6.

De souvenirs et d’espoirs

Le voyage depuis Eden vers l’océan Atlantique dura presque un mois et demi.

Le convoi avançait inexorablement, malgré les maladies, la fatigue, les blessures par morsure de serpent, piqûres d’insectes étranges, ou tout simplement parce que la route leur avait mis les pieds en sang. Ils n’avaient subi aucune attaque de prédateurs, le convoi avait certainement dissuadé toutes les créatures, mais on déplora tout de même plusieurs pertes à cause des fièvres. Leurs tombes furent creusées le soir même et on alluma des bougies à leur mémoire.

Mais la caravane repartit aussitôt.

Ils traversèrent des plaines immenses, où paissaient des troupeaux de bisons si vastes que le regard ne pouvait en mesurer les limites.

Ils marchèrent au milieu d’une forêt de marguerites plus hautes que des immeubles, et quand les rafales de vent arrachaient un pétale, celui-ci tombait comme une immense voile de bateau, dans un feulement qui soulevait un impressionnant nuage de poussière. Ils assistèrent à de nombreux ballets nocturnes de Luminobellules, ces formidables papillons aux ailes brillant tels des néons aux couleurs éclatantes. Ils firent quelques détours pour franchir rivières et fleuves sur des ponts endommagés, recouverts de végétation, et passèrent au milieu des ruines de nombreuses villes presque ensevelies elles aussi sous d’épaisses couches de feuilles, de lianes, de racines et de terre.

Les Longs Marcheurs qui guidaient la troupe firent un travail remarquable en ne perdant jamais le convoi, se guidant à l’aide de vieilles cartes froissées, et de croquis dressés lors de missions antérieures. Ils privilégièrent les anciennes routes, à présent recouvertes de mousse, parce qu’elles dessinaient encore des sillons à peu près repérables au milieu des forêts et des collines escarpées.

Et à trois reprises, ils croisèrent des autoroutes de Scararmées lumineux.

Les petits insectes bleus filaient tous dans un sens, du même côté, tandis que sur l’autre voie fonçaient les rouges. Une marée infinie de petites diodes qui couraient, en bon ordre, vers un destin dont personne ne savait rien. Il était facile de savoir qu’on les approchait lorsque l’atmosphère se remplissait du cliquetis de leurs pattes.

– Ils ont obligatoirement une fonction, avait dit Clara. C’est forcé ! On en trouve pas partout, sans raison !

– D’autant qu’ils sont gorgés d’énergie, avait rappelé Ambre.

– Personne ne les a jamais suivis ? Pour savoir où ils vont ?

– Des Longs Marcheurs ont rapporté que c’était un circuit fermé. Lorsque les Scararmées arrivent au bout de l’autoroute, alors ils passent sur la voie d’à côté et changent de couleur, tout simplement.

– C’est tout ? s’était étonnée Clara.

– Apparemment.

– Sans rien d’autre ?

– Non, sans rien d’autre. Ils tournent en rond, si on peut dire.

La première fois que le convoi les avait rencontrés, la question du franchissement s’était posée, avant qu’un éclaireur montre qu’il suffisait de s’avancer sur l’autoroute pour que les insectes s’arrêtent et laissent passer. Toute la caravane avait franchi le passage avant que les Scararmées ne reprennent leur marche aveugle, comme si rien ne les avait perturbés.

Personne ne remarqua l’adolescent qui, en douce, attrapa une pleine poignée de Scararmées pour les enfermer dans une boîte qu’il fit disparaître dans ses affaires, à l’arrière d’un chariot bâché.

Les petits insectes eux, continuaient leur curieuse danse, inlassablement, tassés sur l’autoroute comme les fantômes des voitures d’autrefois.

Autre-Monde conservait bien des mystères.

 

Un matin de début juillet, le convoi perçut une différence notable dans l’air. Il y avait davantage de vent, et celui-ci était plus humide, chargé d’embruns iodés. Le paysage aussi était plus vallonné que la veille, bordé de hautes falaises.

C’est en parvenant au sommet d’une butte qu’ils découvrirent l’ombre au loin.

Une forme arrondie, colossale, qui occupait tellement d’espace sur l’horizon qu’elle semblait être une anomalie du regard.

