La voix des morts
Les Longs Marcheurs avaient découvert l’église par hasard, en explorant les ruines d’une ancienne bourgade isolée, à l’est d’Eden, lors de la recherche de matériel encore utilisable, voire de quelques denrées.
C’était un bâtiment assez étroit, mais avec un immense clocher entièrement recouvert de lierre et de mousse, colonisé de bas en haut par les ronces.
Une procession s’en approchait tandis que le ciel finissait d’étaler le vermillon du crépuscule entre les nuages. Une demi-douzaine de Pans marchaient une lanterne à la main, emmitouflés dans leurs capes, capuches rabattues sur leurs visages. Les deux premiers dégagèrent l’accès à coups d’épée, pour tailler un chemin au milieu des fougères et des épineux qui repoussaient en quelques jours seulement, puis ils ouvrirent les portes. La capuche glissa du crâne rasé d’un des deux garçons : Floyd se tourna vers ses compagnons pour les faire entrer avant de refermer derrière eux.
– Je l’ai nettoyée au mieux, avec Tania et Chen, dit-il, mais tout repousse tellement vite !
Une partie des bancs seulement était accessible sous la masse de végétation qui s’était emparée du lieu de culte, mais l’autel et l’ensemble du chœur étaient épargnés.
Les capes tombèrent les unes après les autres et Ambre, Matt, Chen, Tania et une adolescente du nom d’Aly se postèrent au fond de l’église.
– Pour ceux qui ne la connaissent pas encore, commença Ambre, je vous présente Aly. C’est elle qui sera en charge du projet Apollo quand nous serons partis.
Aly acquiesça, un peu gênée. Elle avait presque seize ans, était un peu ronde, et ses cheveux châtains étaient coupés au carré.
– Qui a choisi ce nom ? demanda Matt.
– C’est moi, répondit Chen. Apollo en souvenir du voyage vers la Lune. C’est un peu ce que nous faisons ici depuis quelques semaines, nous essayons de quitter la Terre pour explorer une autre planète. Celle des morts.
– Vous avez effectué beaucoup de tentatives ?
– Pas tant que ça, intervint Tania. En l’absence d’Ambre nous avons préféré rester prudents. Et puis ça ne marche pas à la demande, c’est très étrange.
– En fait, reprit Chen, c’est comme si l’église était branchée sur une prise mal enfoncée. Parfois le courant passe pendant quelques minutes, et parfois il n’y a plus rien pendant des jours et des jours.
– Alors pourquoi sommes-nous ici ce soir en particulier ?
– La nuit, ça marche plus souvent, commença Chen.
– Et en présence d’Ambre aussi, continua Tania, ça fonctionne plus facilement. La présence du Cœur de la Terre doit déclencher une réaction.
– Il faut que nous parvenions à comprendre, que nous établissions un contact précis, poursuivit Ambre, et qu’une fois en Europe nous puissions nous servir des églises pour envoyer des messages jusqu’ici.
Matt se souvenait de leur expérience dans une autre église, presque cinq mois plus tôt, les voix dans les bibles…
– Vous avez déjà identifié des décédés ?
– Plusieurs, oui, confirma Tania. En fait, quand l’église s’anime, il suffit de tourner les pages d’une bible pour tomber chaque fois sur un fidèle différent. Beaucoup s’expriment dans des langues étrangères, mais il y a pas mal d’Américains, et l’essentiel de notre mission jusqu’à présent a été de localiser quelqu’un qui était venu dans cette église.
– Et vous avez trouvé ? s’enthousiasma Matt.
Tania eut un sourire et pivota vers Chen.
– Chen a fini par discuter avec un homme d’une église de Saint-Louis, qui n’est pas loin, et lui a parlé de Caseyville – c’est comme ça qu’elle s’appelait avant. On se disait que les deux églises n’étant pas éloignées, peut-être que l’homme pourrait nous aider à localiser un esprit proche géographiquement. Ça n’a rien donné, parce que les esprits sont assez peu curieux et serviables, mais en revanche Chen s’est rendu compte de quelque chose de très précieux !
Chen enchaîna :
– Quand tu ouvres une bible, si tu te concentres sur toi, sur ta personne, ton emplacement, ta culture, tu contactes plus facilement des gens qui parlent notre langue, et surtout qui fréquentaient des églises très proches. Je suis certain qu’avec un peu de persévérance on peut accéder directement à un fidèle de cette église par exemple.
– Et quand tu discutes avec quelqu’un en ouvrant une page, si la semaine suivante tu reprends la bible à la même page, tu tombes sur la même personne ? demanda Matt.
