J’ÉTAIS dans la cuisine lorsque Vince passa prendre la clé du pavillon de gardien à sept heures et demie. Puis, comme prévu, il téléphona à neuf heures. Gary Barr passait l’aspirateur à l’étage et je lui transmis le message : « M. Slater aimerait que vous alliez en ville afin de rapporter ici certains documents du bureau de Peter, lui annonçai-je. Il est possible que l’un des directeurs demande à revenir avec vous, vous prendrez donc la Mercedes. M. Slater va vous indiquer où laisser la voiture dans le garage. »
Si Barr avait des soupçons, il n’en montra rien. Il prit la communication sur un autre poste et s’entendit avec Vincent pour accéder au parking de la société. Quelques minutes plus tard, d’une fenêtre du premier étage, je le vis quitter la propriété au volant de la Mercedes et s’engager sur la route.
Vincent surveillait probablement son départ, car sa Cadillac apparut tout de suite après dans l’allée et tourna à gauche. Sans doute avait-il l’intention de la garer derrière le pavillon à un endroit où elle ne serait pas visible depuis la résidence. C’était maintenant à moi de trouver une raison pour empêcher Jane de retourner trop vite chez elle après le déjeuner.
Il y avait un moyen très simple. Je me plaignis d’avoir une migraine et lui demandai de répondre au téléphone et de prendre tous les messages, excepté si M. Greco appelait.
« M. Greco ? »
L’inquiétude perçait dans sa voix, et je me souvins qu’après avoir été engagé par Mme Althorp, Nicholas Greco s’était entretenu avec les Barr.
« Oui, dis-je. J’ai rendez-vous avec lui à onze heures. »
La pauvre femme avait l’air aussi effrayée que désorientée. J’étais persuadée que, si Vincent avait raison et que Gary avait volé la chemise de Peter chez Elaine, Jane n’y était pour rien. Mais je me souvins aussi qu’elle avait juré que Gary était couché chez lui le soir de la disparition de Susan. Avait-elle menti ? Presque certainement.
Pendant l’heure qui suivit, trop nerveuse pour attendre tranquillement, je montai au dernier étage. Je n’en avais pas encore exploré la moitié, tant il fallait de temps pour sortir de leurs housses tous les meubles qui étaient entassés là-haut. Je cherchais en particulier des meubles d’enfant et je finis par découvrir un berceau en bois. Il était trop lourd pour que je puisse le soulever et je m’accroupis pour vérifier sa stabilité. Le bois était délicatement sculpté. Me doutant qu’il ne s’agissait pas d’un meuble ordinaire, je découvris qu’il était signé d’un certain Eli Fallow et daté de 1821.
J’étais certaine que ce berceau avait été commandé par Adelaïde Stuart, l’aristocrate distinguée qui avait épousé un Carrington en 1820. Je notai mentalement de me renseigner sur la renommée de l’ébéniste Eli Fallow. Je me passionnais pour ces découvertes et elles avaient le mérite de me distraire de mes angoisses.
À force de fouiller parmi tous ces vieux meubles, je me retrouvai vite grise de poussière et redescendis dans ma chambre me laver le visage et les mains. J’enfilai un pull et un pantalon propres et j’étais juste prête quand j’entendis Nicholas Greco sonner à onze heures tapantes.
Je l’avais rencontré pour la première fois chez Maggie et je lui en avais terriblement voulu d’avoir insinué que mon père avait pu mettre en scène son propre suicide. Il avait même donné à entendre qu’il était peut-être impliqué dans la disparition de Susan Althorp. Lorsque Greco m’avait abordée dans le hall du tribunal, j’étais tellement bouleversée que j’avais à peine fait attention à lui. Aujourd’hui, pourtant, je perçus de la chaleur et de la sympathie dans son regard. Je lui serrai la main et le conduisis dans la bibliothèque de Peter.
« Quelle pièce merveilleuse ! s’exclama-t-il en entrant.
– C’est exactement l’impression que j’ai eue en y pénétrant la première fois », lui dis-je.
M’efforçant de surmonter ma nervosité à la pensée de m’être jetée dans l’inconnu en prenant rendez-vous avec cet homme, je racontai : « J’étais venue demander à Peter Carrington l’autorisation d’organiser un cocktail de bienfaisance dans sa résidence. Il était assis dans ce fauteuil. Je me sentais embarrassée, ridicule dans mon tailleur d’été. On était en octobre, il faisait froid et le vent soufflait. Mais je contemplais cette pièce en plaidant ma cause et je suis tombée aussitôt sous le charme.
– Je vous comprends », dit Greco.
