Chapitre 22 LES CINQ SOUS DU JUIF-ERRANT

– Mesdames, reprit le docteur Lunat dans le salon de danse, j’ai été fou, il n’y a pas à le nier… plus fou que M. le procureur général, qui tourne sa serinette quatre heures par jour pour apprendre la musique à son chat.

– Mais c’est une calomnie ! s’écria le magistrat. Je proteste ! L’oiseau appartient à Mme la greffière.

Le docteur Lunat sourit d’un air affable.

– Avec ces gens-là, dit-il entre haut et bas, le mieux est de ne pas disputer… j’ai été fou, fou jusqu’au point d’oublier que je suis le Juif-Errant. Je ne m’en doutais plus du tout. Je ne voyais pas ma barbe ! je me croyais médecin : ce sont des choses étonnantes… laissez-moi marcher un peu ; l’ange n’est pas content et me fait signe du bout de son glaive.

– Marche ! marche ! dit de sa plus grosse voix le commandant de la gendarmerie.

– L’entendez-vous ? fit mystérieusement le docteur. Vous savez que tous les cent ans j’ai vingt-quatre heures pour me reposer. Ce n’est pas énorme, mais avec de l’économie, cela suffit. On s’habitue à tout. Les gens assis me font pitié. Du reste, on parle du Juif-Errant à tort et à travers. Il y a du vrai dans tout cela, et du faux : je suis à même de vous renseigner pertinemment. L’anecdote des bourgeois de Bruxelles en Brabant est absolument apocryphe ; c’est à Suresnes que l’adjoint au maire et le garde champêtre m’offrirent un verre de vin : j’aurais pu l’accepter, en marquant le pas, mais je m’en tiens au médoc, depuis les premières années de Louis XIII. Quel gaillard que ce Richelieu ! Quant à mon caractère, donnez-vous la peine de réfléchir un peu. Dix-huit cents ans de voyages et de pénitence m’ont changé du noir au blanc. Ma conduite à Jérusalem blessait les lois les plus élémentaires de la charité. Je n’ai pas un mot à dire pour ma défense, si ce n’est que je n’avais reçu aucune éducation première. Dès ces temps lointains, les savetiers n’allaient pas à l’École polytechnique. Je parle de cela légèrement ; je suis un brin voltairien dans la forme, mais, au fond, vous comprenez : j’en sais trop long pour n’être pas bon catholique. En fait de philosophies, depuis dix huit siècles, j’en ai vu de toutes les couleurs. Voici la formule générale : au fond de tout schisme comme au fond de toute révolution, il y a un brave garçon qui a fait une sottise et qui s’en mord les doigts, ou un imbécile qui n’est rien et qui veut être quelque chose. Jarnibleu les jambes me démangent : ne parlons point politique. Avez-vous connu Talma ? je lui dessinai son costume d’Auguste de souvenir ; vous concevez que je peux beaucoup pour mes amis. Dix-huit cents ans d’expérience et une mémoire ! je sais ce que tout le monde sait, mais je sais aussi ce que tout le monde a oublié : c’est énorme. Rien qu’avec la recette du feu grégeois je ferais ma fortune. Et tenez, mes cinq sous, vous croyez que ce n’est rien ?… je prendrai volontiers une glace à la vanille.

On écoutait, croyez-moi si vous voulez.

Le docteur rendit la soucoupe vide au plateau et reprit en piétinant toujours :

– Et, par parenthèse, ce sont mes cinq sous qui m’ont rendu à moi-même à l’époque de ma crise. Aurais-je cinq sous dans ma poche si je n’étais pas le Juif-Errant ? Quand je casse un carreau de vingt sous, je paye en quatre fois : voilà toute l’histoire. Écoutez une anecdote curieuse : avec mes cinq sous j’ai fait un jour des millions, et l’ange n’y a vu que du feu ! Est-ce étonnant ? Au premier abord, oui, mais, en définitive, c’est simple comme bonjour. Jugez plutôt : en 1822, je voyageais en Allemagne…

– Il n’a jamais quitté le pays, glissa le premier, conseiller de préfecture.

– Je fis la connaissance d’un banquier juif, excellent homme, mais usurier, nommé Schwartz. À force de gagner cent pour cent sur chacune de ses affaires, il finit par n’avoir plus le sou. C’est naturel. Il allait être mis en état de banqueroute frauduleuse pour une misérable somme de quinze cent mille francs ; sa situation me fendit le cœur. Je l’ai sensible. Je lui fis acheter trois ou quatre paniers de cuisine. Il donna un panier à chacun de ses garçons de caisse, et nous partîmes tous ensemble pour la campagne, moi devant, les garçons de caisse derrière. J’avais mes cinq sous dans ma poche ; je la perçai ; les cinq sous tombèrent, et l’un des garçons de caisse les ramassa.

Une fois les cinq sous tombés, cinq autres se présentèrent. C’est la loi. Comme la poche restait percée, ils tombèrent comme les autres, et le garçon de caisse les ramassa encore.

Ainsi de suite. Je ne puis vous donner une idée de la prestigieuse rapidité qui présidait à cette opération de banque, une des plus ingénieuses dont j’aie jamais ouï parler.

Les cinq sous tombaient toujours, les garçons ramassaient sans cesse. Dès qu’un panier de cuisine était plein, on le vidait en dépôt chez d’honorables cultivateurs. C’est parmi les habitants des campagnes que se retrouve encore la fidélité antique. L’Allemagne est d’ailleurs un pays probe, comme chacun sait. Sur cent paniers, il en fut rendu plus de trente-six et tous plus d’à moitié pleins.

Les garçons de caisse ne firent pas tort d’un centime, mais, depuis ce temps-là, ils ont tous acheté au comptant des charges d’agents de change.

Je dis cent paniers, c’est une manière de parler. Vous rendez-vous compte de ce qu’il faut de mannequins pleins de billon pour compléter une somme ronde de quinze cent mille francs ? moi, je n’en ai pas la plus légère idée.

Voilà le fait certain ; nous allâmes ainsi, en remontant le Rhin, depuis Cologne jusqu’à Strasbourg. Deux belles cathédrales. Au pont de Kehl, l’ange eut vent de quelque chose et je fus obligé de recoudre ma poche.

Savez-vous pourquoi tous les gens de Cologne s’appellent Schwartz ? Celui que je sauvai attrapa une courbature, à force de ramasser, et en mourut. Sa veuve voulut m’épouser, mais j’ai ma femme, la reine Hérodiade. Elle est à Paris, à la Salpêtrière, avec l’autorisation du gouvernement…