32.

L’âme d’Oz

Paris, la ville-lumière, était devenue la cité Blanche, quatre vastes quartiers parfaitement nettoyés de toute la pollution végétale qui avait dévoré et qui recouvrait à présent les trois quarts de ce qui avait été autrefois la capitale de la France. Les murs des maisons et des immeubles, propres et régulièrement raclés, réfléchissaient le soleil, et cette blancheur donnait son nom à la cité.

Le quartier de l’Empereur coupait la ville en deux, avec son large boulevard au sommet duquel l’Autel Impérial plantait ses quatre colossaux pieds de pierre, zone administrative qui se terminait par le palais du Maester Luganoff. Au nord, le quartier des églises, trop peuplé, des ruelles étroites, des passages couverts, des entrepôts, le tout organisé autour de trois édifices religieux reconvertis en temples à la gloire de l’empereur Oz.

De l’autre côté du fleuve, tout autour de la Tour-Squelette, s’étendait le quartier militaire, avec ses casernes et ses terrains d’entraînement.

Enfin, au sud de l’avenue de l’Empereur, le quartier des marchands s’ouvrait d’abord en artères assez larges, où la lumière baignait aisément chaque façade, avant de se transformer en venelles sinueuses où il fallait emprunter des escaliers abrupts, passer par des monte-charges, afin de gagner les bords du fleuve, face à la Tour-Squelette où le port de la cité s’était établi, le long de jetées et de hangars en bois.

Matt entraînait leur chariot au milieu de ce quartier populeux, l’obligeant à circuler lentement pour se frayer un passage entre les passants, les étals des boutiques qui débordaient sur la chaussée, les entassements de barriques et les ânes chargés de sacs de céréales. Parfois, une autre carriole les coinçait, qu’il fallait contraindre à reculer, à moins d’y parvenir soi-même.

Entrer dans la ville n’avait pas été difficile. Les quatre quartiers étaient ceints d’une muraille fabriquée avec les immeubles en ruine, une fortification élevée qui servait de barrage à la végétation contagieuse.

Le chariot des Pans avait été arrêté à la porte du quartier des marchands, et Matt avait prétexté devoir vendre ses deux esclaves pour son Maester, et on les avait laissé passer après avoir vérifié l’arrière du chariot. Cette fois il avait préféré ne pas mentionner le nom de Luganoff qui avait trop impressionné le premier garde. Il avait craint qu’on ne leur propose une escorte jusqu’au palais.

– Il nous faut trouver de l’argent, pesta Tobias. Il fera nuit dans pas longtemps et nous n’avons aucun point de chute !

– Si on peut garer la charrette dans un coin tranquille, nous pourrions y dormir, suggéra Elliot.

– Pas très discret, répondit Matt. J’ai une autre idée.

– Qui paye vite j’espère ! ironisa Tobias en levant le nez vers le soleil qui déclinait déjà.

Lorsqu’ils aperçurent une petite place pleine de bestiaux et de véhicules semblables au leur, Matt sauta sur le pavé et héla les marchands d’animaux.

Tobias le regarda faire par une fente de la bâche. Il vit son ami vendre le chariot pour quelques pièces, après une courte négociation avec un bonhomme grassouillet qui s’exprimait dans un anglais approximatif.

Matt et Maya firent sortir leurs deux « esclaves » de l’arrière et Matt fit rebondir la petite bourse dans sa paume.

– J’ai vendu au plus offrant, dit-il, j’espère que j’ai ramassé de quoi tenir plusieurs jours, je ne connais rien aux prix !

– Si tu t’es fait arnaquer, dit Tobias, on aura l’air fins !

– Trouvons une auberge pour la nuit, il est trop tard pour commencer à chercher le Cœur de la Terre.

– On pourra toujours poser des questions ce soir aux marchands, proposa Tobias.

Elliot se pencha vers lui :

– Tu es censé être un esclave comme moi, faut pas parler fort et pas avoir l’air libre.

Maya approuva vivement :

– Et je suis désolée mais ce soir vous resterez dans la chambre.

– J’en étais sûr…, grommela Tobias. Je déteste ce rôle.

Matt et Maya marchaient devant, pendant que Tobias et Elliot, l’air accablé, les suivaient sans lever les yeux.

Ils déambulaient dans les rues du secteur alimentaire, parmi les odeurs d’épices, de maïs grillé, de soupes de fleurs qui sentaient la lavande ou la rose, et les fumets de poulet rôti ou de ratatouille.

Les immeubles s’élevaient sur plusieurs étages, Tobias en compta parfois plus de dix, assez bien entretenus dans l’ensemble, et le décalage entre l’aspect moyenâgeux des habitants et les façades haussmanniennes typiques de l’ancien Paris surprenait Tobias.

Matt désigna l’enseigne d’une auberge et Maya s’arrêta pour demander à l’un des vendeurs de fruits :

– Nous cherchons un lieu pour la nuit, est-ce que la réputation de cet endroit est bonne ?

