiller, mais en ce moment, des cris lamentables partirent du second étage. C’était M. Galapian qui implorait secours pour lui et ses économies.
Il était là, en chemise, à la fenêtre de sa chambre. Il appelait chacun par son nom. Il prenait Dieu à témoin, lui qui ne croyait qu’au diable. Il promettait des monceaux d’or.
On dressa des échelles. Rien ne menaçait encore le quartier du vicomte Paul. On prit le temps de sauver ce Galapian, et par la même occasion, le bon abbé Romorantin, qui s’élança aussitôt vers le logis de son élève.
Ce fut lui qui éveilla Joli-Cœur et Fanchon.
– Le lit du vicomte Paul est vide ! s’écria-t-il avec angoisse.
Tout le monde avait oublié la dernière fantaisie du pauvre enfant.
Personne ne se souvenait que le vicomte Paul avait voulu coucher dans la chambre du colonel, – tout en haut de la maison qui désormais flambait comme un immense bûcher.
Ce fut d’abord une grande stupeur, – puis un cri de détresse.
– Paul ! Paul ! le trésor de madame la comtesse ! le fils unique du colonel !