Magie d’adultes
Matt, Floyd et Tania fixaient la porte du centre commercial avec appréhension.
Elle était brusquement devenue toute noire.
– J’y retourne ! cria Matt en voulant descendre de Marmite.
Floyd le retint.
– Il se passe quelque chose, souffla-t-il.
Cela ressemblait au phare d’un métro tout au fond du tunnel, qui se rapproche de plus en plus vite. Un tunnel obscurci par une fumée compacte, retenant la lumière.
La main de Floyd commençait à glisser sur l’épaule de Matt.
Gus émergea de l’obscurité.
Ambre tenait le champignon contre son cœur, et il pulsait une faible lueur. Des centaines de mains aux doigts comme des griffes surgirent dans le sillage du chien. Elles fouettaient l’air pour tenter, dans un dernier geste désespéré, de saisir au moins Tobias.
Mais elles se refermèrent sur le néant, Gus était rapide, et elles se rétractèrent dans l’obscurité aussi vite qu’une araignée dans sa tanière.
Les trois chiens se tenaient en face de l’accès ouvert, montrant les crocs.
– C’était quoi ? s’écria Tobias. C’étaient quoi ces horreurs ?
Matt secouait la tête. Il n’en savait rien. Comme ses camarades.
– Ambre, tu as perçu quelque chose ? demanda-t-il, très pâle.
– Je crois que… j’ai senti des êtres primaires. Sans rien dedans. Juste une fonction. Un besoin. Se nourrir. Absorber. Et rien d’autre à l’intérieur.
– Ouais, bah moi ça me suffit comme explication, lança Floyd en orientant Marmite pour filer vers le nord. Je ne tiens pas à m’attarder.
– Et les autres alors ? implora Tania. On les abandonne ici ?
Matt, qui était juste à côté, posa une main sur son bras.
– C’est fini, Tania. On ne peut plus rien faire pour eux.
– Qu’est-ce que tu en sais ? Ils sont peut-être prisonniers là-dedans ! À attendre qu’on les sauve !
Ambre fit signe que non. Sa peine pouvait se lire sur ses traits.
– J’ai ressenti ces choses à travers l’énergie du Cœur de la Terre, Tania. Crois-moi, c’est fini. Elliot, Maya et Lady ne sont plus.
Tania plaqua ses paumes sur ses yeux pour stopper le flot de larmes qui noyait déjà ses joues.
– Je suis désolé, dit Matt.
Tous se regardèrent, malheureux et coupables à la fois.
– Il faut y aller, ajouta Matt. Rester là ne ferait que nous exposer au danger. Allons-nous-en.
Marmite manœuvra pour partir, et Zap suivit, portant un Chen inconscient et une Tania dévastée par le chagrin.
Gus se mit derrière pour fermer la marche.
Ils quittèrent le parvis par une série d’escaliers qui les conduisit en pleine forêt, au milieu d’une jungle compacte de feuillages enchevêtrés, de buissons et de jeunes arbres.
Toute la nuit, les chiens se frayèrent un passage, jusqu’à atteindre enfin une route, au petit matin. À plusieurs reprises, ils durent se jeter dans les fourrés pour éviter les messagers lancés au galop, les patrouilles ou les marchands.
La journée suivante, ils voyagèrent vers les falaises qui encadraient le bassin parisien.
Chen se réveilla vers midi, avec un mal de crâne épouvantable. Ambre lui fit le récit de leur fuite pendant une pause, en murmurant, afin de ne pas rappeler à Tania ce qui la faisait tant souffrir.
Chen n’en revint pas. Pour une fois, il était presque content de n’avoir aucun souvenir de l’épisode, et il comprit pourquoi personne ne parlait, pourquoi les visages étaient à ce point fermés et affligés.
Tania pleura en silence jusqu’au soir. Les autres n’étaient guère plus joyeux, les cris de leurs compagnons disparus les hantaient.
Le soleil se couchait, tirant dans son sillage une traîne de sang, lorsqu’ils retrouvèrent Randy, Dorine, Léo, Katie et les deux Kloropanphylles.
Matt commença par annoncer la disparition d’Elliot, de Maya, et de la chienne Lady. Dorine proposa une prière à leur mémoire.
Puis Matt expliqua tout ce qu’il avait entendu dans le palais du Maester Luganoff. La rébellion qui n’existait pas, et surtout la présence du Cœur de la Terre en Angleterre, à Castel d’Os.
– Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Léo, abattu.
– Nous retournons sur la côte. Nous allons en Angleterre, pardi ! s’exclama Matt. La question ne se pose même pas.
Il guetta le ciel qui s’obscurcissait, et frissonna.
La nuit lui rappelait les ombres dans le cloaque des Dieux.
Il éprouva un profond malaise.
C’était la première fois depuis longtemps que la nuit lui faisait peur.
Ils chevauchaient sous le soleil d’août, au milieu de collines verdoyantes, de bois frais pleins de framboises savoureuses, et traversaient des rivières à l’eau claire et poissonneuse. Ils auraient du éprouver du plaisir à parcourir ainsi ce monde, un enchantement à contempler ces paysages, à écouter le babil de ces oiseaux, à apercevoir au loin un cerf, ou même un ours. Et pourtant il n’en était rien.
Les adolescents avaient le moral plombé. Par la mort de leurs amis, par l’échec de leur mission, par l’absence de tout espoir d’alliance avec une rébellion inexistante, et même avec des Ozdults totalement bornés et fanatiques. Les adultes vouaient une haine féroce aux enfants, comme si ces derniers étaient la cause de tous leurs malheurs, au point de ne voir en eux que les esclaves qu’ils étaient, et non leur progéniture.
Matt, Tobias et Ambre se croyaient revenus un an en arrière. Lorsque Malronce exerçait sa tyrannie sur les Cyniks. Et rien que de penser à tout ce qu’il avait fallu faire pour changer l’ordre des choses, à tous les sacrifices, à la guerre qu’ils avaient dû mener, les trois amis se sentirent découragés, au pied d’un mur insurmontable.
Mais après chaque pause qui s’éternisait, lorsqu’ils éprouvaient des difficultés à se lever et à repartir, Matt était là pour les motiver. Pour trouver les mots, les encouragements. C’était là sa force. Ne jamais faiblir. Du moins en apparence. Même s’il était lui-même à bout moralement. Il en fallait un pour guider les troupes, Matt le savait, et comme personne n’endossait ce rôle, il se sentait obligé de le remplir.
En fin d’après-midi du deuxième jour, après qu’ils s’étaient tous rassemblés et remontaient une piste sinueuse sur le flanc d’une butte couverte de forêt, Matt guida Plume au niveau de Gus. Il profita que Tobias chevauchait derrière Floyd pour s’entretenir tranquillement avec Ambre.
Il sortit l’astronax de sa besace en cuir et le montra à la jeune femme.
– Je serais curieux de le tester sur toi, tu n’y vois pas d’inconvénient ?
– C’est le fameux appareil que tu as pris à Luganoff ? Comment fonctionne-t-il ?
– Il indique la quantité d’énergie que tu possèdes en toi. Un homme est à 2. Un Pan entre 4 et 5, voire un peu plus si son altération est bien développée. J’étais à 7 ! Je l’ai essayé ce matin sur les autres, ils sont entre 4 et 5, et Toby oscille entre 5 et 6 avec des pointes à 7, sans que ça réussisse à se fixer.
– Pourquoi ça ne m’étonne pas de lui ? plaisanta Ambre.
– Tu permets que je te teste ?
Ambre acquiesça, et Matt approcha la petite sphère de cuivre de l’adolescente.
L’aiguille grimpa d’un coup. Elle dépassa le 10, Matt ne put réprimer un rire de fierté, puis le 11 et s’arrêta, bloquée, après le 12.
– Tu es officiellement hors normes, dit-il, la voix pleine de satisfaction.
– Comment les Ozdults se sont-ils retrouvés avec un appareil comme celui-là entre les mains ?
– Luganoff affirme s’être réveillé avec, mais je n’y crois pas. Je pense que ça fait partie de son mythe. Il cachait quelque chose.
– Si les Cyniks sont capables de fabriquer une machine qui détecte l’énergie, c’est qu’ils en savent beaucoup plus qu’on ne le croyait, et même plus que nous !
Matt acquiesça.
– Luganoff est peut-être dans le secret, mais pas Mercier, donc pas la plupart des Ozdults.
– L’empereur doit savoir.
– Ça tombe bien, Castel d’Os est notre prochaine étape.
Ambre attrapa son ami par le bras.
– Matt, ce n’est pas un jeu.
– Je le sais.
– Je m’inquiète, c’est tout. Je n’ai pas supporté d’être séparée de vous.
