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APRÈS LE DÉPART de Banks et de Markinson, je montai dans ma chambre et m’étendis sur mon lit pour me reposer. Il était presque cinq heures. Je savais qu’un garde était posté à la grille et qu’un autre surveillait le parc. J’avais renvoyé Jane chez elle, prétextant que j’étais fatiguée et que je réchaufferais un peu de potage plus tard. Dieu merci, elle ne protesta pas. Je pense que mon attitude indiquait clairement que je désirais être seule.

Seule dans cette vaste maison où jadis, des siècles plus tôt, dans un autre pays, un prêtre avait été traîné dehors avant d’être roué de coups et décapité. Allongée sur mon lit, moi aussi j’avais l’impression d’avoir été rouée de coups.

Était-il possible que mon mari m’ait conduite jusqu’à l’autel pour s’assurer que je ne témoignerais jamais contre lui ?

Était-il possible que toutes ses déclarations d’amour ne soient rien d’autre que les calculs d’un assassin plein de sang-froid qui, plutôt que de courir le risque de me tuer, avait préféré m’épouser ?

Je revoyais Peter debout dans sa minuscule cellule, fixant sur moi des yeux remplis d’amour. Se moquait-il de moi alors, de Kay Lansing, la fille du paysagiste, qui avait l’incommensurable stupidité de croire qu’il était tombé amoureux d’elle au premier regard ?

Il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, me rappelai-je.

Je posai la main sur mon ventre, un geste devenu réflexe quand m’assaillaient des pensées que je refusais d’envisager. J’étais certaine que le bébé était un garçon, non parce que je le souhaitais, mais simplement parce que je le savais. Je portais le fils de Peter.

Peter m’aime, me dis-je farouchement. Il n’y a pas d’autre réponse.

Suis-je en train de me bercer d’illusions ? Non, non et non.

Ne laisse pas échapper ce que tu as, car c’est le bonheur. Qui a dit ça ? j’ai oublié. Mais je ne laisserai pas échapper mon amour pour Peter ni sa foi en moi. Je le dois, tout mon instinct me dit que c’est la vérité. La réalité.

Je finis par me calmer. Je pense que je somnolai un peu, car la sonnerie du téléphone près de mon lit me réveilla en sursaut. C’était Elaine.

« Kay », dit-elle. Je perçus un tremblement dans sa voix.

« Oui, Elaine. » J’espérais qu’elle n’avait pas l’intention de me rendre visite.

« Kay, il faut que je vous parle. C’est très important. Puis-je passer vous voir cinq minutes ? »

Je n’avais pas d’autre choix que d’accepter. Je me levai, m’aspergeai le visage d’eau froide, puis me maquillai légèrement avant de descendre. Que je me donne cette peine pour la belle-mère de Peter pouvait paraître stupide, mais j’avais le sentiment qu’allait se déclencher une lutte d’influence entre Elaine et moi. Avec Peter en prison, elle reprenait l’habitude de venir ici à tout bout de champ comme si elle était à nouveau chez elle.

Mais lorsque je la vis apparaître un moment plus tard, rien dans son attitude n’évoquait la châtelaine du lieu cherchant à rétablir sa position. Elaine était d’une pâleur mortelle et ses mains tremblaient. Elle était manifestement dans tous ses états. Je remarquai qu’elle portait un sac en plastique sous le bras.

Elle ne me laissa pas le temps de lui dire bonsoir : « Kay, Richard a de graves ennuis. Il a joué aux courses à nouveau. Il me faut immédiatement un million de dollars. »

Un million de dollars ! C’était plus d’argent que j’en aurais gagné en une vie entière à la bibliothèque. « Elaine, protestai-je, je ne possède pas une somme pareille, et il est inutile de la demander à Peter. Il trouve insensé que vous continuiez ainsi à éponger ses dettes. Il m’a dit que le jour où vous refuseriez de payer, Richard serait enfin obligé de mettre fin à sa passion du jeu.

