61

« PETER a gagné la partie cette fois-ci, Kay », dit Conner Banks, pointant son doigt vers moi avec conviction tandis qu’il consultait ses notes. « Nous avons une copie de la vidéo qui le montre sortant de son lit à l’hôpital. On voit clairement son visage au moment où il fixe la caméra. Tout le monde peut constater que ses yeux sont sans expression, qu’il a l’air complètement dans le vague. Quand on projettera cette vidéo aux jurés, certains – peut-être tous – comprendront que Peter traversait un épisode de somnambulisme à ce moment-là et, par conséquent, qu’il est bel et bien somnambule. Malgré tout, Kay, ce système de défense ne fonctionnera pas. Si vous voulez voir un jour Peter revenir chez lui en homme libre, vous devez le convaincre de nous laisser attaquer l’argumentation de l’État, et démontrer qu’il existe un doute raisonnable qu’il ait tué Susan et un doute raisonnable qu’il ait tué votre père.

– C’est aussi mon avis », renchérit Markinson avec force.

Banks et Markinson étaient revenus à la résidence. Une semaine s’était écoulée depuis le vol de la chemise de Peter chez Elaine. D’elle ou de moi, je ne sais laquelle était la plus angoissée par cette disparition.

Je ne pouvais soupçonner que deux personnes de l’avoir subtilisée : Gary Barr et Vincent Slater. Vincent avait tout de suite deviné que « l’objet » qu’utilisait Elaine pour me faire chanter ne pouvait être que cette chemise, et j’étais pratiquement certaine que Gary Barr avait surpris notre conversation à ce sujet.

J’envisageais même que Vince ait voulu récupérer la chemise après qu’Elaine eut encaissé le million de dollars quand elle avait essayé de pousser plus loin le chantage, mais pourquoi me l’avoir caché ? Lorsque je lui posai la question tout de go, il reconnut qu’il avait compris que « l’objet » qui avait disparu était bien la chemise de Peter, mais il nia catégoriquement l’avoir prise. Je ne savais si je devais le croire ou non.

Si c’était Gary Barr qui l’avait volée, que comptait-il en faire ? Peut-être l’utiliser pour passer un accord avec le procureur, quelque chose du genre : « Peter n’était qu’un gosse. J’ai eu pitié de lui. J’ai dissimulé le corps, puis je l’ai aidé à l’enterrer au-delà de la clôture. »

Barr et Slater avaient tous les deux facilement accès à la maison d’Elaine. Gary était toujours dans les parages. Vince allait et venait à intervalles réguliers. Le garde de la résidence se tenait presque en permanence à la porte d’entrée. Il faisait un tour par-derrière de temps en temps, mais, l’un comme l’autre, les deux hommes pouvaient aller et venir à leur guise sans être vus.

Avant de découvrir que quelqu’un s’était introduit chez elle, Elaine avait passé quatre jours dans son appartement à New York. L’individu qui avait dérobé la chemise avait eu tout le temps de chercher. À Vincent et Gary s’ajoutait dans mon esprit un autre suspect, bien que cette possibilité me parût peu vraisemblable. En me racontant la disparition de la chemise, Elaine avait laissé échapper que Richard était au courant du vol. L’aurait-il prise à titre d’assurance contre ses futures dettes de jeu ? Pourtant, au dire d’Elaine, son fils ignorait qu’elle ne l’avait pas remise dans le coffre de la banque où elle était restée cachée pendant vingt-deux ans, et il était entré dans une colère noire quand elle lui avait fait part de sa disparition.

Toutes ces élucubrations se pressaient dans ma tête pendant que j’écoutais Conner Banks exposer, point par point, les arguments qui seraient la base d’une défense fondée sur le « doute raisonnable ».

« Peter et Susan étaient amis, mais personne n’a jamais suggéré qu’ils avaient une liaison amoureuse, disait Banks. La chemise a disparu, mais il n’y avait pas une trace de sang, ni sur le smoking de Peter ni sur son pantalon, ses chaussettes ou ses chaussures, détails dont il a été tenu compte.

– Et si cette chemise réapparaissait ? demandai-je. Supposons, simple hypothèse, qu’elle porte des taches du sang de Susan. »

Banks et Markinson me regardèrent comme si j’étais tombée sur la tête. « S’il y avait la plus infime possibilité que cela se produise, je négocierais pour deux condamnations concurrentes non cumulatives de trente ans,  dit Banks. Et je m’estimerais heureux de les obtenir. »

C’est reparti, pensai-je, et personne ne sait où cela va s’arrêter. Sans le savoir, Banks m’avait fourni la réponse. Si les avocats apprenaient l’existence de la chemise, ils proposeraient de plaider coupable et de négocier, et Peter refuserait d’avouer ces meurtres, avec pour seule perspective une condamnation lui donnant la possibilité – au mieux – de sortir de prison quand il aurait soixante-douze ans.

