Un ciel de mauvais augure
Le jour se levait à peine quand la vigie de la galère cria pour prévenir qu’il avait repéré le Vaisseau-Vie. Sans lune, ils avaient été incapables de retrouver leur base d’attache, et s’étaient contentés de jeter l’ancre pour la fin de nuit, le temps de pouvoir s’orienter.
Ils accostèrent et firent débarquer l’équipage entier, avec Clara et Archibald encore secoués par la nuit qu’ils venaient de passer, suivis des dix nouveaux venus, tout penauds et terrorisés.
Le plus âgé, un brun d’environ quinze ans aux cheveux hirsutes et à la bouille toute ronde, s’approcha de Matt.
– C’est toi le chef ? demanda-t-il avec un fort accent français.
– Tu parles notre langue ! Parfait, tu vas pouvoir nous aider avec tes amis.
– Vous faites partie de la rébellion ?
– Quelle rébellion ?
Le garçon se renfrogna.
– Alors c’est vrai ce que vous nous avez raconté tout à l’heure à bord du bateau ? Vous venez vraiment de loin ?
– Vous allez libérer tout le pays ?
Matt ne sut que répondre. Il balbutia.
– Nous… En fait nous devons atteindre Paris. C’est un peu compliqué comme ça…
– Vous voulez retourner sur la terre ? Pourquoi ne pas rentrer chez vous ? C’est dangereux dans le pays ! Il y a des adultes partout.
– Nous ne pouvons pas rentrer. Notre pays est menacé. Le monde entier l’est à vrai dire.
– Mais les adultes sont une plus grande menace encore.
– Je ne crois pas.
– Parce que tu ne sais pas de quoi ils sont capables, fit le garçon d’un air sombre.
– De toute façon nous n’avons pas le choix. Je dois y retourner. Nous allons naviguer le plus longtemps possible le long des côtes, et lorsque nous serons au plus près de la cité Blanche, nous débarquerons pour la rejoindre par la terre. Nous aurions bien besoin d’un guide. L’un d’entre vous pourrait-il nous assister ?
Le garçon secoua la tête doucement, d’un air attristé.
– Vous ne savez pas ce que vous faites. Les hommes sont cruels. Personne ne voudra y retourner. Personne.
Puis le garçon partit rejoindre ses camarades.
Ambre posa une main sur le bras de Matt.
– Tu ne pourras pas les convaincre, dit-elle, ils ne savent pas ce que nous avons vu.
– Manifestement il pense la même chose de nous.
– Nous connaissons les Cyniks. Eux n’ont jamais affronté Entropia. Laisse-les.
– Quand veux-tu repartir ? demanda Torshan.
– Ce midi. Équipage minimum. Nous ne pouvons plus perdre de temps.
– Je vais organiser les préparatifs, faire charger les vivres.
Floyd s’approcha à son tour, il attendait depuis un moment derrière Matt.
– Merci pour cette nuit, dit-il, embarrassé.
– Pas de problème.
– Je suis désolé.
– Pas la peine. Tu as fait ce que tu croyais bon, comme moi. Aucun de nous n’avait raison. Personne n’est blessé, c’est le principal.
– C’est pas passé loin pour Tania et moi. On aurait pu y rester.
Matt le gratifia d’un sourire amical.
– Te prends pas la tête. T’as écouté ton instinct, c’est tout. La prochaine fois on réfléchira plus longtemps, toi et moi, avant de prendre une décision.
Floyd hocha la tête, et Matt lut le doute dans son regard.
– Tu repars avec nous ? interrogea-t-il.
– Bien sûr.
– Tu n’es pas obligé.
– Je sais. Mais je viens quand même. Je ne vous lâche pas.
Matt le prit par les épaules. Floyd était un garçon courageux, ils auraient besoin de lui et de son tempérament de feu avant d’atteindre Paris, Matt n’en doutait pas une seconde.
À midi, la galère fut prête à repartir.
Matt salua Clara et Archibald – cette fois il était plus prudent de partir sans eux. Le moment n’était pas à la diplomatie, les Cyniks l’avaient hélas prouvé. Leur heure viendrait, il fallait être patient. Matt voulait un commando discret, qui pourrait se faufiler à travers le territoire adulte sans se faire remarquer, et gagner Paris au plus vite pour récupérer le Cœur de la Terre. Une fois cette mission remplie, lorsque Entropia serait aux portes des Cyniks, Matt ne doutait pas une seconde que les adultes changeraient radicalement d’attitude, et que le temps de la paix pourrait s’imposer tout seul. L’Alliance des Trois s’était résolue à ne compter que sur elle-même, pour un moment encore.
Ils étaient sur le point de lever la passerelle lorsque le garçon brun à la tête ronde arriva en courant.
– Que fais-tu ? s’étonna Tobias.
– Je viens avec vous.
– Tu sais qu’on retourne là-bas ?
– Oui. Et vous aurez besoin d’un mec comme moi, qui connaît bien ces terres, annonça-t-il dans son anglais chantant.
– Tu es sûr ? demanda Matt. Ce sera intense.