– Non. Rien n’est figé. Les esprits sont en perpétuel mouvement, les bibles ne sont, je crois, qu’un transmetteur, un peu comme un combiné de téléphone. C’est à toi de te connecter au bon numéro. Pour l’instant ça appelle un numéro au hasard, mais en se préparant bien, on doit pouvoir composer celui qu’on veut. Mentalement.
Matt se tourna vers l’entrée où Floyd restait debout sous l’éclairage tamisé de sa lanterne.
– Tu ne te joins pas à nous ?
– Non, je suis là pour la sécurité de tout le monde. Se balader en dehors des remparts d’Eden la nuit, ça n’est pas très sûr. Je préfère garder un œil sur ce qui se passe à l’extérieur.
Les cinq Pans concernés par l’expérience s’assirent sur les premiers bancs, une bible à la main, leur petite lanterne posée à leurs pieds, et attendirent. Chen et Ambre étaient concentrés, les paupières closes.
Après une heure, Matt se pencha vers Tania. Les yeux de la grande brune pivotèrent sous sa frange comme ceux d’un hibou.
– Ça peut durer longtemps ? chuchota le jeune homme.
– Toute la nuit. Parfois il ne se passe rien du tout. Parfois ça n’arrête pas.
Un long grincement les fit alors sursauter. La porte de la sacristie s’ouvrait lentement, comme sous l’effet d’un courant d’air.
Matt se leva, son épée à la main, et s’approcha sans faire de bruit. Il sentait les regards de ses camarades sur sa nuque.
Il brandit sa lanterne en arrivant sur le seuil d’un couloir étroit et découvrit un mur de ronces noires qui lui barrait le passage.
– Bon, au moins personne ne peut passer par là, dans un sens comme dans l’autre, dit-il pour lui-même.
À cet instant toute l’église s’illumina brièvement, un flash intense crépita depuis le tabernacle et toutes les bibles s’ouvrirent en même temps, les pages défilant à toute vitesse, tandis que des centaines de murmures se télescopaient. Plusieurs flashes jaillirent, puis des voix résonnèrent à l’unisson dans toute la nef pour entonner un chant religieux presque aussitôt interrompu.
Matt vit que Chen et Ambre gardaient les paupières closes, concentrés sur leur mission, repliés sur eux-mêmes.
Puis les flashes cessèrent, et il ne resta que les murmures, tout doux, comme des dizaines et des dizaines de personnes se parlant tout bas, sous les bancs.
Matt retourna auprès de Tania et Aly et ouvrit une bible au hasard. Une voix plus distincte que les autres se mit à lui parler dans une langue qu’il ne connaissait pas. Il tourna les pages et plusieurs personnes se succédèrent, jusqu’à ce qu’il tombe sur un accent anglais.
– Vous m’entendez ? demanda-t-il.
– Qui parle ?
– Moi, Matt Carter.
– Je suis Jane, de Southampton.
– Et vous êtes à Southampton ?
– Je… je l’ignore.
– Où êtes-vous alors ?
– Je suis… je ne sais pas. Tout est noir.
Matt se souvint de sa première expérience. Les esprits n’avaient plus la notion du temps ni de l’espace. Ils paraissaient flotter dans l’éternité.
– Il y a d’autres personnes avec vous ? demanda l’adolescent.
– Je crois.
– Vous pouvez leur parler ?
– Peut-être, je n’ai pas essayé.
– Allez-y, tentez le coup.
– Pour dire quoi ?
– Je ne sais pas, ce que vous voulez ! Par exemple, demandez comment s’appelle la personne la plus proche.
Il y eut un silence de plusieurs secondes, puis la voix de Jane de Southampton revint :
– Il y a Archie de Southampton avec moi.
– Et c’est tout ?
– Je n’ai pas demandé aux autres.
– Eh bien posez la question !
Jane se tut un instant.
– Melinda de Southampton, Jeffrey de Southampton, Ned de Southampton et Clarice de Southampton sont là aussi. Et il y en a d’autres encore.
– Est-ce que vous pouvez sentir des gens qui seraient beaucoup plus loin ?
– Oui. Il y en a, beaucoup plus loin.
– Essayez de vous adresser à l’un d’entre eux.
– Je viens de le faire. Avec Peter de Netley Abbey.
Matt se tourna vers Tania et Aly.
– Je suppose que Netley Abbey est tout proche de Southampton, dit-il.
Il allait enchaîner lorsqu’il vit que Chen levait la main pour demander le silence.
Chen ouvrit la bible qu’il tenait sur ses genoux et prit une profonde inspiration.
– Est-ce que vous m’entendez ?
– Oui. Qui est-ce ?
– Je suis Chen.
– Et moi je suis James, de Mascoutah dans l’Illinois.
Tania attrapa la main de Matt et la serra, emportée par son excitation.
– Mascoutah est tout près d’ici ! murmura-t-elle. Chen a presque réussi !