Tout l’après-midi, à mesure qu’ils s’en approchaient, les Pans ne cessaient de s’ébahir devant l’ampleur de cette immense tache noire.

Puis ils aperçurent l’Océan, cette plaque bleutée qui tranchait les perspectives de sa linéarité. L’odeur de la mer envahit leurs narines.

Et surtout, ils prirent conscience que la forme noire occupait encore plus d’espace qu’ils ne l’avaient imaginé. Monumentale.

Elle ressemblait à un vaisseau spatial posé sur la surface de l’eau. Si vaste qu’il pouvait être le fragment d’une lune échouée là.

Ambre la première posa un mot sur ce qu’ils voyaient :

– Voici notre nouvelle maison pour les semaines à venir. Voici notre navire. Le Vaisseau-Vie.

 

Près d’un millier de Pans s’étaient regroupés sur la plage et installaient leur long campement pour la nuit.

Non loin de là, dans une anse de la côte, des tentes formaient un cercle, et leurs occupants, des Maturs, assistaient à l’arrivée des Pans, impressionnés par leur nombre.

Quand le bivouac fut prêt, un vieil homme aux cheveux blancs, aux joues creuses, approcha du convoi avec son escorte. Il salua Clara et Archibald et adressa un sourire franc et chaleureux à l’Alliance des Trois.

Le roi Balthazar pointa le doigt vers l’ombre majestueuse qui occupait une partie du paysage à l’est, sur l’eau.

– J’ai tenu parole, dit-il, le Testament de roche est arrivé et a été livré à bord.

– Nous vous sommes reconnaissants, roi Balthazar, le remercia Clara. Pour votre assistance et pour votre soutien de toujours.

– Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir embarquer des soldats à moi ? J’ai trois cents guerriers solides et valeureux derrière les dunes. Ils sont tous fidèles et prêts à vous aider.

Clara jeta un coup d’œil à Archibald, qui ne savait quoi répondre non plus, et chercha de l’aide auprès de Matt.

Ce fut Ambre qui répondit avant les autres :

– C’est très aimable à vous, mais nous préférons partir seuls. La présence d’adultes à bord pourrait compliquer les choses, je crois que personne, chez vous comme chez nous, n’est vraiment prêt à une longue cohabitation. Les souvenirs de la guerre sont encore trop vivaces, il faut du temps pour que la confiance se tisse, et que nous soyons à l’aise ensemble. Et ce voyage sera un long périple, serrés les uns contre les autres.

– Je comprends. Pour être franc, je m’attendais à cette réponse, mais je me devais de poser la question.

– Merci de vous être déplacé en personne.

– Vous ne partez pas pour sauver seulement votre peuple, rappela-t-il, car si la menace dont vous m’avez parlé est bien réelle, alors les miens seront tout aussi en danger. C’est notre avenir à tous qui repose entre vos mains. Un homme, tout roi qu’il est, ne peut que venir saluer ceux qui vont mettre leurs vies en péril pour sauver leurs semblables.

Matt et Ambre se regardèrent. Bien des choses s’étaient passées depuis l’arrière-boutique du vieux Balthazar à Babylone.

– Faites bon voyage, dit le roi. Pourvu que les adultes de l’autre côté de l’Atlantique n’aient pas été aussi stupides que nous l’avons été.

– Pourvu qu’ils n’aient pas perdu la mémoire, rétorqua Ambre. C’est ce qui fera toute la différence.

Balthazar eut un sourire triste. Il posa la main sur l’épaule de la jeune femme.

– Si tel est le cas, vous saurez la leur faire revenir, j’en suis sûr.

– Espérons-le.

Le roi Balthazar et ses hommes se retirèrent et les Pans se tournèrent vers leur avenir.

 

Le Vaisseau-Vie était si grand qu’il ne pouvait approcher trop près des côtes. Il était prévu que trois navires – des voiliers imposants qui pourtant semblaient minuscules dans son ombre – serviraient à acheminer les troupes et le matériel dès l’aube.

