17.

L’électricité primale

Ambre était allongée sur son lit.

Ses mains croisées sur la poitrine, dans une robe blanche en satin, sa préférée.

Plus tard, Dorine raconta à Matt qu’Ambre s’était réveillée au début de la bataille contre les vers géants. Elle avait demandé qu’on lui explique ce qui se passait et, au moment de se lever, la douleur l’avait foudroyée. Elle avait rapidement pris conscience de la gravité de son état, et compris que plus jamais elle ne marcherait. Pourtant ses états d’âme étaient passés au second plan. Elle avait exigé d’être conduite sur le pont.

Bien que Dorine le lui eût fortement déconseillé, Ambre avait puisé dans ses forces et dans celles du Cœur de la Terre pour réveiller l’Océan et l’utiliser comme la force supérieure capable de protéger le Vaisseau-Vie.

Elle avait tout donné. Tout. Pour sauver ses compagnons, pour dégager le bateau de sa gangue de plastique, jusqu’à en perdre son souffle. Sa vie.

Matt posa un genou à terre devant la jeune femme et baissa la tête.

Elle venait d’être allongée là. Dorine avait tout fait, mais ça n’avait pas suffi. Ambre était partie.

Les larmes glissaient en silence sur les visages. Matt était accablé. Terrassé. Il refusait d’y croire, malgré l’évidence.

Une partie de lui entendait et subissait, l’autre n’était pas là, pas dans cette pièce, et vagabondait parmi les souvenirs qu’il avait d’Ambre, les espoirs, les projets, les émotions. Cette partie-là de lui n’était pas prête à entendre la vérité.

Ambre ne pouvait pas mourir.

C’était impossible. Ils étaient l’Alliance des Trois, et ça ne pouvait fonctionner qu’avec Tobias et elle. Et il y avait tout ce qu’ils n’avaient pas fait ensemble, tout ce qu’ils ne s’étaient pas dit.

Ambre ne pouvait pas être partie comme ça, si vite, sans accomplir ce qui l’attendait.

Alors Matt se redressa et déposa un long baiser sur ses lèvres.

Il lui prit les mains.

Elles étaient chaudes.

Dans son dos, Orlandia, Dorine, Tobias, Clara et Archibald regardaient, impuissants.

Matt sentait la vie en elle. Elle tournoyait comme un courant marin, imperturbable. Une force supérieure à celle qui anime un corps humain.

Le Cœur de la Terre.

Matt le savait, il était là, il habitait Ambre. Et tant que son enveloppe physique serait apte à le protéger, il alimenterait Ambre. Parce qu’il était la matrice de la vie terrestre. Le courant originel, l’arc électrique de la vie. L’Énergie Source.

Matt sentit la peau d’Ambre frissonner. Il lui caressa le front et l’observa avec les yeux de l’amour. Elle était belle comme un tableau de maître. Même inconsciente, une grâce exceptionnelle habitait l’adolescente. Ses cheveux brillaient dans la lumière du jour, comme saupoudrés de paillettes. Son nez remontait juste ce qu’il fallait pour conférer à son visage délicat un air mutin. L’ourlet de ses lèvres appelait Matt, doux et accueillant, tendre et apaisant.

Il constata que les joues pâles reprenaient un semblant de couleur, une timide pointe de rose.

– Elle n’est pas morte, murmura-t-il, comme s’il le savait depuis le début.

Tobias s’approcha.

– C’est vrai ? Je le savais ! Elle ne peut pas mourir, pas elle, pas comme ça !

Matt serra les mains de la jeune femme.

– Tu ne peux pas nous quitter, lui chuchota-t-il. Tu m’entends ? Tu ne peux pas nous lâcher !

Il l’embrassa à nouveau et glissa son nez dans le cou de son amie. Sa peau exhalait un parfum léger, un peu sucré, comme du pain d’épice. Une odeur familière, rassurante. Matt l’inspira à pleins poumons.

– Reviens-nous, lui murmura-t-il au creux de l’oreille. Nous sommes là pour toi. Je suis là.

Il demeura ainsi un moment, assistant au retour de la vie. Il vit sa poitrine se soulever à nouveau, progressivement, un souffle court mais régulier. Il perçut les battements de son cœur, timides, à travers la fine peau de son cou. Elle était de retour.