Le garçon haussa les épaules.
– Si personne ne le fait, que deviendront tous les esclaves comme moi ?
Tobias et Matt échangèrent un regard entendu.
– Bienvenue à bord, dit Matt.
– J’ai toujours voulu rejoindre la rébellion de toute façon.
– C’est quoi cette rébellion ? insista Tobias.
– Des mecs et des filles comme vous, qui refusent l’autorité de l’Empire.
– Ils sont nombreux ?
– J’en sais rien. À vrai dire, j’en ai jamais vu. C’est une rumeur.
– Ils sont à la cité Blanche ? demanda Matt.
– Aucune idée. Je sais qu’ils habitent une forteresse cachée dans la forêt, loin à l’est, c’est tout ce que j’ai entendu dire, et qu’ils font des sorties pour attaquer l’Empire. Voilà tout.
– Comment peut-on les contacter ? questionna Tobias, plein d’espoir.
– Alors ça…
– S’ils existent vraiment, modéra Matt. En temps d’oppression les rumeurs les plus folles peuvent circuler. Surtout celles qui rassurent.
Le garçon renifla et haussa les épaules.
– Moi j’y crois à la rébellion, dit-il. Au fait, je m’appelle Léo.
Il leur tendit la main, et scella l’alliance avec ses nouveaux amis.
Aucun d’entre eux ne vit l’oiseau étrange qui flottait à quelques mètres au-dessus de la galère.
Un oiseau noir, au plumage maculé de goudron séché. Ses deux yeux étaient fixes, tels deux trous d’ombre.
Un oiseau mort qui planait comme un satellite espion.
Matt s’endormit dans l’après-midi, sur le pont, contre Plume roulée en boule près d’une pile de cordages. Le soleil fendit les nuages et vint les réchauffer. La plupart des Pans qui avaient participé à l’expédition nocturne somnolaient aussi, profitant de cette accalmie, convaincus que bientôt le sommeil se ferait plus difficile et plus rare.
L’équipage manœuvra en silence, laissant les gréements grincer dans le vent, les voiles claquer lorsque la brise se réveillait et le bois de la coque craquer au gré de la houle. Ils voguaient à bonne distance de la côte, fin ruban sombre sur l’horizon, assez près pour naviguer à vue, assez loin pour ne pas être repérables.
La nuit tomba rapidement, et un étrange phénomène perturba tout le monde à bord. Ambre, Tobias et Matt se retrouvèrent à la proue pour l’observer.
Le nord rougeoyait. Le ciel brûlait d’une lueur inquiétante, comme si d’immenses incendies ravageaient toute la Grande-Bretagne. C’était une lumière d’un rouge intense, lointaine et permanente, qui occupait tout le ciel à bâbord.
– C’est le monde qui brûle ? demanda Tobias, pas rassuré.
– Ça me rappelle le château de Malronce, murmura Matt, les volcans qui crachaient leur lave.
– L’Angleterre devenue une terre volcanique ? répéta Ambre. Pourquoi pas…
Matt posa sa main sur la cuisse de la jeune fille, assise sur un tonneau.
– Comment vas-tu ?
Elle hocha la tête, un peu trop vivement pour être crédible.
– Si je peux t’aider, n’hésite pas à…
– Je le ferai. Mais ça va.
Matt et Tobias connaissaient assez leur amie pour percevoir que ce n’était pas le cas, mais il était délicat d’insister si elle ne voulait pas se confier.
– Ç’a été une attaque violente, continua Matt. Nous n’en avons pas reparlé, et je crois que ce serait bien de…
– De quoi ? D’avoir des regrets ? le coupa Ambre. Non, trop tard pour ça. Nous pourrions en parler des heures, mes jambes ne fonctionneraient pas mieux. Ce qui est fait est fait. Maintenant il faut aller de l’avant…
– C’est tout de même un traumatisme, tenta Tobias, et en parler pourrait…
– Nous faire perdre du temps, trancha Ambre. Ce qui compte, c’est d’identifier celui qui nous a fait ça pour qu’il ne puisse plus recommencer, hélas ça n’a pas été possible.
– Orlandia a doublé les effectifs autour des points stratégiques du Vaisseau-Vie. Maintenant c’est à elle de jouer.
Ambre fixa les cieux carmins.
Matt pouvait voir ses mâchoires crispées. Elle éprouvait de la colère, ou plus certainement de la frustration. Ce qui lui arrivait était d’une injustice intolérable. Matt savait qu’il ne servait à rien de s’en vouloir, il n’avait rien pu faire, l’attaque avait été brutale, inattendue. Il songea de nouveau à ce bref affrontement, ce corps à corps au cours duquel il avait sous-estimé son adversaire, il s’était laissé surprendre par sa force… comme s’il s’était agi d’un adulte.
Ou d’une force surnaturelle… Entropia ? Non, peu probable…
Ggl n’avait aucun moyen de placer ses espions parmi les Pans, c’était impensable.