– Je cherche quelqu’un de Caseyville, demanda Chen.
– Je connais Caseyville, répondit la voix.
– Vous y êtes déjà allé ?
– Je ne sais plus. Je crois. Peut-être. Mais je connais.
Tania se pencha vers Matt :
– Ils n’ont plus de mémoire. Quand on les sollicite, seules des bribes remontent, mais ça ne dure pas.
Matt hocha la tête, il se souvenait de cette particularité des morts.
De son côté, Chen insistait :
– Et il y a quelqu’un de Caseyville autour de vous, maintenant ?
– Je l’ignore.
– Vous ne pouvez pas chercher ? Demander ?
– Je ne sais pas.
Chen referma la bible en soupirant.
– Ça m’énerve ! soupira-t-il. Il faut tout leur dire et ça peut durer des heures… J’y étais presque ! Mascoutah est tout près !
Aly lui désigna Ambre du menton et Chen se tut pour la regarder.
Ambre ouvrit sa bible, gardant les paupières fermées.
– Je suis Ambre de Eden, en Autre-Monde. Qui êtes-vous ?
– Je ne connais pas Eden, répondit une voix féminine.
– C’est normal, fit Ambre sur un ton posé, rassurant, c’est une nouvelle ville. D’où êtes-vous ?
– Je suis Patricia de Caseyville dans l’Illinois.
Tous les Pans de l’église se regardèrent avec un sourire de triomphe. Le premier palier était franchi. Restait à présent le plus difficile. Ambre se lança sans plus tarder :
– Patricia de Caseyville, j’ai besoin de votre aide pour contacter quelqu’un comme vous, mais beaucoup plus loin. Pouvez-vous m’aider ?
– Je ne sais pas. J’ignore comment faire.
– Il faudrait que vous passiez le message autour de vous. Il faudrait dire à tous ceux qui sont là que vous cherchez Jane de Southampton, en Angleterre. Pour qu’elle puisse répéter mon message.
– Et quel est le message ?
– Que Ambre va bien, et qu’elle s’apprête à partir pour l’Europe. Il faudrait qu’elle répète ce message à Matt. Vous pouvez le transmettre ?
– Je vais essayer. Je vais le faire passer autour de moi.
La voix dans la bible se tut.
Ambre se tourna vers ses amis.
– Tu avais raison, Chen, en se concentrant énormément, ça marche !
– Tu as activé le Cœur de la Terre pour y arriver ?
– Non, bien sûr que non. Matt, tu es toujours en contact avec Jane de Southampton ?
Matt approuva d’un signe.
– Maintenant, il n’y a plus qu’à croiser les doigts, murmura Aly. Si ça marche, vous pourrez nous donner des nouvelles une fois en Europe.
– Il faut que ça marche, insista Tania. Il le faut. Sans communication, ce voyage pourrait ne servir à rien.
La voix de Patricia de Caseyville résonna à nouveau dans l’église :
– J’ai passé le message à tout le monde autour de moi.
– Merci Patricia, répondit Ambre avant de déposer délicatement la bible sur le banc, sans perdre la page. Maintenant, les amis, il n’y a plus qu’à attendre…
Ce qu’ils firent pendant toute la nuit. Régulièrement, Matt demandait à Jane de Southampton si elle avait un message pour lui mais Jane ne comprenait pas et la conversation s’arrêtait là.
Puis tous les murmures s’interrompirent à l’approche de l’aube.
Cette fois c’était terminé.
Les Pans avaient somnolé, et ils rentrèrent à Eden un peu abattus, et très fatigués.
Tout n’était pas perdu, ils le savaient, mais il y avait encore beaucoup de travail, et ils devaient partir pour un long voyage.
Sur le chemin du retour, Ambre s’approcha d’Aly.
– Tu vas devoir constituer une équipe, chacun occupera l’église à tour de rôle. Pour écouter les bibles, chercher des messages. Nous tenterons de cibler Patricia de Caseyville.
– Nous serons à l’écoute. Jour et nuit.
– Prévois du monde, et aussi quelques gardes pour vous protéger. Floyd a raison, ce n’est pas un endroit sûr, surtout la nuit.
– Ne t’en fais pas, si vous envoyez un message depuis l’Europe, je ferai tout pour que nous le trouvions.
Bien des espoirs reposaient dans ces petites bibles. Dont celui de ne pas rompre le lien avec les leurs. Car tous ceux qui partaient savaient que c’était peut-être pour un aller sans retour. Personne ne se faisait d’illusions. Ils s’en allaient par-delà l’Océan, vers des terres inconnues, pour plusieurs mois, peut-être des années.
Et même s’ils devaient revenir un jour, ce serait en adultes.
C’était probablement ça le pire.