– Si Richard ne paie pas cette dette, il ne vivra pas assez longtemps pour mettre fin à sa passion », répliqua Elaine. Elle semblait au bord de la crise d’hystérie. « Écoutez-moi, Kay. J’ai protégé Peter pendant presque vingt-trois ans. Je l’ai vu rentrer à la maison le soir où il a tué Susan. Il marchait dans son sommeil et il y avait du sang sur sa chemise. Je ne savais pas dans quelle histoire il s’était fourré, mais je savais que je devais le protéger. C’est moi qui ai pris la chemise dans la corbeille à linge afin que la femme de chambre ne la voie pas le lendemain. Si vous croyez que je mens, regardez. »

Elle déposa le sac en plastique sur la table basse et en retira quelque chose. C’était une chemise de smoking blanche. Elle la déplia sous mes yeux. Il y avait des traces sombres sur le col et autour des trois boutons du haut. « Vous comprenez ce que sont ces taches, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle.

Craignant de m’évanouir, je me laissai tomber sur le canapé. Oui, je voyais ce qu’elle brandissait devant moi. Je ne doutai pas un instant qu’il s’agissait de la chemise de Peter, ni que les taches brunes étaient le sang de Susan Althorp.

« Trouvez l’argent pour demain matin, Kay », dit Elaine.

L’image de Peter brutalisant Susan m’emplit soudain l’esprit. L’autopsie avait montré qu’elle avait reçu un coup violent à la bouche. C’était ainsi qu’il avait attaqué le policier. Mon Dieu, pensai-je, mon Dieu. Il ne reste plus aucun espoir.

« Avez-vous vraiment vu Peter revenir ce soir-là ? demandai-je.

– Oui.

– Vous êtes sûre qu’il marchait comme un somnambule ?

– Sûre et certaine. Il est passé près de moi dans le couloir sans me voir.

– À quelle heure environ est-il rentré ?

– À deux heures du matin.

– Que faisiez-vous dans le couloir à cette heure-là ?

– Le père de Peter ne cessait de vitupérer à cause du coût de la réception, et j’avais décidé d’aller dans une des autres chambres pour ne plus l’entendre. C’est à ce moment-là que j’ai vu Peter qui montait l’escalier.

– Et ensuite vous êtes allée dans sa chambre pour y chercher la chemise. Supposons qu’il vous ait vue, Elaine ? Qu’auriez-vous fait ?

– Je lui aurais dit que je l’avais vu marcher dans son sommeil et que je voulais m’assurer qu’il avait retrouvé son lit. Mais il ne s’est pas réveillé. Grâce à Dieu, j’ai pu emporter sa chemise. Si on l’avait trouvée dans la corbeille, le lendemain matin, il aurait été arrêté et condamné. Il serait probablement encore en prison. »

Elaine me parut plus calme. Elle se disait sans doute que j’allais tout faire pour trouver cet argent. Elle replia soigneusement la chemise et la rangea dans le sac, comme l’aurait fait une vendeuse dans un magasin.

« Si vous vouliez réellement aider Peter, n’aurait-il pas été plus simple de jeter cette chemise ? lançai-je.

– Non, car c’était la preuve que j’avais vu Peter cette nuit-là. »

Une police d’assurance, en quelque sorte. Une provision pour les mauvais jours.

« Je trouverai l’argent, Elaine, lui promis-je, mais à condition que vous me donniez cette chemise.

– Vous l’aurez, Kay. Je regrette d’avoir dû en venir là. J’ai protégé Peter parce que je l’aime. Maintenant vous devez protéger mon fils. Quand vous aurez un enfant, vous comprendrez. »

Peut-être puis-je déjà comprendre, pensai-je. Je n’avais annoncé la nouvelle à personne excepté aux avocats de Peter. C’était trop tôt, et je ne voulais pas que la presse l’apprenne. Je n’avais aucunement l’intention de dire à Elaine que j’étais enceinte, pas au moment où j’étais en train de négocier l’achat de la chemise tachée de sang qui prouvait que le père de mon enfant était un assassin.