« NOUS SAVONS que c’est lui, mais avons-nous assez de preuves pour l’inculper ? » lança Barbara Krause au vice-procureur, Tom Moran, chef de sa brigade criminelle. Six jours s’étaient écoulés depuis la découverte du corps de Susan Althorp en bordure de la propriété des Carrington. Une autopsie avait été pratiquée et l’identification confirmée. La cause de la mort était la strangulation.
Moran, un homme de corpulence imposante, à la calvitie prononcée, fort de vingt-cinq années de carrière au bureau du procureur, partageait la frustration de sa patronne. Depuis la découverte du cadavre, la fortune et la puissance de la famille Carrington s’étalaient au grand jour. Carrington avait réuni une équipe d’avocats d’assises connus à travers tout le pays qui se préparaient déjà à s’opposer à une éventuelle inculpation. Il était indéniable que le procureur du comté de Bergen disposait de suffisamment d’éléments factuels pour déposer une plainte pour homicide visant Carrington, et un jury d’accusation l’inculperait presque certainement. Mais il était tout aussi probable qu’au procès un jury ayant obligation d’être convaincu hors de tout doute raisonnable l’acquitterait ou se verrait dans l’impossibilité de rendre un verdict.
Nicholas Greco était attendu au bureau du procureur d’un moment à l’autre. Il avait demandé un rendez-vous avec Barbara Krause, et elle avait invité Moran à assister à l’entretien.
« Il prétend détenir des éléments intéressants, avait dit Krause. Espérons-le. Je n’aime pas beaucoup voir des gens de l’extérieur intervenir dans nos affaires mais, dans le cas présent, je suis prête à lui accorder tout le crédit qu’il voudra s’il nous aide à prouver la culpabilité de Carrington. »
Elle avait passé la matinée à discuter avec Moran des points forts et des points faibles de l’affaire et n’avait rien découvert de nouveau. Le fait que Carrington ait reconduit Susan chez elle et soit la dernière personne connue à l’avoir vue perdait de son importance à partir du moment où le père et la mère de Susan l’avaient entendue rentrer et qu’elle leur avait dit « bonsoir » à travers la porte. Quand l’éventualité d’un acte criminel avait été évoquée, Carrington, âgé de vingt ans à l’époque, avait répondu à toutes les questions des inspecteurs. Comprenant que les soupçons se portaient sur son fils, le père de Peter avait permis, voire exigé, qu’on fouille de fond en comble la maison, le parc et la voiture du jeune homme. Les recherches n’avaient rien donné.
Au bout de vingt-quatre heures, Susan n’ayant toujours pas contacté sa famille, les enquêteurs avaient examiné le smoking d’été et les chaussures de Peter afin d’y relever d’éventuels indices, sans résultat. Sa chemise de smoking était restée introuvable. Il avait prétendu l’avoir mise dans la corbeille de linge sale comme d’habitude et la nouvelle femme de chambre avait juré qu’elle l’avait donnée au service de la blanchisserie le lendemain matin. Le patron de la blanchisserie de son côté avait affirmé n’avoir eu en main qu’une seule chemise de soirée, celle qui appartenait au père de Peter, mais, comme le reste, cette piste n’avait mené nulle part. L’enquête montra que ce teinturier était connu pour égarer les vêtements et mélanger les commandes.
« En réalité, ils avaient livré la veste d’un voisin le jour où ils étaient passés prendre cette chemise », dit Krause, l’exaspération pointant dans sa voix. « La chemise de Carrington est la pièce à conviction que nous avons toujours cherchée. Je suis prête à parier qu’elle était tachée de sang... »
La sonnerie de l’interphone posé sur son bureau retentit. Nicholas Greco venait d’arriver.
Greco avait fait la connaissance de Tom Moran le jour où il était venu consulter les dossiers de l’affaire Althorp. Il ne perdit pas de temps à expliquer la raison de sa visite. « Je pense que vous comprenez ce que ressent Mme Althorp aujourd’hui, dit-il. Elle sait que Susan et elles reposeront bientôt côte à côte au cimetière. Naturellement, la découverte du corps de sa fille sur la propriété des Carrington a renforcé son souhait de faire traduire Peter Carrington en justice.
