Ambre
Tobias parvint en bas de la falaise en sueur, le souffle court, et réveilla tout le camp en catastrophe. Il tira sur les couvertures, donna des coups de pied dans les casseroles, renversa les rames sur les galets.
– Debout ! Debout ! ordonnait-il en se retenant de crier trop fort.
Il ne voulait pas que les Tourmenteurs sachent qu’ils étaient repérés.
Matt bondit sur ses pieds, son épée devant lui.
– Combien ? demanda-t-il.
– Pas des Cyniks, Matt, des Tourmenteurs.
Tobias vit son ami blêmir malgré l’obscurité, et reculer d’un pas.
– C’est quoi ? s’enquit Léo. Dangereux ?
Matt l’ignora.
– Plusieurs ? demanda-t-il à Tobias.
– Entre sept et dix.
Cette fois la lame de Matt retomba, jusqu’à ce que la pointe cogne contre les galets.
Ils pouvaient affronter un Tourmenteur, avec l’aide d’Ambre, c’était un exploit qu’ils avaient déjà réussi. Mais sept, c’était impossible.
– Tout le monde dans les barques ! commanda Ambre. Les Tourmenteurs n’aiment pas l’eau, si nous nous éloignons assez ils n’oseront pas nous suivre.
– Et ensuite ? dit Floyd. On rame jusqu’en Angleterre ? Si les courants ne nous emportent pas, la faim et la soif auront raison de nous !
– Ça ne pourra pas être pire que de rester ici.
Ambre fut la première à tirer sur la corde d’une des barques et les Pans en firent autant jusqu’à ce que Tania s’écrie :
– Chen ! Personne ne l’a prévenu ! Il est encore en haut de la falaise à surveiller l’est !
Elle allait s’élancer lorsque Tobias l’arrêta.
– Je suis plus rapide que toi, dit-il en courant vers ce qui ressemblait à un vieux sentier aux herbes hautes.
Tobias usa de son altération et sa vitesse doubla. Il courait plus rapidement qu’un homme à vélo. Plusieurs pierres roulèrent depuis les hauteurs de la falaise, dans son sillage.
Les barques à l’eau, les Pans firent monter les chiens avant de s’installer.
Matt désigna le large aux autres embarcations :
– Commencez à vous éloigner. Ambre et moi attendons Tobias et Chen. Allez ! Ne perdez pas de temps !
Tout d’un coup, Ambre pointa l’index vers le sommet des falaises à l’ouest. Plusieurs formes dominaient l’anse, leurs capes flottant au vent.
De l’autre côté, à l’est, Tobias et Chen dévalaient le sentier aussi vite qu’ils le pouvaient sans risquer de trébucher vers une mort certaine.
Les Tourmenteurs sautèrent dans la pente à leur tour.
– Ça va se jouer à rien, lâcha Matt, les dents serrées.
Des deux côtés de la crique, les adversaires fonçaient pour atteindre la plage en premier. Ils allaient se rejoindre au milieu. Sous le nez d’Ambre et Matt.
– Qu’est-ce qu’ils font là ? enragea Matt.
– Comment ont-ils fait pour nous retrouver ? Je n’ai plus utilisé l’énergie du Cœur de la Terre depuis notre fuite du centre commercial, il y a quatre jours ! C’était à plusieurs centaines de kilomètres d’ici !
– Tobias ne peut pas accélérer sans laisser Chen. Ils ne vont pas y arriver.
Il se leva pour dégainer son épée lorsque Ambre se glissa devant lui à la proue. Elle leva les mains vers le ciel.
– Vous voulez sentir le Cœur de la Terre ? dit-elle avec de la colère dans la voix. Je vais vous en donner.
Elle baissa les mains d’un coup en hurlant, un cri de rage, avec une pointe de douleur.
Un craquement titanesque résonna au-dessus de la mer au moment où la falaise se fendait en deux sur plus de vingt mètres de haut. Les Tourmenteurs s’immobilisèrent pour sonder le sol et la moitié de l’anse s’effrita sous leurs pieds.
Tout un pan de la côte glissa brusquement vers la plage, comme les parois des glaciers s’effondrent en Antarctique dans l’Océan. Des millions de mètres cubes de roche s’arrachèrent à la lande pour créer une avalanche impressionnante qui emporta tout avec elle.
