36.

Dialogue de sourds

Les quatre Pans furent poussés sans ménagement dans une longue salle tapissée de bois, avec des tableaux anciens sur les murs. Ils avaient été escortés jusque dans les étages du palais après avoir été désarmés.

Une douzaine de gardes restaient autour d’eux.

Maester Luganoff demeurait prudent. Son acolyte l’avait bien renseigné, et prévenu des capacités exceptionnelles de ces adolescents frondeurs.

Des serviteurs allumèrent toutes les bougies, et Luganoff entra.

– Le Maester Mercier de Port-Roc a insisté pour me convaincre que vous venez de… d’un autre monde !

Luganoff émit un gloussement qui se voulait proche du rire.

L’homme en tunique de lin s’approcha en acquiesçant.

– De l’autre côté de l’Océan, compléta-t-il.

– C’est vrai, intervint Matt. Nous venons de très loin. Et nous venons en paix.

Luganoff gloussa à nouveau.

– En paix ? Mais pour faire la paix, il faut être en mesure d’en imposer à son adversaire, mon jeune garçon… Pourquoi m’inclinerais-je alors que je n’ai rien à perdre ?

– Parce que nous n’avons aucune intention agressive à votre égard.

– Et c’est normal ! Vous n’êtes qu’une bande de grouillots séditieux ! s’énerva Luganoff. Qui vous autorise à me demander de vous épargner ? Vous n’êtes que des esclaves ! Rien d’autre !

Tobias se pencha vers Matt :

– Ce sont des fanatiques, murmura-t-il, laisse tomber.

– Tu as mieux à proposer ? répondit Matt entre ses dents.

– Je préfère encore me laisser enfermer que d’entendre ses…

La tête de Tobias partit en arrière brutalement, puis celle de Matt.

Ils avaient reçu une puissante gifle sans que personne approche.

Luganoff tendait la main dans leur direction :

– Je n’autorise pas vos conciliabules.

Il avait une altération semblable à celle d’Ambre ! Puis Matt se souvint aussitôt de l’usine à Élixir. Luganoff avait bu sa potion…

– D’ailleurs, ajouta le Maester de la cité Blanche, vous devriez être à genoux devant moi !

Une force invisible vint taper derrière les jambes des Pans et ils tombèrent à genoux en faisant grincer le parquet.

– Voilà qui est mieux… D’où venez-vous ?

– De l’autre côté de l’Océan, confirma Matt. C’est vrai.

– Dans un pays où les grouillots vivent avec les adultes, sur un pied d’égalité, répéta le Maester Mercier en se souvenant des mots qu’il avait déjà entendus.

Luganoff secoua la tête, dégoûté.

– Vous êtes des esclaves. Il ne peut en être autrement. Vous êtes plus faibles, plus sournois, dociles et nombreux. Des serviteurs parfaits.

– Pourquoi cette haine des enfants ? demanda Tobias.

– C’est vrai, on ne vous a rien fait ! Vous êtes nos… parents d’une certaine manière ! ajouta Elliot.

Le visage de Luganoff se congestionna de colère :

– Ne dis pas de sottises ! Vous étiez là au Grand Réveil, pour nous servir ! C’est un cadeau du ciel !

Tobias jeta un regard à Matt. Les Ozdults n’avaient aucune mémoire d’autrefois. La vie avait commencé après la Tempête, par ce qu’ils semblaient appeler le Grand Réveil. Il allait être difficile de leur faire entendre raison…

– Et vos femmes enceintes ? interrogea Matt. Elles donnent naissance à des enfants, non ? Vous ne mettez pas au monde que des esclaves ! Mais aussi vos descendants ! Qui grandiront, qui deviendront un peu vous, vos enfants ! Et qui vous aideront quand vous serez vieux…

Une nouvelle gifle invisible fit reculer Matt.

– Tu es très impertinent, jeune homme !

– Où sont les autres ? questionna Mercier. La fille avec les cheveux blonds roux ?

– Je l’ignore, mentit Matt. Nous nous sommes séparés avant d’atteindre la cité.

– Pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici ? voulut savoir Luganoff. Qu’est-ce qui vous attire tant avec l’énergie lumière, hein ? Vous pensiez la détruire ? Ébranler l’âme d’Oz ?

– Non. Nous en avons besoin pour sauver nos vies ainsi que les vôtres.

– Rien que ça ? (Il pivota vers Mercier.) Ils sont simplement fous, je crois.

– Non ! s’écria Matt avec aplomb. Une force terrible approche de vos côtes et descend également par le nord ! Une puissance contre laquelle toutes vos armées ne pourront rien. Il n’y a que l’énergie lumière qui puisse nous aider.

– Et quelle est cette force qui t’effraie tant ?

– Entropia et son seigneur : Ggl.

– Quel nom étrange…

Luganoff était partagé entre l’amusement et la lassitude, Matt le devinait. Il ne tenait qu’à un fil qu’il leur tourne le dos d’un instant à l’autre en ordonnant de les enfermer ou pire…

– C’est ce garçon que nous avons vu, l’énergie lumière ? L’âme de votre empereur, c’est un enfant ?

– Bien sûr que non ! se moqua Mercier.

Luganoff le fit taire d’une main sur l’épaule et approcha des Pans.

– Alors qui est-ce ?

– Ce n’est pas ton problème, fit Luganoff en sortant une boule de velours de sa houppelande. Nous allons bien voir si vous êtes aussi exceptionnels que semble le penser le Maester Mercier.