Notre enfant aura alors trente ans, pensai-je.

« Je n’essayerai pas de convaincre Peter de changer sa ligne de défense, leur dis-je. C’est celle qu’il a choisie et je le soutiendrai. »

Les deux hommes repoussèrent leurs chaises et se levèrent. « Dans ce cas, il vous faudra affronter l’inévitable, Kay, dit Markinson. Vous devrez élever seule votre enfant. »

En quittant la salle à manger, Markinson s’arrêta devant le vaisselier. « Magnifique service, fit-il remarquer.

– En effet », dis-je, adoptant le ton poli d’une conversation de salon, consciente que les avocats de Peter avaient pratiquement jeté l’éponge, sur le plan émotionnel du moins.

Conner Banks examinait l’un des tableaux que j’avais descendus du dernier étage. « Il est exceptionnel, dit-il. C’est un Lancaster, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas, confessai-je. Ma culture artistique est très limitée. Je l’ai simplement préféré à celui qui était accroché à sa place précédemment.

– Vous avez l’œil, dit-il d’un ton approbateur. Nous allons vous laisser à présent. Nous avons prévu de rencontrer plusieurs médecins qui ont traité des patients souffrant de parasomnie. Le cas échéant, ils pourront témoigner qu’ils sont totalement inconscients de leurs actes durant un épisode de somnambulisme. Si Peter et vous persistez à vouloir utiliser cette ligne de défense, nous ferons appel à eux. »

C’était jour de visite à la prison. Ma taille s’épaississait, et j’étais obligée de laisser le haut de mon pantalon déboutonné. Je portais des cols roulés ; ils dissimulaient ma maigreur, à l’exception de mon tour de taille. Je m’inquiétais de cette perte de poids, mais le gynécologue m’avait rassurée, affirmant que ce n’était pas inhabituel durant les premiers mois de grossesse.

À partir de quand mes doutes concernant l’innocence de Peter commencèrent-ils à se dissiper pour de bon ? Probablement lorsque je me mis à fouiller dans les classeurs qui se trouvaient au dernier étage. J’y appris une foule de détails sur son enfance. Année après année, jusqu’à sa mort, sa mère avait classé les photos de Peter dans des albums. Il avait douze ans lorsqu’elle était décédée. Je fus frappée par la quasi-absence de son père sur ces photos. Peter m’avait dit qu’après sa naissance sa mère avait cessé d’accompagner son mari dans ses voyages d’affaires.

Elle avait inscrit des notes sur certaines pages, des réflexions affectueuses sur son intelligence, sa vivacité, son caractère facile, son sens de l’humour.

Un sentiment nostalgique m’envahissait tandis que je feuilletais les albums. Peter avait été si proche de sa mère. Puis je tombai sur une photo prise par le photographe du Record de Bergen le jour de son enterrement. Le visage ravagé par le chagrin, s’efforçant de refouler ses larmes, Peter marchait à côté du cercueil de sa mère, une main posée dessus.

Je trouvai aussi ses annuaires de classe dans un dossier. Dans l’un d’eux, la légende inscrite sous sa photo disait : « L’élégance dans l’effort. » Or il était en dernière année à Princeton lorsque Susan avait disparu. Dans les mois qui avaient suivi, le bureau du procureur n’avait cessé de l’interroger.

Quand je me présentai à la prison en début d’après-midi et que Peter fut amené par le gardien, il me regarda longuement à travers la cloison sans prononcer un mot. Il tremblait et ses yeux étaient brillants de larmes. Il décrocha le téléphone à côté de lui. « Kay, dit-il d’une voix rauque, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai cru que tu ne viendrais pas aujourd’hui, que tu ne viendrais plus jamais, que tu avais enduré plus de souffrances que tu ne pouvais en supporter. »

J’eus soudain l’impression d’avoir devant moi le garçon de douze ans suivant l’enterrement de l’être qu’il aimait le plus au monde. « Je ne te quitterai jamais, lui dis-je. Je t’aime beaucoup trop pour te laisser. Tu n’as jamais fait de mal à personne, Peter. J’en suis convaincue. Tu en es incapable. Il y a une autre explication et, avec l’aide de Dieu, je la trouverai. »

Le soir même, je téléphonai à Nicholas Greco.