– C’était une mauvaise chose de ne pas respecter le plan. Tu n’aurais pas dû venir dans la cité Blanche.
– Si je ne l’avais pas fait, nous ne serions pas là à discuter, vous croupiriez dans une geôle ou pire : vous seriez en train de vous vider de votre sang dans une usine à Élixir ! Ne me reproche pas de vous avoir sauvé la mise. Je l’ai senti comme ça, il fallait que je vienne. C’était plus fort que moi. Voilà.
Matt approuva d’un signe de tête.
– C’est vrai. Mais tu as mis ta vie en péril, et tu ne le dois pas. N’oublie pas qui tu es désormais : la porteuse du Cœur de la Terre. Tu es notre seul espoir. Tu es plus importante que Tobias et moi réunis. Pour tous les Pans, pour le monde entier.
Ambre lui attrapa la main et la serra très fort contre elle.
– Je me fous de ce que je suis pour le monde. Je t’aime. C’est toi que je ne veux pas perdre. C’est toi mon monde.
Elle se pencha, et ils s’embrassèrent longuement. Passionnément, comme s’ils s’étaient perdus pendant des semaines.
Le lendemain après-midi, au détour d’un bois impénétrable, la mer étala sa perspective bleutée sous un ciel pur.
Les Pans retrouvèrent la plage de galets sur laquelle ils avaient débarqué presque dix jours plus tôt, et surtout les barques sous leur camouflage végétal.
Ils entassèrent toutes les algues sèches et y mirent le feu. Dès que la fumée devint dense, Floyd et Tania donnèrent des coups de cape pour envoyer des signaux qui se déployèrent dans les cieux.
– Pourvu que notre bateau soit aux aguets, pria Tobias, parce que si les Cyniks voient le feu avant eux, nous sommes mal.
– Toby a raison, déclara Matt, un tour de garde pour couvrir les environs. Je prends l’ouest en haut de la falaise, Torshan prend l’est de l’autre côté. On se relaye toutes les trois heures.
Plus tard, Tania vint voir Ambre et s’agenouilla à côté d’elle.
– Je voulais te demander…, dit-elle, embarrassée. Est-ce que tu sais ce qu’étaient ces choses dans le centre commercial ?
Ambre lut tout le désespoir de Tania et lui prit les mains.
– Des choses sans substance, c’est tout ce que j’ai senti.
– Je l’ignore. La Tempête a engendré bien des curiosités et des atrocités. Tous ces changements ont été si brutaux que beaucoup de choses ne sont pas… équilibrées. Ce sont les ratés de la Tempête, les anomalies.
– Comme les Mangeombres ?
– Oui. J’imagine que ces choses que nous avons vues dans le centre commercial sont le pendant des Mangeombres, ils sont l’âme, et les Mangeombres sont le corps.
Tania essuya une larme.
– Tu crois que Lady et les copains ont souffert ?
– Tout a été très vite.
– Ils sont au Paradis maintenant, non ?
– Si pareil endroit existe, oui, je l’espère.
Tania hocha la tête.
– Merci de me mentir, dit-elle. Je sais que ce n’est sûrement pas vrai, mais j’avais besoin de l’entendre.
Ambre la retint :
– Ne dis pas ça, personne ne le sait. Tout est possible.
Tania désigna le monde autour d’eux.
– Dieu n’aurait jamais fait une chose pareille !
– S’il existe, et donc si la Bible dit vrai, il l’a déjà fait. Rappelle-toi le Déluge.
– Il avait sauvé Noé et sa famille, au moins il n’avait pas tout détruit ! Et c’était pour épurer l’humanité, non ?
Ambre ouvrit les mains sur leur campement.
– Et que sont les Pans d’après toi ?
Tania secoua la tête avec véhémence.
– Non, je n’y crois pas une seconde. Nous sommes seuls. Et nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. C’est la leçon que je retiens. Merci quand même.
Ambre la regarda s’éloigner, et marcher dans l’eau en séchant ses larmes. Comment la convaincre de quelque chose qu’elle-même n’était pas du tout sûre de croire ?
Depuis la Tempête, ses convictions religieuses s’étaient étiolées. Elle privilégiait l’hypothèse d’une force supranaturelle, une dynamique cosmique qui échappait à l’entendement des hommes, et de moins en moins celle d’un être supérieur qui tirait les fils du destin selon son bon vouloir.