Restaient les Cyniks, les derniers traîtres à la solde du Buveur d’Innocence…
Il a disparu, s’il est malin, il est déjà loin, très loin, pour éviter les représailles du roi Balthazar ! Ça ne peut pas être lui !
Matt réprima un profond soupir. Il ne supportait pas de l’avoir laissé s’échapper. Et n’aimait pas l’idée que Ambre vienne avec eux, dans cet état. En même temps, se séparer d’elle lui était insupportable.
Et la convaincre de ne pas venir serait suicidaire ! Jamais elle n’acceptera de rester à bord.
– Randy a préparé l’itinéraire ? demanda-t-elle après un long silence.
– Oui. Nous avons récupéré une carte du nord de la France. D’après lui, selon l’état du chemin on devrait mettre entre cinq et sept jours pour atteindre la cité Blanche.
– Nous resterons hors des routes ?
– Aussi souvent que possible, mais si le pays est dans le même état que le nôtre, il sera difficile de progresser à travers la végétation. On improvisera.
– Et puis il faudrait trouver une église sur le chemin, rappela Tobias. Pour essayer de prendre contact avec Eden.
Matt vit le regard triste de son ami.
– Ils te manquent ?
– Je m’inquiète pour eux. J’espère que Entropia n’est pas déjà sur notre ville.
Matt le prit par l’épaule, pour le réconforter.
– On va y arriver. Dès que nous serons à Paris, Ambre absorbera le Cœur de la Terre, et je suis prêt à parier ce que tu veux que Ggl n’osera plus nous affronter de face. Quand j’étais dans le Tourmenteur, j’ai senti combien il désirait assimiler Ambre, et en même temps il la craint énormément. Alors imagine quand elle aura le double de puissance en elle !
– Et si on se trompait ? Si tout ce qu’il voulait justement c’était l’assimiler avec toute son énergie pour devenir lui-même indestructible ?
– S’il m’atteint c’est ce qu’il fera, intervint Ambre. Mais si je ne me laisse pas faire et que je retourne la force de la Terre contre lui, alors je pense que je peux détruire Entropia.
Tobias émit un petit râle qui ressemblait à une plainte.
– J’espère qu’on ne se trompe pas, dit-il.
– De toute façon, nous n’avons pas d’autre option, rappela Matt. Il faut y croire.
Ambre prit la main de Tobias.
– Fais-moi confiance. Je sens des choses en moi. Des changements, des influences. J’ai perçu la peur des Tourmenteurs. Cette énergie, ils veulent l’absorber pour ne pas qu’elle puisse les détruire. Aide-moi à rallier le deuxième Cœur de la Terre et je vous protégerai. Plus aucun Tourmenteur ne pourra nous faire du mal. Je te le jure.
Tobias retrouva un léger sourire. Pas vraiment rassuré pour autant, mais avec l’envie de l’être.
– Alors je vais nous mettre des coups de pied aux fesses tous les matins pour avancer plus vite sur la route de Paris.
Ils sourirent ensemble.
Sous le ciel rougeoyant du nord.
En pleine nuit, une silhouette se détacha du pont pour faire descendre le plus discrètement possible un petit canot. La vigie avant était trop loin pour le voir, et celle de l’arrière gisait, assommée.
Dans le canot, une caisse en bois occupait presque toute la longueur de la frêle embarcation.
La silhouette détacha le dernier cordage et regarda le canot s’éloigner lentement au gré des courants.
Le ciel rouge au-dessus de l’Angleterre ne l’inquiétait pas. C’était le signe que les temps changeaient. Une révolution était en marche. Les hommes libres prenaient enfin le pouvoir. Affranchis de leurs anciennes traditions, des liens de toute sorte. À présent plus aucun homme ne serait obligé d’avoir des enfants, ou de les éduquer, ils ne devraient plus rien. À personne. Plus de dépendance. Fini les jérémiades, les caprices, les droits des enfants. L’existence était trop courte pour la sacrifier aux enfants.
Les hommes redevenaient les seuls maîtres de leur vie, servis par des petits esclaves.
Le Buveur d’Innocence se frotta les mains.
Un oiseau tournait au-dessus de la barque. Il allait guider Colin jusqu’à elle, afin que l’adolescent récupère sa précieuse cargaison.
Le Buveur d’Innocence avait un plan. Un plan terrible. Mais pour qu’il fonctionne, Colin allait devoir faire vite. Tout était une question de vitesse et d’organisation.
Tant qu’ils pourraient dialoguer et se concerter, pour tout préparer, le plan fonctionnerait.
Alors les Pans n’y verraient que du feu.
Non seulement ils le conduiraient jusqu’au Cœur de la Terre, pour satisfaire Ggl, mais en plus ils se jetteraient dans la gueule de l’Empire.
Et lui, le Buveur d’Innocence, il en tirerait profit d’une manière ou d’une autre. Il n’avait aucun doute à ce sujet.
Tout était dans le timing. Attendre le bon moment pour intervenir. Pour tout faire basculer.
Jouer avec les deux camps, celui de Ggl et celui de l’Empire.
Le Buveur d’Innocence tenait sa revanche.