Le secret d’Oz
L’Alliance des Trois, Floyd, Chen, Tania, Randy et Dorine, ainsi que Torshan et Ti’an, remontaient le long du quai sur leurs chiens respectifs. Tania était désormais sur le dos de Draco, le golden retriever qu’avait monté Elliot avant de disparaître.
Ils ne croisèrent personne, à leur grande surprise, et les Ozdults qui les virent se contentèrent d’écarquiller grands les yeux au passage de ces chiens géants et de leurs jeunes cavaliers.
Le calme des Pans rassurait les adultes qui les prenaient pour une nouvelle excentricité de l’empereur, ou une nouvelle invention militaire. Les adolescents ne se faisaient guère d’illusion, cela ne tiendrait pas longtemps au moment de pénétrer dans les bâtiments officiels, mais ils avaient opté pour une approche frontale. Jouer les commandos dans un lieu pareil relevait du suicide. Faute de temps, de préparation, les Pans n’avaient plus qu’une possibilité : compter sur leurs capacités, leurs altérations, et surtout sur le pouvoir d’Ambre afin d’accéder au plus vite au Cœur de la Terre.
Une fois que la jeune femme l’aurait absorbé, il ne faisait aucun doute que sortir deviendrait un jeu d’enfant.
Le ciel rouge se reflétait sur les façades des immeubles. Il était tout proche.
La ville était si calme, même en pleine nuit, qu’elle semblait déserte.
Les Pans remontèrent une rampe vers une rue plus large et Matt remarqua qu’en de nombreux endroits des pousses vertes sourdaient entre les pavés.
– Ils n’entretiennent plus leur cité, nota-t-il. Il se passe quelque chose.
– Il commence à y avoir de la mousse sur les maisons et les immeubles, ajouta Tobias.
Seul le cœur de ce qui avait été Londres était aménagé pour former Castel d’Os, tout avait été nettoyé en profondeur pour libérer la pierre de sa gangue de végétation, mais peu à peu, cette dernière tentait de rétablir sa domination. C’était un combat de tous les jours que les Ozdults avaient manifestement décidé de ne plus mener.
Les Pans arrivèrent devant un pont en pierre et en bronze. Matt fit tourner Plume vers ses camarades.
– Ambre, tu sens le Cœur de la Terre ?
La jeune femme était concentrée depuis un moment déjà.
Elle hocha la tête.
– Un tel concentré d’énergie de l’autre côté du fleuve, que je le sens rayonner jusqu’ici.
Elle pointa le doigt vers l’horloge monumentale qui surplombait les toits, et Plume s’élança aussitôt.
Ils passèrent près du château noir, au moment où les portes s’écartaient pour laisser sortir une bonne centaine de soldats en armure. Matt et Floyd, à l’avant-garde de leur petite troupe, firent faire un pas de côté à leurs chiens pour se préparer au pire. Cependant les gardes filèrent au pas de course vers les remparts nord de Castel d’Os.
– Une guerre se prépare, si vous voulez mon avis ! déclara Tobias. Toute la ville est mobilisée au nord ou a déjà fui.
– C’est pour ça que personne ne se soucie de nous ! confirma Tania.
– J’ai pas très envie d’être coincé ici par un siège, avoua Chen.
Matt était d’accord, il fit foncer Plume en direction de l’horloge qui sonna une heure du matin.
Les rares Ozdults qu’ils croisaient se hâtaient vers les quais avec leurs affaires sur les bras, ou étaient déjà en tenue et se dirigeaient vers les remparts sans se soucier de cette colonne de chiens géants qui ne ressemblait pourtant à rien de ce qu’ils connaissaient.
Au nord, un fracas colossal résonna et des cris se répercutèrent jusqu’au centre de la cité.
– Plus vite ! ordonna Matt en lançant Plume à un trot soutenu.