Mais il était difficile de vivre au quotidien avec si peu d’espoir. Ambre comprenait toutes celles et tous ceux qui trouvaient un réconfort dans la religion. Et elle comprenait Tania qui, dans sa colère, rejetait tout.
Ambre regarda ses jambes inertes, et sa poitrine se serra. Le chagrin monta dans sa gorge. C’était difficile pour elle aussi. Elle ne savait plus comment affronter l’avenir. Tout lui paraissait de plus en plus sombre.
J’ai peur de ne pas être à la hauteur. J’ai peur d’échouer. Avec les autres. Avec le Cœur de la Terre. Avec Matt.
Alors elle s’allongea contre Gus et ferma les paupières.
Dormir, si elle le pouvait, serait toujours mieux que pleurer.
Le soleil fila sur son axe, avant d’entamer sa descente. La fumée grimpait toujours, comme un appel à l’aide, tandis que Ti’an et Léo prenaient position pour le guet, avant que la nuit ne tombe et que Tobias et Chen ne les remplacent.
Les autres somnolaient entre deux rochers, plus bas sur la plage. Le vent entretint le feu jusqu’à ce qu’il n’ait plus de combustible, et il mourut au milieu de la nuit.
Tobias avait de plus en plus de mal à tenir ses paupières ouvertes. Il était presque au bout de ses trois heures de garde, et il espérait qu’Ambre ou Randy n’oublierait pas de se réveiller pour venir le relayer. Il n’était pas sûr que cette surveillance nocturne soit bien utile, il n’y avait plus de feu, plus de fumée, et aucun Ozdult n’avait été aperçu au loin. C’était une zone isolée, loin de tout campement Cynik, les Pans pouvaient dormir sur leurs deux oreilles.
Tobias observa le bocage qui courait à ses pieds, sur des kilomètres. Il commençait à le connaître par cœur. Sous l’éclairage de la lune, les arbres formaient des ombres bizarres, parfois comiques. Tobias en avait repéré trois qui l’amusaient. Le premier dessinait une sorte de visage de clown, comme ces masques de la commedia dell’arte, les branches qui servaient de bouche s’étiraient à la manière d’un sourire généreux. Le second ressemblait à un lion menaçant, ses pattes griffant la prairie. Le troisième était celui que Tobias aimait le moins : une sorte de grosse araignée dont les pattes bougeaient à la moindre rafale de vent.
Les trois arbres lui servaient de point de repère. Chacun était au cœur d’un secteur que Tobias contrôlait du regard.
Il vérifia celui du masque souriant. Avec toutes ces ombres, c’était un peu vain…
Sauf que les Ozdults porteront une lanterne ou une torche s’ils approchent ! Ils seront visibles comme le nez au milieu de la figure !
Quelle drôle d’expression ! Il ne l’avait plus entendue depuis sa grand-mère… Depuis la Tempête.
Un pincement au cœur lui fit tourner la tête vers la deuxième zone. Celle du lion.
La lune se reflétait dans un étang, au loin. Rien ne bougeait sinon la végétation dans la brise du soir.
Il allait enchaîner sur le secteur de l’araignée, lorsque son instinct lui commanda de rester une seconde pour contrôler un mouvement au coin de son œil.
Près de l’étang, un élément du décor ne lui était pas familier.
Des moutons ? Ici ? À cette heure ?
Plusieurs taches noires se détachaient sur la prairie. Elles bougeaient, sans aucun doute. Tobias plissa les yeux pour forcer sa vue. Il en compta au moins sept. Peut-être plus. Pourquoi ne les avait-il pas remarqués plus tôt s’ils étaient là à paître depuis le début ?
Les ombres étaient rapides. Beaucoup plus qu’un mouton.
Elles glissaient dans sa direction.
Qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’interrogea-t-il, tout à fait réveillé cette fois. Il n’aimait pas ça. Ce n’était pas des Cyniks, il l’aurait juré. Et pourtant, plus il les fixait, plus il lui semblait que c’étaient des silhouettes humanoïdes.
Alors quoi ?
Puis elles se déplièrent, hautes et puissantes.
Et les jambes de Tobias se mirent à flageoler.
Il les reconnut immédiatement.
Longs manteaux noirs. Large capuche rabattue sur la tête.
Oh non ! Pas ça ! Impossible…
Il ne manquait que la faux pour que ce soit la parfaite incarnation de la mort.
Des Tourmenteurs. Près d’une dizaine.
Ils fonçaient droit sur lui sans un bruit.