Matt lui déposa un baiser sur le front et se tourna vers Dorine.

– Elle est très faible, il faut l’hydrater, mais elle va vivre.

C’était à présent Dorine qui était pâle comme un spectre.

– Mais… son pouls… il…

– Le Cœur de la Terre vit en elle, expliqua Matt. Peut-être que pendant un moment elle a été… morte. Mais l’énergie de la vie est en elle. Elle la protège. Je le savais.

– Ambre est… immortelle ? demanda Clara.

– L’âme de l’Arbre de vie l’habite, expliqua Orlandia. Tant qu’il sera en elle, rien ne pourra lui arriver.

– Je crois que la source d’énergie qui bouillonne en elle la préserve, dit Matt. Du moins dans une certaine limite. Tant que son intégrité physique n’est pas menacée. La chair reste fragile.

– En revanche, elle peut libérer autant d’énergie qu’elle le veut ? questionna Archibald. Sans limite ?

– La preuve que si. Lorsqu’elle va trop loin, elle en paye le prix fort. Je crois qu’elle a vraiment été morte, pendant un court moment. Avant que la vie ne se fraye un chemin jusqu’à son esprit, son cœur. Il ne faut pas qu’elle pousse trop, qu’elle prenne le risque qu’un jour l’énergie ne suffise plus, ou que ça ne marche plus. Je ne crois pas que ce soit systématique.

– Elle a été choisie par l’âme de l’Arbre de vie, rappela Orlandia. Il a su détecter en elle une force singulière, un être à part. Capable de le transporter.

– Et de l’unifier à ses autres fragments, ajouta Tobias.

– Mais alors, enchaîna Archibald, quand elle va absorber les autres Cœurs de la Terre, elle va devenir quoi ? Un être… exceptionnel ! Presque comme un dieu !

– Si toute cette énergie et ce pouvoir ne la rendent pas folle, compléta Clara.

– Nous verrons en temps et en heure, dit Matt avant de pivoter vers Dorine. Reste à son chevet. J’ai confiance en toi, je t’ai vue à l’œuvre, je sais que tu es attentionnée. Elle va avoir besoin de soins, qu’on veille sur elle. Ambre doit être dans un état de fatigue extrême. Il faudra peut-être plusieurs jours avant qu’elle puisse s’éveiller. Je reviendrai souvent, mais fais-moi prévenir si elle rouvre les yeux.

– Tu parles comme quelqu’un qui s’en va pour une longue mission ! s’étonna Tobias. Qu’est-ce que tu as en tête ?

– Nous avons beaucoup de travail, en effet. Il faut contrôler l’état du navire. Si Ambre nous a tirés de la terre synthétique, ça ne signifie pas pour autant que nous sommes en sécurité. Il faut faire le point complet de nos avaries. Puis trouver un moyen de contourner cette terre ignoble. Nous sommes loin d’être tranquilles.

– Nos voiles n’ont pas souffert de l’attaque, l’informa Orlandia. En revanche les dégâts de la coque sont nombreux.

– Il faut en faire l’inventaire, voir ce que nous avons perdu. Et s’assurer que nous sommes encore capables de naviguer, même en cas de forte tempête. Et surtout veiller à ne plus nous échouer dans Entropia.

– Et il y a autre chose, rappela Tobias. N’oubliez pas que nous avons toujours un espion à bord. Et qu’il a déjà essayé de nous tuer.

– Et il prépare probablement un sale tour, déclara Matt en songeant au Scararmée retrouvé par Tobias.

– Les gardes ne quitteront pas la porte de cette chambre, lança Orlandia. Et ils vous accompagneront aussi, Tobias et toi, Matt.

– Je n’en veux pas, répondit Matt.

– Pourquoi ?

– Parce que nous ne pourrons jamais remonter jusqu’à lui, il y a trop de monde à bord, et il est trop prudent pour avoir laissé des indices derrière lui, c’est ce que Tobias a constaté en fouillant le hangar 18. Donc le seul moyen de le démasquer avant qu’il ne commette un acte de sabotage qui pourrait être fatal à cette mission, c’est de le laisser venir jusqu’à moi.

Tobias fixa son ami.

C’était une très, très mauvaise idée.