Plume, Gus et les autres quadrupèdes ralentirent seulement en débouchant sur une large place qui se terminait par un bâtiment à l’architecture complexe, percé de hautes fenêtres étroites et flanqué de trois tours semblables à des clochers gigantesques. On eût dit une vaste expérimentation entre un château et une cathédrale. Mais surtout, les milliers de bougies posées dans le moindre renfoncement de ses façades ciselées donnaient l’illusion qu’il était vivant. Il y en avait des dizaines de milliers. Partout. Avec les jeux d’ombre et de lumière, la pierre tremblait légèrement, comme si l’édifice respirait, et avec toutes ses fenêtres noires qui formaient des creux, des trous et des vides, l’ensemble avait quelque chose d’un squelette monstrueux.
La carcasse formidable d’une créature architecturale unique.
Le palais de Castel d’Os.
L’entrée sur le côté était surveillée par pas moins de six gardes qui s’agitèrent en voyant neuf chiens de la taille de chevaux approcher à vive allure.
– Ambre, tu es avec moi ? demanda Tobias.
– Quand tu veux.
Le temps que Tania, Chen et Randy tirent avec les arcs et arbalètes, Tobias avait expédié quatre projectiles parfaitement ajustés par Ambre et les six gardes furent réduits au silence en une poignée de secondes. Les chiens sautèrent par-dessus les corps. Maintes fois déjà les Pans avaient dû se servir de la violence contre des hommes, mais aucun ne s’y habituait. Blesser, tuer, restait chaque fois terrifiant.
Plume donna un puissant coup de patte dans la porte qui sortit de ses gonds.
Quatre autres soldats se précipitèrent, l’arme à la main. Trois tombèrent sous les flèches des Pans et le dernier reçut un coup d’épée si puissant dans sa propre lame que celle-ci s’envola, avant de voir l’épée de Matt s’enfoncer dans son plastron, malgré l’épaisseur de l’acier qui le protégeait.
Matt demeurait impassible. Aucune émotion sur ses traits, malgré la mort qu’il venait de donner sans hésitation.
Tobias le savait, dans l’action son ami pouvait se montrer sous son pire jour. C’était la faute des Cyniks. Tout avait commencé avec eux. La première fois que Matt n’avait pas su se défendre, il était tombé dans le coma pendant cinq mois avant de se réveiller sur l’île Carmichael. Et la guerre avait suivi…
Mais il y aurait un contrecoup, Tobias connaissait Matt mieux que personne. S’ils réchappaient à tout ça, son ami se souviendrait du visage de cet homme. Il reverrait ses yeux au moment où son épée avait perforé ses organes pour lui prendre la vie, et il n’en dormirait pas pendant plusieurs nuits.
Les chiens traversèrent un grand hall, guidés par Ambre qui tentait de percevoir l’origine de l’énergie qui lui parvenait.
– Ça vient de la droite, dit-elle. Du centre du palais.
Ils poussèrent d’autres portes, filèrent par des couloirs couverts de tissus rouge ou vert et entièrement décorés de bois sculpté, et parfois de dorures. Le palais était étrangement vide. L’essentiel des troupes était parti vers les remparts au nord de la cité.
Ils passèrent par une série de corridors donnant sur des pièces toutes identiques et qui sentaient mauvais. Curieux, Tobias finit par guider Gus un court instant vers l’une d’elles, pour y jeter un coup d’œil.
Il ne vit qu’une table avec des étriers en métal ainsi qu’une bassine en cuivre.
– Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? s’étonna-t-il.
Ambre lui attrapa le bras et guida Gus vers la salle suivante, identique.
– Je sais ce que c’est, dit-elle. Ces sangles-là, c’est pour y mettre les jambes.
– Les jambes ? Mais pour… Oh ! Tu veux dire que…
– C’est là qu’ils font accoucher leurs femmes.
– C’est glauque comme hôpital !
Un peu plus loin, ils découvrirent des salles aménagées en dortoirs, des lits superposés, des tonneaux d’eau, et parfois des chaînes scellées aux murs.
Dehors le ciel rouge commençait à gagner les hauteurs de la ville. Le grondement du tonnerre se fit entendre et les Pans crurent même percevoir des cris au loin.