Je m’étais assise derrière le bureau de Peter et Greco s’installa sur une chaise qui lui faisait face. « Vous m’avez dit que vous pouviez m’aider, lui dis-je. Expliquez-moi comment.
– Je peux vous aider en essayant de découvrir l’entière vérité dans cette affaire. Votre mari, vous le savez, court le risque de passer la plus grande partie de son existence en prison. Il pourrait éprouver une satisfaction personnelle si le monde venait à reconnaître son innocence – je cite –, “son acte ayant été commis sous l’emprise d’un automatisme sans aliénation mentale”. C’est ce qui aurait pu arriver si nous nous trouvions au Canada, mais ce n’est évidemment pas le cas.
– Je ne crois pas que mon mari, somnambule ou non, ait commis aucun de ces crimes, lui dis-je. Hier soir, j’en ai eu la preuve irréfutable. »
J’étais maintenant décidée à engager Nicholas Greco. Je le lui annonçai, puis me confiai à lui, commençant par ma visite à la chapelle. « Il ne m’était jamais venu à l’esprit que j’avais peut-être entendu Susan Althorp ce jour-là, dis-je. Pourquoi aurait-elle supplié ou menacé quelqu’un pour obtenir de l’argent ? Sa famille était fortunée. Je sais aussi qu’elle avait un fonds d’épargne personnel important.
– Il serait intéressant de savoir de quelle somme elle disposait exactement, dit Greco. Peu d’adolescents ont librement accès à leur fonds personnel, et les amies de Susan nous ont dit que son père paraissait furieux contre elle le soir de cette réception. »
Il me demanda de lui parler de la nuit où Peter avait violé les conditions de sa mise en liberté sous caution et s’était retrouvé à genoux sur la pelouse des Althorp.
« Peter a eu une crise de somnambulisme et il ignore pourquoi il est allé là-bas, mais il suppose que c’est le même rêve qui l’a conduit à vouloir quitter sa chambre d’hôpital. Cette fois, il a cru que Gary Barr était posté dans la pièce à l’observer. »
Je racontai à Greco que j’avais pensé un moment que l’homme de la chapelle que Susan faisait chanter était Peter. « Hier soir, j’ai su que ce n’était pas lui », dis-je. M’efforçant de contenir mon émotion, je lui rapportai les propos de Maggie.
Greco se rembrunit. « Madame Carrington, j’ai commencé à m’inquiéter pour vous depuis que j’ai appris votre visite à l’amie de Susan Althorp, Sarah North. Supposons que votre mari soit innocent de ces crimes. Si c’est le cas, le coupable est encore dans les environs, et même je le crois – je le crains – dans les environs immédiats.
– Avez-vous une idée de la façon dont je pourrais le faire sortir du bois ? » demandai-je, incapable de dissimuler ma frustration. « Je n’avais que six ans à l’époque, mais si j’avais avoué mon escapade à mon père en lui racontant ce que j’avais entendu, il serait probablement allé trouver la police à la disparition de Susan. L’homme qui se trouvait dans la chapelle est sûrement celui que mon père a entendu siffler dans le jardin peu après. C’est quelque chose qui ne cesse de me torturer.
– Quand j’étais enfant, je raisonnais en enfant », dit Greco d’une voix douce. « Madame Carrington, ne soyez pas aussi sévère envers vous. Cette information ouvre de nouvelles voies, mais je vous en supplie, ne révélez à personne d’autre ce que votre grand-mère vous a dit hier soir, et suppliez-la de ne pas le répéter. Quelqu’un pourrait commencer à redouter ses souvenirs et les vôtres. »
Il consulta sa montre. « Je dois vous quitter dans quelques minutes. J’ai demandé à M. Althorp de m’accorder un peu de temps aujourd’hui et il m’a prié d’être chez lui à midi. Vous rappelez-vous autre chose qui pourrait m’être utile dans mon enquête ? »
Je n’avais pas songé à lui parler de la chemise de Peter, mais je décidai de jouer le tout pour le tout. « Si je vous donnais une information qui pourrait sérieusement compromettre la défense de Peter, vous sentiriez-vous obligé de la rapporter au procureur ? demandai-je.
– Ce que vous me confiez n’est qu’un témoignage par ouï-dire, et je ne peux en faire état dans une déclaration sous serment.