Juste avant le crépuscule, les trois voiliers jetèrent l’ancre à moins de deux cents mètres du rivage, et une barge à fond plat quitta le premier pour cracher trois adolescents sur le sable. La plus grande d’entre eux rejoignit le bivouac de Clara, Archibald et l’Alliance des Trois. Elle avait les cheveux verts, épais et torsadés, comme les toisons des rastafari, ses yeux brillaient de la même couleur, semblables à des pierres précieuses, et ses lèvres ainsi que ses ongles étaient sombres, comme s’ils étaient sculptés dans le jade.

Orlandia, la Kloropanphylle, salua les deux émissaires Pans avant de se courber plus solennellement devant Ambre.

– Nous sommes prêts à appareiller dès que tout le monde sera à bord. Les cales sont pleines de vivres, les carrés de culture sont ensemencés, les réserves d’eau potable à leur maximum, nous n’attendions plus que vous.

– L’acheminement du Vaisseau-Vie jusqu’ici n’a pas été trop compliqué ? s’informa Ambre.

– Sur la mer Sèche pas du tout, mais la descente a été plus complexe à négocier. On a eu quelques avaries, toutes réparées pendant que nous vous attendions, rassurez-vous.

– Il est énorme ! jeta Tobias encore sous le choc de ce qu’il avait contemplé toute la journée.

– C’est une demi-coquille de noix qui flotte. Nous l’avons entièrement aménagée. Vous verrez, vous y serez bien.

– Votre équipage est exclusivement composé de Kloropanphylles ? demanda Clara.

– Oui. Cent cinquante personnes en tout, dont les deux tiers sont aussi des combattants.

– Nous espérons ne pas en avoir besoin, s’empressa de dire Archibald.

– Il fait quelle taille votre bateau ? continua Tobias.

– Environ huit cents mètres de long sur une centaine de haut, et cinq cents de large.

– Ouah ! Ça c’est une sacrée coquille de noix, dis donc !

– C’est la plus grosse que nous ayons trouvée. Au cœur même de la mer Sèche. Huit mois de travail acharné pour la transformer. C’est notre plus belle réussite, notre joyau.

– Et nous sommes honorés que vous la partagiez avec nous, ajouta Ambre.

– C’est parce que l’âme de l’Arbre de vie est en toi, qu’il t’a choisie pour nous guider.

Orlandia se pencha de nouveau pour saluer Ambre, puis s’éloigna vers ses deux compatriotes.

Un peu plus tard, Matt proposa à Ambre une petite marche digestive, et ils firent quelques pas sur la plage. Ils virent les trois Kloropanphylles à genoux dans le sable, en train d’embrasser le sol.

– Ils disent au revoir à la terre nourricière, expliqua la jeune fille à voix basse.

– Tu connais bien leurs rituels, maintenant.

– À force d’aller les voir, je commence à en avoir une certaine expérience. Les Kloropanphylles sont vraiment très proches de la nature. Beaucoup plus que nous. Ils considèrent que ce qui s’est passé avec la Tempête était une action de Gaïa, l’âme de la planète.

– On se ressemble pas mal, c’est juste qu’ils sont parfois un peu sauvages, déplora Matt.

– Rappelle-toi qu’avant ils étaient tous des enfants malades. La plupart ont vécu enfermés pendant des années, éloignés des autres, affaiblis, privés de bien des plaisirs. La Tempête en a fait des êtres forts, en pleine santé, les bouleversements génétiques qui ont eu lieu à ce moment les ont tous sauvés. Ce n’est pas rien. Avant ils étaient mourants, à présent ils vivent sur le toit du monde.

– Et ils t’ont acceptée dans leur famille.

– On peut dire ça. Même si je suis toujours aussi mal à l’aise d’être une sorte d’élue à leurs yeux…

Elle posa la tête contre l’épaule de Matt, et ils restèrent ainsi un long moment, à écouter le bruit du ressac, dans les ombres de la nuit, sous un filet d’étoiles.

 

Le voilier qui entraînait l’Alliance des Trois vers le Vaisseau-Vie était un trois-mâts tout en bois. Il fendait l’écume, chargé à ras bord de Pans et de chiens, le vent faisant claquer sèchement ses grandes voiles.

Matt se tenait à la proue, savourant la fraîcheur de l’Océan qui se déposait en fines gouttelettes sur son visage.