Luganoff déplia son épais mouchoir sur une boule de cuivre patiné de la taille d’une pomme. La moitié était transparente, un verre bombé protégeait un cadran jauni par le temps. Une aiguille pouvait remonter sur une échelle allant de 0 à 12.

Mercier manqua s’étouffer en découvrant l’objet.

– C’est l’astronax ?

– Lui-même.

– Alors il existe vraiment ? Je croyais que c’était une rumeur ! Est-ce vrai ce qu’on dit ? C’est en le trouvant que vous êtes devenu Maester du pays ?

– Il était à mes pieds lors du Grand Réveil.

Matt, qui n’avait pas le même respect et encore moins de dévotion pour Luganoff, avait le sentiment que l’homme mentait. C’était une ruse pour asseoir son autorité.

– Comment fonctionne-t-il ? demanda Mercier.

Luganoff caressa la petite sphère comme s’il s’agissait de son enfant, avec une certaine méfiance vis-à-vis de son vassal puis, comme s’il daignait lui accorder un immense privilège, il lui fit signe d’approcher.

– L’aiguille indique la quantité de pouvoir qui existe chez un individu. Un être vivant normal affiche 2. Un mort est entre 1 et 0, selon s’il est décédé depuis longtemps ou non. Un buveur d’Élixir varie entre 3 et 4 selon la pureté et la concentration de l’Élixir. Les grouillots sont entre 3 et 5 selon la qualité de leurs pouvoirs, mais j’ai déjà vu l’astronax grimper jusqu’à 6. Un enfant particulièrement doué. Nous allons voir ce que valent vos si précieux révoltés, mon cher.

Luganoff approcha la boule de Matt, et ce dernier crut percevoir un très faible bourdonnement.

Le visage du Maester de la cité Blanche se décomposa. Celui de Mercier s’illumina.

– C’est formidable ! s’enthousiasma-t-il. Il est à 7 !

Les prunelles de Luganoff remontèrent vers Matt.

– Montre-moi ce dont tu es capable.

Matt secoua la tête.

– Je vous montrerai tout ce que vous voulez mais, s’il vous plaît, écoutez-nous ! Nous sommes là pour vous aider ! Ne faites pas de nous vos prisonniers !

– Montre-moi, j’ai dit !

Matt leva le menton, en signe de défi.

– Vous n’obtiendrez rien de moi de cette manière.

– Il faut nous croire ! s’emporta Tobias. Le danger, ce n’est pas nous ! Il va arriver par la mer et par le nord ! Laissez-nous vous aider !

– Nous aider ? railla Luganoff. Décidément, ceux-là sont irrécupérables.

– Ils sont hors normes, Maester, rappela Mercier.

– J’ai assez entendu leurs sornettes. Mercier, conduisez-les à l’usine. Je veux boire l’Élixir de celui-là, dit-il en pointant son index sur Matt. Je veux tester l’astronax sur moi !

– Ne faites pas ça ! supplia Maya. Nous sommes votre dernière chance face à Entropia !

– Je dois avouer que vous ne manquez pas de certitudes, s’amusa Luganoff. Et d’un certain panache pour avoir osé vous aventurer jusqu’ici. Maintenant vous allez me nourrir.

Il tourna les talons et Tobias l’interpella :

– Vous allez commettre votre plus grande erreur ! Nous sommes la solution contre Entropia ! Et contre la rébellion ! Ils nous écouteront si vous nous laissez leur parler ! Nous pouvons vous débarrasser d’eux ! Si vous nous laissez partir, nous les rejoindrons pour qu’ils nous aident à lutter contre Entropia et plus contre vous !

Luganoff se mit à sourire à pleines dents.

– La rébellion ? dit-il en revenant sur ses pas. Alors la légende a pris ? Elle s’est propagée ?

Tobias ne comprenait pas. Il regarda l’homme revenir vers lui.

– La rébellion des enfants, répéta Tobias comme s’ils ne parlaient pas de la même chose.

– Je sais très bien ce qu’est la rébellion ! Et sais-tu pourquoi ? Parce que c’est moi qui l’ai inventée !

Il gloussa à nouveau, fier de lui.

– C’est moi qui ai lancé les premières rumeurs, précisa-t-il, pour que les esclaves se raccrochent à un espoir. Parce qu’un esclave qui n’en a aucun est dangereux. Alors que là, ils espèrent à tout moment que la rébellion viendra les sauver, viendra changer le monde ! Et donc ils attendent sagement que leurs « héros » surgissent. Jour après jour ! J’ai créé la meilleure des prisons mentales ! L’espoir d’être sauvé par un autre ! Pourquoi prendre tous les risques quand on sait que d’autres vont les prendre pour nous ?

– C’est machiavélique, gronda Elliot.

Luganoff était fier de lui, sa joie et son orgueil transpiraient par tous les pores de sa peau.

– Vous avez cru en un mythe inventé de toutes pièces. Et manifestement il a tellement bien pris que vous vous êtes senti pousser des ailes ! La rébellion n’existe pas. Vous êtes les seuls esclaves mutinés. Et tout va s’arrêter là. Gardes ! Faites-les partir pour l’usine. Je veux leur Élixir !

Luganoff se retourna et s’éloigna d’un pas décidé, sa houppelande bruissant au passage.

Mercier fixait Matt avec le sourire de celui qui tient sa vengeance.

Soudain, la porte principale s’ouvrit et un garde de l’entrée principale du palais glissa sur le parquet à travers toute la pièce jusqu’à s’immobiliser aux pieds de Luganoff.

Plusieurs pas lourds résonnèrent sur le seuil.

Matt aperçut de grosses pattes velues du coin de l’œil.

Des yeux jaunes brillaient dans la pénombre.