Elle avait parlé en se donnant un maximum d’assurance, en plaçant sa voix sur un ton grave, ce qui ne la rendait pas très naturelle.

Le vendeur la toisa, méfiant, avant de répondre :

– Le Coq Noir est très bien, comme tous les établissements de la cité. Il faut être bien jeune et naïve pour douter de la qualité de nos auberges.

Maya le salua d’une révérence un peu moqueuse et désigna la porte surmontée d’une lanterne.

– Au moins on sait qu’on ne met pas les pieds dans un coupe-gorge !

Ils entrèrent dans une grande salle qui sentait fort un mélange de bière rance, de feu de cheminée et un soupçon de viande grillée. Des tables rondes tachées de cire de bougie occupaient l’espace, et, au fond de la pièce, un bar était surmonté de tonneaux. Des trophées sortaient des murs beiges, des renards, des sangliers, des chevreuils et même des cerfs. Puis d’autres créatures plus étranges. Un blaireau à la gueule couverte d’écailles, un sanglier blanc avec des cornes semblables à celles d’un rhinocéros, et même la tête terrifiante d’une araignée avec ses chélicères pendantes, de la taille du loup tout proche.

– Charmant, lâcha Tobias du bout des lèvres.

Matt se rendit au bar derrière lequel un homme ventripotent, aux joues marbrées de couperose, rangeait des bouteilles sans étiquettes pleines d’un liquide ambré.

– Nous cherchons une chambre.

– Ça tombe bien, j’en loue, ricana-t-il d’entrée. Pour combien ? demanda l’homme dans un anglais parfait.

– Nous deux, dit Matt en désigna Maya du pouce, et nos deux esclaves.

L’homme parut surpris.

– Vous voulez dire que vous voulez une place dans le foin pour vos deux servants ?

Matt se reprit aussitôt, avec tout l’aplomb dont il était capable :

– Bien sûr !

– Pour combien de nuits ?

– Au moins une, nous aviserons demain.

– Ça fera 12 faces d’Oz.

– Très bien.

– Payable d’avance, ajouta le tenancier en ouvrant la main.

Matt prit douze pièces dans sa bourse et les déposa dans la paume pleine de corne.

– Et les repas sont en sus, dit l’homme en prenant une clé sous le bar. Chambre 21, deuxième étage.

Il siffla et un garçon d’environ dix ans accourut aussitôt.

– Conduis les deux grouillots vers l’étable et montre-leur un morceau de paille.

Tobias jeta un regard désespéré à Matt avant de partir avec Elliot dans l’arrière-salle.

– Et si j’ai besoin d’eux ? demanda Matt.

– Ils seront au fond de la cour. Demandez à n’importe quel grouillot, j’en ai six dans tout l’établissement, ils iront vous les chercher. On sert le dîner à partir du couchant.

Matt et Maya prirent possession de la chambre, un petit réduit avec un grand lit double et une armoire. Un seau d’eau fraîche avec une vasque servait aux ablutions.

– Bon ben… on va dormir ensemble, dit Maya. J’espère que tu ronfles pas !

– Je n’aime pas l’idée de savoir Toby et Elliot seuls là-bas.

– C’est pas comme si on pouvait faire autrement.

Matt se débarbouilla après Maya, faillit conserver sa cape, mais il craignait que cela paraisse étrange dans l’auberge. Il l’abandonna sur le lit et s’observa dans le morceau de miroir cassé au-dessus de la vasque.

Quand il restait sérieux, il pouvait paraître plus âgé que ses bientôt seize ans, mais dès qu’il se déconcentrait et souriait, alors son adolescence réapparaissait aussitôt. Ce n’était pas le cas de Maya, surtout quand elle détachait ses tresses.

– Allons dîner, proposa-t-il. Et prends de la nourriture, on l’apportera aux garçons.

Ils descendirent dans la salle commune qui s’était remplie. Les bougies sur les tables étaient allumées et un porcelet grillait sur la broche dans la cheminée.

Matt et Maya prirent une table assez proche des autres pensionnaires pour écouter leurs conversations, et se firent servir une assiette de cochon grillé avec des flageolets et de la salade. Deux gobelets de bière atterrirent devant eux en même temps. Les deux adolescents mangèrent en dissimulant des morceaux de viande pour les apporter plus tard à Tobias et Elliot.

La plupart des gens parlaient français et Matt devait tout se faire traduire par Maya. Rien d’intéressant en définitive.

Matt, qui ne voulait pas éveiller les soupçons, but sa bière en dînant et à un moment, galvanisé par l’alcool qui lui montait à la tête, il se tourna vers ses voisins les plus proches pour leur demander s’ils connaissaient bien la ville, mais ils n’étaient que de passage et la discussion tourna court. Il essaya avec un homme seul, derrière Maya, sans plus de succès. Alors il recommença avec une table plus fournie :

– Dites-moi les amis, vous parlez anglais ? La langue de l’empereur ?