En quelques secondes, le soleil disparut totalement, ils étaient entrés dans l’ombre du Vaisseau-Vie.

La coquille de noix était encore plus impressionnante de près.

Elle était percée de toutes parts de balcons en bois, de passerelles qui jalonnaient sa coque, d’avancées qui dominaient le vide, ce n’était pas une simple structure rigide et fermée sur les côtés.

En s’approchant, Matt remarqua les centaines de petites ouvertures en guise de hublots, et parfois même ce qui ressemblait à de longues baies vitrées dans les hauteurs.

Un peu partout, des silhouettes s’agitaient pour préparer le départ.

Le navire entama les dernières manœuvres pour s’arrimer au Vaisseau-Vie, et un grand pan de la coque s’ouvrit soudain et disparut à l’intérieur de la noix, libérant un vaste plateau en bois qui commença sa descente, grâce à un complexe système de treuils.

Tandis que les Pans et les chiens débarquaient sur la plate-forme qui paraissait flotter dans les airs contre le navire, Tobias désigna l’immense structure qui les surplombait telle une montagne :

– J’arrive pas à croire que ça va pouvoir avancer ! C’est déjà un miracle qu’il ne coule pas !

Ambre lui donna une tape amicale dans le dos :

– Fais confiance aux Kloropanphylles.

– Y a intérêt, on leur confie nos vies ! Dans quelques jours on sera tellement loin de la côte, que s’il se passe quoi que ce soit nous serons tous morts !

Puis ce fut leur tour de monter sur l’ascenseur au milieu d’une centaine de leurs camarades. Lorsqu’il se mit à grimper dans les airs, Tobias se rapprocha de Matt et Ambre, pas rassuré.

Le temps que Tobias rouvre les yeux, ils pénétraient dans les entrailles du Vaisseau-Vie où ils furent séparés en petits groupes.

Un Kloropanphylle accompagnait vingt Pans pour leur expliquer brièvement l’essentiel de ce qui allait être leur nouvelle maison.

Matt retint le plus important : les niveaux les plus bas servaient logiquement de cales, à mi-hauteur se trouvaient les appartements, et dans la partie supérieure tous les lieux de vie, pour bénéficier du maximum de lumière. Car le principal problème à bord c’était d’y voir clair. Le navire était si large qu’il suffisait de s’éloigner de quelques mètres du bord pour que la lumière du jour ne puisse plus pénétrer. Les Kloropanphylles avaient installé des lanternes en bois tous les cinq mètres dans les coursives, alimentées par la substance molle, une gelée froide qui irradiait une lumière blanche s’activant aux vibrations des pas ou des voix.

L’odeur était le plus marquant. Un parfum de noix omniprésent, entêtant tout d’abord, avant qu’on s’y habitue.

Matt était stupéfait par l’architecture intérieure. Des rampes en pente douce, des escaliers, des monte-charges sur poulies, des couloirs partout, s’ouvrant sur de grandes salles communes qu’ils découvraient depuis la mezzanine qui en faisait le tour, dominée par un lustre à substance molle. Et dès qu’ils s’enfoncèrent dans le Vaisseau-Vie, Matt constata avec surprise que le fruit de la noix était encore présent. Les Kloropanphylles l’avaient creusé de toutes parts, se servant de ses vides pour créer des puits de lumière larges parfois de cinquante mètres, où l’on pouvait apercevoir les nombreux étages en se penchant, et admirer les balcons, les passerelles et les fenêtres qui s’alignaient sur une centaine de mètres de hauteur.

Le Vaisseau-Vie était un trésor à lui seul, une merveille à explorer pendant des jours et des jours.

Les appartements étaient prévus pour deux, aussi Tobias se joignit-il à Matt dans une chambre munie d’un hublot pour apercevoir l’Océan.

Quant à Ambre, les Kloropanphylles avaient tenu à ce qu’elle soit près d’Orlandia, leur chef, à l’arrière du bateau, dans une suite spécialement aménagée pour elle, avec de l’espace, un véritable balcon, et de larges baies laissant pénétrer le soleil. Ambre ne put refuser malgré sa gêne, et elle installa ses affaires tout en regrettant d’être aussi éloignée de ses deux amis.

