Chapitre 2 LE PORTRAIT

Sur cinq enfants, M. et Mme Lemercier n’avaient qu’un fils qui était de quelques années plus jeune que ses sœurs. C’était l’oncle Henri, dont le portrait souriait sur la boîte d’écaille de la bonne dame. Elle aimait bien ses filles, mais Henri était son cœur.

L’oncle Henri, car il avait ce nom dans la famille, où il était passé à l’état de personnage légendaire, avait montré, dès sa petite jeunesse, une sérieuse antipathie pour le commerce. M. Lemercier, qui, certes, avait personnellement tout ce qu’il faut pour faire estimer et aimer la profession de négociant, s’était efforcé en vain de détruire ces préventions. À mesure que Henri grandissait, son aversion se raisonnait et se fortifiait. Des goûts et des couleurs, dit-on, il ne faut pas discuter ; on n’en est pas encore arrivé à prendre les pauvres gens qui ne comprennent pas l’excellence du métier de trafiquant. Henri, n’étant pas bien fixé sur sa vocation, sollicita la permission de faire son tour d’Europe, après ses études finies, et partit pour l’Allemagne.

La miniature avait été peinte quelques jours seulement avant son départ, qui eut lieu au mois de septembre 1847.

Depuis lors, jamais ses parents ne l’avaient revu.

On connaissait mal son histoire ; on savait seulement que, dès les débuts de son voyage, possédé par un esprit d’aventures qui n’avait point de direction fixe, il s’était lié en Autriche avec des exilés espagnols et qu’il était entré dans un complot tendant à la restauration de don Carlos. Peu de temps après, il s’engageait comme volontaire dans la garde suisse du roi de Naples.

Les Lemercier étaient Suisses de naissance et originaires du Valais.

Comme il allait partir pour Naples, la révolution de 1848 éclata en France, et l’Allemagne entière reçut le contre-coup de la commotion. Henry n’ayant aucun motif particulier pour servir le roi de Naples, et désirant par-dessus toutes choses s’essayer au métier de soldat, courut en Hongrie et se battit comme un lion pour Kossuth.

On ne lui connaissait point dans sa famille ces opinions extrêmes. Sa conduite, pendant qu’il était au collège, lui avait valu la réputation d’un jeune homme bouillant, généreux, mais un peu hautain. Il appartenait très-énergiquement à la catégorie de ceux que l’argot de nos faubourgs appelle des aristos. Mais les patriotes de Hongrie sont tous aristos au plus haut degré. Il était là en bonne compagnie, entouré des comtes, des magnats et des princes, que nos journaux prennent de loin pour des prolétaires.

Et d’ailleurs, Henri n’avait pas choisi : il voulait se battre ; il avait pris au hasard la première occasion venue.

Ce n’est pas son éloge que nous faisons ici.

Sa famille cessa de recevoir de ses nouvelles après la prise de la forteresse de Comorn, sur le Danube. Toutes les recherches pour connaître son sort ultérieur furent inutiles.

On apprit seulement qu’à l’époque où Henri Lemercier était simple voyageur faisant son tour d’Allemagne il s’était épris de la fille d’un gentilhomme magyar des environs de Pesth, ce qui sans doute n’avait pas peu contribué à l’engager sous les drapeaux de l’insurrection. Le gentilhomme magyar lui avait refusé la main de sa fille, et Henri avait disparu.

Là s’arrêtaient les renseignements précis. On avait pu recueillir seulement quelques notes vagues concernant sa conduite militaire. Il s’était comporté dans toutes les rencontres en vrai chevalier français, briguant les postes dangereux et se lançant avec une sorte de folie au milieu des périls les plus désespérés. Il y avait là de suffisants matériaux pour construire une de ces légendes de famille qui font battre le cœur des enfants autour du foyer paternel. L’oncle Henri était le héros. On ne parlait de lui qu’avec amour et respect, malgré le démenti donné aux opinions de son père et de sa mère par le choix politique qu’il avait fait. En somme, tout le monde est du parti des nationalités qui veulent vivre, et nulle nationalité n’est plus sympathique à la France que celle de cette noble Hongrie qui fut si longtemps le bouclier opposé par l’Europe catholique aux barbares efforts du cimeterre musulman.

Les fillettes rêvaient en songeant à l’oncle Henri et les garçons, presque tous destinés à fuir la cage commerciale, se promettaient d’imiter sa chevaleresque vaillance.

Il y avait maintenant treize ans qu’on ne l’avait vu. M. Lemercier ne gardait pas l’ombre d’une espérance, parce que c’était un homme sage et connaissant les affaires ; mais les mères ne sont jamais sages et s’inquiètent peu des affaires. Bien souvent Mme Lemercier versait des larmes en contemplant le portrait de son fils bien-aimé. Elle priait Dieu sans cesse et gardait obstinément un espoir.

Ayons de l’indulgence pour ceux ou pour celles qui, dédaignant la raison chiffrée, élèvent encore leur cœur vers le ciel. Ils deviennent rares et le monde qui les raille meurt de logique tout doucement.