– Pendant toutes ces années, Elaine Carrington a conservé la chemise de smoking de Peter, maculée de taches semblables à des traces de sang. Il y a quelques jours, elle me l’a vendue pour un milllion de dollars, mais elle a refusé ensuite de me la donner en échange de l’argent qui lui a été versé. Depuis, quelqu’un l’a volée dans la maison qu’Elaine habite sur la propriété. Vincent Slater pense que Gary Barr est l’auteur du vol. En ce moment même, il est en train de fouiller le pavillon de gardien pour la récupérer. »
Si Nicholas Greco fut surpris par cette information, il n’en laissa rien paraître. Il se contenta de me demander comment Elaine s’était procuré la chemise et si j’étais vraiment sûre qu’elle portait des taches de sang.
« Parler de taches est exagéré, répondis-je. D’après ce que j’ai pu distinguer, il s’agirait plutôt d’une trace, à un endroit précis. » Je pointai mon doigt sur ma poitrine, juste au-dessus du cœur. « Elaine affirme avoir vu Peter rentrer à la maison à deux heures du matin, d’une démarche de somnambule. Elle dit qu’elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé, mais, s’étant aperçue qu’il y avait du sang sur la chemise elle a préféré que la femme de chambre ne la trouve pas dans la corbeille à linge.
– Et maintenant elle utilise la chemise pour vous faire chanter, puis ne tient pas sa promesse. Pourquoi a-t-elle pris soudain cette initiative ?
– Parce que son fils Richard est un joueur invétéré et qu’elle lui sauve toujours la mise. Cette fois, apparemment, il avait besoin de plus d’argent qu’elle ne pouvait en disposer, du moins à temps pour lui éviter de graves ennuis.
– Je vois. » Greco s’apprêtait à partir. « Vous m’avez donné des informations précieuses, madame Carrington. Éclairez-moi. Si quelqu’un oubliait quelque chose dans cette maison, un objet de nature personnelle, et que votre mari pensait que cette personne pouvait en avoir besoin, que ferait-il à votre avis ?
– Il irait le rapporter, dis-je, immédiatement. Je peux vous donner un exemple. Un soir de décembre, Peter m’a déposée à mon appartement, puis a pris le chemin du retour. Il avait déjà traversé le pont George-Washington quand il s’est aperçu que j’avais laissé mon écharpe de laine dans la voiture. Figurez-vous qu’il a fait demi-tour et me l’a rapportée. Je lui ai dit qu’il était fou, mais il a répondu qu’il faisait froid et que je pouvais en avoir besoin le lendemain. » Je compris alors ce que Greco avait en tête. « Vous pensez au sac à main de Susan, n’est-ce pas ? Croyez-vous que lorsque Peter a eu un accès de somnambulisme ce soir-là, il avait l’intention de rendre ce sac ?
– Je n’en sais rien. C’est l’une des multiples possibilités que je dois examiner, mais cela pourrait expliquer la surprise et la détresse de votre mari le lendemain matin quand on n’a pas retrouvé le sac dans sa voiture. Qu’en pensez-vous ? »
Sans attendre ma réponse, il ouvrit sa serviette et en retira une feuille de papier qu’il me tendit. « Ceci a-t-il une signification pour vous ?
– Oh, c’est un article du People sur Marian Howley. Une des meilleures actrices de ce pays. Je ne rate jamais aucun de ses spectacles.
– Apparemment Grace Carrington éprouvait la même admiration pour cette comédienne. Elle avait déchiré cette page du magazine ; elle se trouvait dans la poche de sa veste quand on a découvert son corps dans la piscine. »
Je m’apprêtais à lui rendre la feuille, mais il la repoussa. « Non, j’en ai fait plusieurs copies. Gardez-la. Peut-être pourriez-vous la montrer à M. Carrington. »
Le téléphone sonna. J’allais répondre lorsque je me souvins que Jane Barr était censée prendre les messages. Un moment plus tard, comme je sortais avec Greco de la bibliothèque, elle arriva en courant dans le hall. « C’est M. Slater. Il dit que c’est important. »
Greco attendit pendant que je retournais jusqu’au bureau et décrochais le téléphone.
« Kay, je ne l’ai pas trouvée, dit Vince. Il l’a certainement cachée ailleurs. »
Je sus aussitôt qu’il mentait. « Je ne vous crois pas », lui dis-je.
Il y eut un déclic, il avait raccroché.
« Vince Slater prétend qu’il n’a pas trouvé la chemise de Peter, dis-je à Nicholas Greco. Je n’en crois rien. Il l’a sûrement. J’en mettrais ma main au feu.
– A-t-il une clé de cette maison ?
– J’ai fait changer toutes les serrures et lui ai remis uniquement la clé de la porte qui mène de la terrasse à son bureau privé. Mais on peut pénétrer dans la maison depuis cette pièce.
– Donc il a bien une clé. Madame Carrington, faites changer cette serrure sans plus tarder. Il est possible que Vincent Slater soit un homme dangereux. »