En fin d’après-midi, les trois voiliers avaient terminé de charger les Pans, la plage était vide. D’énormes poulies sortirent des flancs du Vaisseau-Vie et vinrent récupérer les voiliers pour les hisser à bord, dans leurs abris au niveau des cales.

Le ciel se teintait peu à peu d’orangé lorsque Orlandia vint chercher Ambre et les deux garçons qui l’accompagnaient, afin de les guider vers le pont principal.

– Nous allons prendre le large, dit-elle simplement.

Elle les entraîna dans des coursives plus larges, empruntant de vastes escaliers sculptés dans la chair de la noix, au milieu de vastes halls traversés par des dizaines de Pans et de Kloropanphylles occupés à leur expliquer ce qu’ils allaient devoir faire à bord.

Après avoir emprunté un dédale de rampes et de couloirs, Orlandia poussa une dernière porte et ils pénétrèrent au sommet d’une tourelle qui offrait une vue panoramique sur l’arrière du Vaisseau-Vie. Une vingtaine de Kloropanphylles s’attelaient à leurs tâches, actionnant des leviers, parlant dans des cornets en coquillage, tournant des molettes ou tirant des cordages.

– Voici le poste de manœuvre, expliqua Orlandia. À l’avant, nous avons le poste de pilotage, qui s’assure que la route est dégagée, qui établit notre position et notre trajectoire, et d’ici nous actionnons toute la machinerie qui nous permet d’avancer.

– Comment communiquez-vous ? demanda Ambre.

– Par le biais des trompettes nacrées que vous voyez là, ce sont des coquillages qui transportent les vibrations du son. Si vous parlez dedans, la personne à l’autre bout du coquillage vous entendra parfaitement. Nous sommes parvenus à en assembler de très importantes longueurs, mais ils sont fragiles, c’est le seul problème.

– Et comment va-t-on avancer ? s’enquit Tobias.

– Venez, dit Orlandia en les invitant à approcher de la baie qui dominait le pont supérieur.

Sous leurs pieds courait un gigantesque espace de tours, de puits, de larges terrasses, et surtout d’énormes zones blanches, construites avec symétrie et qui, vues d’en haut, ressemblaient à des champs de coton.

– Machine avant, ordonna Orlandia.

Dans son dos, l’équipage actionna une machinerie, et les champs blancs se mirent à frémir.

Des fragments de nuages se soulevèrent.

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’émerveilla Tobias.

De petites voiles grimpaient vers le ciel comme des cerfs-volants. Des dizaines, bientôt des centaines.

Plus elles prenaient de l’altitude, plus le vent s’engouffrait dedans et les emportait vite et haut, tirant sur les fils qui les retenaient au navire.

Les fils se tendirent et entraînèrent d’autres voiles plus larges, qui prirent le même chemin, et qui elles-mêmes tirèrent sur des surfaces trois à quatre fois plus étendues.

– Ce sont des pétales de fleurs géantes, précisa Orlandia.

Matt se souvint des forêts de marguerites qu’ils avaient croisées, hautes comme des immeubles.

De fil en aiguille, des centaines et des centaines de pétales emplirent le ciel, si nombreux qu’ils formèrent une immense masse translucide rivalisant avec les nuages.

Et le Vaisseau-Vie se mit en mouvement, tracté dans le ciel par les fleurs.

– En route pour le nouveau monde ! annonça Orlandia.

Matt gagna l’arrière du poste de manœuvre et grimpa sur un petit balcon.

Il observa la terre. Ses collines, ses falaises, et le tapis végétal qui couvrait l’horizon. Sur la plage, les Maturs s’étaient rassemblés le matin même pour assister au départ des Pans. Le roi Balthazar et les siens avaient longuement salué ceux qui partaient. Ces adolescents en qui ils plaçaient leurs chances de survie.

Matt les distinguait encore, petites taches noires sur le rivage blanc. Il avala sa salive avec difficulté.

Ils quittaient leur territoire.

Ils quittaient ce qui avait été l’Amérique.

Ils emportaient avec eux leurs souvenirs.

Et leurs espoirs.