Les hommes le toisèrent sans bienveillance.

– Oui, pourquoi ? fit un blond aux longs cheveux et à l’épaisse moustache.

– Nous sommes dans la cité Blanche pour quelques jours et nous avons entendu parler de l’énergie lumière, vous savez ce que c’est ?

Les hommes se regardèrent, puis le moustachu s’exclama :

– Tout le monde connaît, pardi !

– Apparemment. Nous en entendons beaucoup parler et nous nous interrogions, qu’est-ce que c’est exactement ?

– Tu parles de l’âme d’Oz.

– Une boule de lumière qui tourne sur elle-même si j’ai bien compris ? demanda Matt.

– J’ignore à quoi elle ressemble, mais c’est le cœur de la cité Blanche !

– À quoi sert-elle ?

– Elle ne sert pas, elle est. C’est l’âme de l’empereur.

– Comment le sait-on ?

– C’est Oz en personne qui l’a décrété. Personne n’a le droit de la toucher.

– Et de la voir ?

– Le Maester Luganoff, et personne d’autre.

Matt serra les dents. Il vit que Maya faisait de même.

– L’âme est conservée au palais du Maester ?

– En effet. Pourquoi ? Vous comptez la voler ?

Matt se crispa sur sa chaise en bois.

Et les hommes se mirent à rire, des rires gras d’hommes ivres.

Rassuré et un peu trop confiant à cause de la bière, Matt insista :

– Mais si moi je voulais approcher l’énergie lumière, comment je pourrais faire ? Parce qu’elle doit être magnifique ! J’aimerais beaucoup la contempler.

– À moins d’être un fidèle de Luganoff… Impossible ! Allez, arrête tes questions et viens donc à notre table avec ta mignonne. C’est notre tournée de bière !

Matt voulut refuser mais il se retrouva sur un tabouret, tout comme Maya, avec un gobelet sous le nez. Les hommes les forcèrent à boire tout en les interrogeant sur leur origine et la raison de leur présence ici. Matt s’en sortit en répondant brièvement, quelques mots sur Cytadel, puis prétexta venir de la Grande-Île pour expliquer son accent. Par chance aucun n’était suffisamment brillant en anglais pour tiquer sur l’accent américain. L’amnésie de leur ancienne vie se révélait pratique.

Matt tenta bien d’obtenir d’autres informations sur le Cœur de la Terre, sans résultat.

Et entre deux questions, il voyait son gobelet se remplir à nouveau. Déjà Maya était verte.

Mais lorsque le moustachu se pencha vers Matt pour lui demander si Maya était sa femme, Matt comprit qu’elle était en danger et il eut la présence d’esprit d’acquiescer vivement et de l’embrasser. L’adolescente ouvrit de grands yeux, et se laissa faire.

Lorsqu’il parvint à s’extraire de ce traquenard, Matt dut se tenir à la table pour se lever. Il avait la tête qui tournait et se savait incapable de regagner la chambre sans tituber.

Le moustachu, qui avait bu bien plus que de raison, lui attrapa le bras :

– Toi qui veux tant voir l’énergie lumière, sais-tu au moins d’où elle vient ?

– Non. Elle n’est pas d’ici ?

– Elle dort désormais dans le palais, mais au départ elle n’était pas là.

– J’ignorais qu’on pouvait la déplacer…

– Oh que si ! Au tout début, quand les premiers hommes se sont réveillés, à la naissance de notre monde, avant même que l’empereur rassemble tous les hommes, l’énergie lumière était le soleil des ténèbres !

– Je ne comprends pas bien, balbutia Matt que les vapeurs de l’alcool empêchaient de raisonner.

– Ben, au début, les premiers hommes ont découvert l’énergie lumière dans un sous-sol. Et puis la cité est née, et ensuite Luganoff a prêté allégeance à l’armée d’Oz, et ils ont fait venir l’énergie lumière dans le palais du Maester, pour l’offrir à Oz. Elle a descendu l’avenue de l’Empereur, et là Oz en personne a déclaré que c’était son âme ! C’est la dernière fois que le peuple a vu l’énergie lumière, avant qu’elle n’entre dans le palais et qu’ils la gardent pour eux.

– Et au départ, ils l’ont trouvée dans les égouts ? demanda Matt.

– Non, dans un endroit apaisant. Calme. Et qui maintenant est devenu un enfer.

– Le cloaque des Dieux, comprit Matt.

– Exactement ! Et en prenant la lumière, Luganoff et Oz ont fait venir les ténèbres ! Et un jour, quand la lumière sera fatiguée de tourner ainsi, elle abandonnera la cité Blanche. Et ce jour-là, les ténèbres du cloaque ramperont jusqu’ici.

Le moustachu parlait à Matt en le fixant de ses grands yeux bleus.

Il semblait convaincu par son récit, et terrorisé.

Alors il lâcha le poignet de Matt et vida son gobelet d’une traite.