Il y eut alors un grand tumulte dans le pavillon où le vicomte Paul donnait le dîner de la préfecture en attendant les Anglais. Tout le monde se leva en criant. M. Galapian avait de ces hurlements hébreux qu’on entend à la Bourse autour du parquet des agents de change, l’abbé Romorantin éternuait avec détresse, les petits Tourangeaux bourdonnaient comme des mouches, et Sapajou, plus habile, imitait le chant du coq.
Fanchon d’un côté, Joli-Cœur de l’autre, se jetèrent sur le vicomte Paul pour lui arracher la fatale image qui se déchira, coupant en deux le corps du Juif-Errant.
Lotte baissa la tête et poussa un grand soupir.
Elle n’était plus d’albâtre, cette étrange fillette. La transparence de son corps gracieux augmentait…
– On a bu assez de chambertin, dit le sommelier. Veut-on passer au champagne ?
– Il n’y a pas de Juif-Errant ! déclara Fanchon résolûment.
– Pas plus que sur ma main ! soutint Joli-Cœur.
– C’est un mythe légendaire… expliqua l’abbé.
– C’est une bourde ! rectifia Galapian.
Sapajou savait aussi japper comme les petits chiens. Il le prouva en faisant : Hop ! hop ! hop ! hop !
Fanchon reprit :
– On se sert de cela pour bercer les petits enfants…
– Et faire rire les grandes personnes, ajouta Joli-Cœur.
– Néanmoins, objecta l’abbé, il y a là-dessous une grande pensée chrétienne.
– Je ne sais pas, fit Joli-Cœur, mais l’air est agréable à entendre…
– Et facile à chanter, interrompit Fanchon. Écoutez.
Elle chanta d’une voix un peu cassée qu’elle avait :
Messieurs, je vous proteste
Que j’ai bien du malheur :
Jamais je ne m’arrête
Ni ici ni ailleurs :
Par beau ou mauvais temps
Je marche incessamment.
– On disait jadis arreste, fit observer l’abbé, de sorte que la rime y était. Cela prouve l’antiquité de la chanson.
– « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » prouve encore mieux la découverte de l’Amérique ! dit Galapian :
Joli-Cœur chanta :
Isaac Laquedem
Pour nom me fut donné…
– Minute ! interrompit l’abbé, le vrai nom est Ahswer ou Ahasverus.
– Ah ! par exemple ! contesta Fanchon. C’est bien Isaac Laquedem…
Né dans Jérusalem,
Ville très-renommée…
– Matthieu Pâris, dit Galapian, l’appelle Cataphilus.
– Schedt affirme, commença l’abbé, qu’il y avait un certain Ozer, soldat d’Hérode, celui-là même qui tendit l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel à notre divin Sauveur…
– Georges de Trébizonde prétend qu’un nommé Lévy…
– Schiavene suppose…
– El Edrisi infère…
Pendant cela Joli-Cœur détonnait à tue-tête :
Juste ciel ! que ma ronde
Est pénible pour moi,
Je fais le tour du monde
Pour la centième fois :
Chacun meurt tour à tour,
Et moi, je vis toujours !
Tandis que Fanchon roucoulait :
Je n’ai point de ressources,
Je n’ai maison ni bien,
J’ai cinq sous dans ma bourse,
Voilà tout mon moyen :
En tout lieu en tout temps,
J’en ai toujours autant.
Les petits Tourangeaux répétaient le refrain, tout en jouant à mettre le dessert dans leurs poches. Le malheureux vicomte Paul, assourdi, se bouchait les oreilles et commandait en vain le silence.
Mais, soudain, vous eussiez entendu la souris courir.
Le vicomte Paul avait demandé :
– Où donc est Lotte ?
Et chacun, regardant le siége vide de celle qu’on appelait « la fille du Juif-Errant, » avait vu, à la place occupée naguère par l’enfant, une vapeur légère qui achevait de se dissiper lentement…