Chapitre 37 LE CHEMIN CREUX

La route descendait en tournant les pentes abruptes du mont Andreasberg, célèbre par la ronde des bûcherons décédés (hourra !) et aussi par des mines d’argent, profondes d’un quart de lieue. Par derrière, c’étaient des pics chauves et dentelés, mêlant le chaos de leurs roches ; par devant, la forêt s’étendait, immense, développant tout un horizon d’arbres poudrés comme des têtes de vieillards.

Un homme suivait la route, silencieux, morne et las de cette fatigue chronique qui n’a plus le courage de se plaindre.

Ainsi trouverez-vous parfois, sur nos chemins de France, quelque pauvre soldat convalescent, marchant d’un pas boiteux, le sac à l’épaule et regardant avec envie chaque voiture qui passe.

Mais notre homme ne boitait point. Il avait la taille droite, le pas ferme et viril. Toute sa lassitude était dans la résignation triste de son regard.

Il s’appuyait sur un long bâton et donnait la main à une petite fille. Tous deux semblaient insensibles au froid rigoureux qu’il faisait. Ils ne parlaient point. L’homme se découvrait gravement devant les croix des carrefours, et la petite fille se signait.

Quand un coude brusque de la montée détachait les silhouettes des voyageurs sur l’horizon du Harz, il y avait une illusion bizarre. D’en bas, l’homme se détachait en noir, au devant des cimes neigeuses, tandis que l’enfant paraissait diaphane comme une vapeur. Au travers de son corps frêle et charmant, on apercevait les pics azurés de l’Andreasberg.

Au bas de la rampe, la route, étroite et encaissée entre deux hauts talus, entrait en forêt. Une colonne de pierre portait cette inscription : « Mine d’Andreasberg, chemin des Trois-Puits. »

– Je me reconnais, dit l’homme, je suis venu déjà, dans ce pays.

– Et que cherchons-nous, si loin d’elle et de père ? demanda la jeune fille.

Car nous ne savons comment exprimer cela : c’était une enfant, mais c’était une jeune fille.

Le voyageur n’eut pas le temps de répondre.

Le vent apporta une fanfare de chasse que dominaient les violents aboiements d’une meute sous bois.

On entendit bientôt le galop des chevaux retentir sur la terre glacée et plus sonore.

Puis la voix du baron qui criait en Allemand, avec force târteifles : Tayaut ! tayaut ! tayaut ! »

La voix du baron était enrouée et trahissait beaucoup de méchante humeur.

Tout à coup, au bout du chemin creux, une pauvre gracieuse biche se montra, courant ventre à terre et renversant sa jolie tête en arrière. C’était elle qui avait donné le change à la meute du baron, et le baron avait juré qu’elle payerait ce méfait de sa vie.

La biche arriva sur nos voyageurs ; ils s’effacèrent pour lui livrer passage, l’homme à droite, l’enfant à gauche, et ils virent tous deux que dans ses grands yeux il y avait des larmes.

– Tayaut ! tayaut ! Tayaut !

Et les fanfares de sonner la vue ! les chiens de hurler !

Le voyageur et la petite fille avaient, cependant, repris leur place au milieu du chemin qu’ils barraient tout entier. Les chiens, à leur tour, arrivaient à pleine course, et derrière les chiens, M. le baron et ses piqueurs.

– Arrière ! cria-t-il du plus loin qu’il aperçut l’homme au bâton. Le chemin est à moi !

L’homme continua paisiblement sa route.

– Arrière ! Mendiant ! Je suis le baron de Pfifferlackentrontonstein, ancien conseiller privé de l’ancien prince souverain de Rudelsigmarienthal-Tartemp…

Il faut le temps pour prononcer de si nobles noms ; le baron en était encore à Tartemp… que les chiens, moins prolixes, se jetaient déjà sur notre voyageur. C’étaient de forts chiens, connus à dix lieues à la ronde pour être méchants comme des loups enragés.

– Mords-là ! dit tout bas le piqueur. Kiss ! kiss ! kiss !

La belle culbute qu’il espérait ce piqueur !

Il y eut en effet une culbute, ce fut celle des chiens, qui se roulèrent tombant les uns sur les autres, jusqu’aux pieds des chevaux, comme si trente mains robustes (ils étaient trente) les eussent pris par la peau du cou et lancés à la volée.

– Târteifle !

Le voyageur n’avait pas seulement levé son long bâton. Il continuait sa route comme si de rien n’eût été, avec sa fillette à son côté.

– Zâgramnete târteifle !

Les chiens, en reculant, poussèrent les chevaux, qui se cabrèrent, qui ruèrent, qui se retournèrent et dévalèrent le chemin creux, comme si le diable eût été à leurs trousses.

Le baron menaçait tant qu’il pouvait les chiens, les chevaux, les voyageurs et même la biche, qui était allée retrouver son daim. Rien n’y faisait. – Les mémoires du temps rapportent que le baron cédant enfin à un moment d’impatience, déchargea même un peu son fusil à deux coups et une paire de pistolets qu’il avait sur ce malencontreux voyageur. Celui-ci secoua ses haillons, et les balles tombèrent dans la neige.

Voyant cela, le baron prit sa course et ne s’arrêta qu’au perron de son château. Il battit la baronne pour la première fois de sa vie, bien qu’elle fût née palatine de Choumakre. Depuis, il en prit l’habitude, qui est une seconde nature.