Les Tourmenteurs furent happés au passage et disparurent dans le chaos qui s’abattit dans un fracas assourdissant quelques dizaines de mètres plus bas, recouvrant la moitié de la plage.
Une montagne de poussière s’envola avant de laisser apparaître une nouvelle colline de gravats, et une falaise revue et corrigée.
Tobias et Chen, qui s’étaient arrêtés un instant pour vérifier que c’était la paroi ouest qui se détachait et non celle où ils se tenaient, se hâtèrent de rejoindre le bas du sentier, et de courir en direction de la barque.
Ambre se tenait à l’avant, les mains posées sur le rebord, pour se tenir. Elle avait tout donné.
Au point de transformer le paysage.
Matt aida les deux adolescents à grimper à bord et il sauta sur les rames pour les éloigner du rivage.
Les vagues les renvoyaient vers la plage et Matt dut forcer pour les franchir.
Tobias et Chen étaient allongés au milieu de l’embarcation, en sueur et haletants.
– C’est dingue, lâcha Tobias. Ce qui vient… de se… passer. Dingue.
– C’est toi, Ambre ? demanda Chen.
Mais la jeune femme fixait un point face à elle, au niveau de l’éboulement.
– C’est impossible, murmura-t-elle.
Plusieurs rochers bougeaient. Et un Tourmenteur apparut, s’extrayant avec difficulté de l’avalanche de pierres. Puis un second.
Et un troisième.
– Ils sont immortels, bégaya Chen.
Les Tourmenteurs s’avancèrent jusqu’au bord de l’eau et s’agenouillèrent. Leur capuche penchée sur le ressac.
– Qu’est-ce qu’ils font ? s’inquiéta Tobias.
– Je crois qu’ils… crachent quelque chose, dit Ambre. Je ne vois pas ce que c’est.
Un liquide noir s’écoulait de la capuche des Tourmenteurs et flottait maintenant pour former une couche flottante. La masse noire prit soudain forme et s’étira pour se diriger vers la barque.
– Ça fonce vers nous ! s’alarma Chen en sautant sur une rame pour aider Matt.
Tobias s’y mit également et les trois adolescents poussèrent de toutes leurs forces pour faire prendre un maximum de vitesse à leur barque.
Un quatrième Tourmenteur sortit des décombres pour prendre position auprès de ses comparses, et cracha à son tour du liquide noir.
La bile de ténèbres se transformait en un long trait qui fusait vers les Pans.
Un cinquième Tourmenteur était en train de se dégager. S’ils s’y mettaient tous, ils finiraient par cracher suffisamment de matière pour les atteindre.
Ambre ferma les yeux et se concentra pour percevoir les vibrations du Cœur de la Terre en elle. Elle devina sa chaleur, qui se répandait à présent dans tout son corps. Ambre ouvrit les vannes, laissant l’énergie la pénétrer, se confondre avec son sang, avec son essence, avec ses propres sens.
Puis elle se focalisa sur la surface de la mer tout autour d’elle. L’écume. Le mouvement de la marée. Le frottement des molécules d’eau. Le picotement des atomes qui les formaient. Et quelque chose d’encore plus petit, de plus mystérieux encore. Un bourdonnement infime qui constituait l’origine même de la vie.
Ambre était en phase avec l’élément Eau.
Elle avait la mer au bout des doigts, ses mouvements, sa puissance, elle la sentait qui la remplissait, colossale, immuable.
Elle se recentra sur la surface. Et elle poussa. De toutes ses forces mentales, elle poussa sur la surface de la mer.
Et peu à peu, des vagues se créèrent. Des ondulations de plus en plus nombreuses, à l’amplitude plus marquée. Des creux de deux mètres.
Et les rouleaux apparurent tout au bout, sur la plage.
Ils déployèrent leurs spirales féroces pour se fracasser contre le bord, face aux Tourmenteurs.
Des tourbillons d’écume blanche se mirent bientôt à enrouler le filin de ténèbres.
Et avant qu’un autre Tourmenteur puisse se joindre aux forces d’Entropia, la mer et son irrépressible force naturelle avait repoussé le liquide noir jusqu’aux pieds des silhouettes effrayantes, qui finirent par se relever et regarder les Pans s’éloigner vers le large.