Ambre en avait assez vu, elle fit signe à Tobias de poursuivre.
– Voilà pourquoi on ne voit jamais de femmes enceintes accoucher, dit-elle. Elles viennent toutes ici.
– Et qu’est-ce qu’ils font des bébés ? demanda Tobias.
Personne ne répondit.
Ambre ferma les yeux à nouveau et pencha la tête pour deviner la provenance exacte de l’énergie qui filtrait du palais.
Elle montra une double porte.
– C’est là. Tout proche.
Matt descendit de Plume et tira sur un des battants.
Une immense salle éclairée par des lustres de bougies occupait toute la largeur du bâtiment. Haute de plus de deux étages, et longue comme un terrain de football, elle était remplie d’alambics complexes, de chaudrons, de tonneaux, et surtout de bassines en cuivre, les mêmes que celles aperçues dans les salles d’accouchement.
La nuit embrasée de carmin se déversait par les fenêtres et Matt remarqua que Castel d’Os était à présent recouvert par des nuages noirs d’où tombait cette étrange lumière de sang. Le tonnerre gronda à nouveau et cette fois il ne s’arrêta pas. Il se passait quelque chose au nord de la cité qui se répandait peu à peu dans toute la ville.
Ambre glissait au-dessus des parquets, et ses mains effleuraient les ustensiles de chimie qui occupaient les paillasses.
– C’est un laboratoire…, dit Tania avec une pointe d’inquiétude.
Ambre suivit l’agencement des lieux et vit des monte-charges avec d’autres bassines en cuivre. Certaines contenaient encore un linge blanc taché de rouge.
– Ils acheminent les nourrissons là-dedans. Ils les font monter jusque-là.
– Pour quoi faire ?
Ambre continua son inspection, suivie de près par Matt.
Plusieurs rangées de rails tenaient des flacons en verre reliés à des cathéters et des aiguilles. Certains bocaux contenaient encore un fond de liquide rouge.
Ambre déglutit avec peine.
– Ils font des transfusions de sang aux nourrissons, supposa-t-elle avec effroi.
D’autres bocaux similaires s’empilaient près des alambics.
– Pas des transfusions, non, comprit Tania.
Ambre porta une main à sa bouche.
– C’est une usine à Élixir, dit-elle.
Tobias et plusieurs Pans s’écartèrent brusquement des instruments, conscients de tout ce que cela impliquait.
Ils examinèrent, outrés, les spirales de verre, les cucurbites, les chapiteaux, les serpentins sales, dans lesquels gisaient des liquides douteux, des concentrés infâmes.
Ils avaient sous les yeux tout le parcours réservé aux enfants du peuple d’Oz.
Soudain Ambre traversa la salle à toute vitesse pour s’arrêter face à un entassement de bassines.
Derrière, la solide porte d’un four énorme était entrouverte.
Ambre s’en approcha.
– Ne fais pas ça, lui conseilla Matt d’une voix posée. Tu sais très bien ce qu’il y a là-dedans.
Mais Ambre ne l’écoutait plus. Elle posa les doigts sur la poignée et tira. Une odeur de cendre lui sauta aux narines.
L’intérieur du four était encore tiède. Tapissé de poudre grise, comme s’il s’agissait de la surface de la Lune.
Et quelques fragments plus gros. Des bouts d’os minuscules.
Ambre tourna la tête.
– Les salauds, lâcha-t-elle en contenant ses haut-le-cœur.
Elle respirait fort.
– Même les nourrissons, gronda-t-elle tout bas.
– À quoi ça leur sert ? demanda Dorine, les yeux remplis de larmes. Ils n’ont même pas d’altération développée à cet âge !
– À vivre éternellement, expliqua Floyd d’une voix d’outre-tombe.
Il se tenait en retrait, près d’une série de tableaux. À la craie était écrit le résultat des meilleures expériences.
Et tout en haut, en lettres capitales, ils purent lire :
« SECRET DE JOUVENCE – FORMULE DU NECTAR DE VIE »