– C’est aussi notre réaction, dit Krause.
– Comme vous le savez, j’ai interrogé des personnes proches des Carrington, comme certains membres du personnel. Il arrive que des souvenirs ressurgissent longtemps après que l’excitation de l’enquête initiale est retombée. J’ai vu dans vos dossiers que vous aviez interrogé Gary et Jane Barr, les anciens et actuels gardiens des Carrington.
– Naturellement. »
Barbara Krause se pencha en avant, marquant ainsi son intérêt et son attente.
« Il y est rapporté que Barr a déclaré avoir entendu Peter Carrington dire à Vincent Slater le matin du brunch que Susan aurait oublié son sac dans sa voiture et lui demander de le lui rapporter au cas où elle en aurait besoin. Cette remarque m’a paru surprenante, étant donné que Susan devait assister au brunch et que sa mère se souvenait que ledit sac était une petite pochette du soir. Slater a répondu qu’il avait regardé dans la voiture et que le sac ne s’y trouvait pas. J’ai un peu cuisiné Barr et il s’est souvenu que Carrington avait répliqué à Slater : “C’est impossible. Il y est sûrement.”
– Le sac a été retrouvé avec le corps de Susan, dit Barbara Krause. Insinuez-vous que Carrington le lui aurait rendu après être soi-disant allé se coucher et aurait ensuite oublié son geste ? Cela n’a pas de sens.
– Y a-t-on découvert quelque chose d’intéressant ?
– Le cuir est totalement pourri. Un peigne, un mouchoir, un tube de rouge à lèvres, un poudrier. » Barbara Krause plissa les yeux. « Vous croyez vraiment qu’un souvenir si précis ait pu surgir soudain dans la mémoire de Barr ? »
Greco haussa les épaules.
« Oui, parce que j’ai parlé à Slater et il m’a confirmé cette conversation, mais en insistant sur un autre point. Il assure que Carrington lui a dit que Susan pouvait avoir oublié son sac. J’ajouterais deux observations personnelles : ma question a troublé Slater et Barr m’a paru très nerveux. N’oubliez pas que je lui ai parlé avant qu’on ne découvre le corps. Je sais que sa femme et lui venaient parfois servir chez les Althorp quand ils donnaient des réceptions. Gary aurait pu y côtoyer Susan aussi bien que chez les Carrington.
– Jane Barr jure qu’après le dîner Gary et elle ont regagné directement l’appartement qu’ils habitaient alors en ville, dit Tom Moran à Greco.
– Barr cache quelque chose, dit catégoriquement Greco. Et il y a gros à parier que cette histoire de sac est d’une importance capitale.
– Je suis encore plus intéressée par la disparition de la chemise que Carrington portait le soir de la réception, dit Barbara Krause.
– C’était l’autre point dont je voulais discuter avec vous. J’ai un correspondant aux Philippines. Il est parvenu à retrouver la trace de Maria Valdez, la femme de chambre qui a fait une déposition concernant cette chemise.
– Vous savez où elle se trouve ! s’exclama Krause. Un mois après le début de l’enquête, elle a quitté son travail et s’est mariée. C’est tout ce que nous savons. Elle avait promis de nous communiquer sa nouvelle adresse, mais nous n’avons plus eu aucune nouvelle d’elle. Nous savons seulement qu’elle a divorcé et s’est évanouie dans la nature.
– Maria Valdez s’est remariée et a trois enfants. Elle vit à Lancaster, en Pennsylvanie. Je l’ai rencontrée hier. Je suggère qu’une personne autorisée à passer un accord avec elle m’accompagne demain à Lancaster. Il faut qu’elle ait la garantie écrite de ne jamais être poursuivie pour faux témoignage quand on l’a interrogée voilà des années.
– Elle aurait donc menti à propos de la chemise ! » s’écrièrent Krause et Moran d’une seule voix.
Greco sourit.
« Disons qu’avec l’âge elle s’est aperçue qu’elle ne pouvait plus vivre en sachant que sa déposition, il y a vingt-deux ans, a empêché la condamnation d’un assassin. »