La faim des ténèbres
Les quatre chiens s’immobilisèrent devant la rampe d’un ancien parking souterrain.
– Il faut vraiment entrer là-dedans ? dit Tania en grimaçant.
Ils levèrent la tête vers les hauts immeubles de verre et d’acier qui les surplombaient. La lune se cachait à moitié derrière l’un d’entre eux, semblable à un œil les guettant depuis sa cachette.
Derrière, au loin, ils apercevaient les torches de la cavalerie qui se rapprochaient à grande vitesse, et ils pouvaient entendre les aboiements hystériques des meutes de chiens.
– Matt, t’es sûr qu’ils ne viendront pas nous chercher dans ces ruines ? s’assura Floyd.
– Ils en ont trop peur.
– Alors est-ce une si bonne idée d’y aller ?
– Tu préfères te rendre ?
Floyd grogna pour la forme, et donna l’impulsion à Marmite pour qu’elle avance.
Tobias sortit son champignon lumineux.
Des racines, des ronces et du lierre couraient sur le béton, s’enroulant autour des piliers.
– Il faut s’enfoncer si on veut s’assurer que les Cyniks n’oseront pas nous suivre, conseilla Matt.
Remarquant une porte qui s’ouvrait sur un escalier, Floyd guida son chien pour qu’il s’y engage et descende deux niveaux.
Ils pénétrèrent dans un parking portant un 2 peint en bleu au fronton. L’air était plus frais, sentait le renfermé, et les chiens soulevaient de la poussière à chaque pas.
– Cet endroit devait être plein de bagnoles avant la Tempête, commenta Floyd. Et elles ont toutes disparu. C’est dingue quand même !
– Comme dans notre pays, souligna Tobias.
– Toute cette matière qui se volatilise, non mais vous imaginez la puissance qu’elle devait avoir cette Tempête ?
– Rien ne s’est volatilisé, rappela Ambre. Tout a été concentré, déplacé. Toutes ces carcasses ont fondu instantanément, et se sont retrouvées compactées loin, très loin, toutes rassemblées au même endroit, avec le concentré de pollution, les excès de l’industrialisation. La Tempête a procédé comme une centrifugeuse. Elle a séparé les différentes couches du monde et les a rassemblées selon leur densité et leur nature.
– Et tu crois que les adultes qui ont survécu sont un peu les débris passés au travers des mailles du filet ?
– Peut-être.
Matt et Floyd s’écartèrent du groupe, et ce dernier alluma sa lanterne pour explorer l’extrémité du niveau où ils étaient descendus.
– Nous sommes sous terre, confirma Matt. Pas de fenêtres.
– Dans une impasse ? demanda Elliot.
– Pas une impasse, dit Maya en désignant des flèches au sol. Il y a un centre commercial par là.
– Et donc une sortie, ajouta Matt tandis que Gus suivait les flèches.
Tania se hissa au niveau de Maya. Elle s’inquiétait toujours pour Chen.
– Comment est-il ?
– Toujours la même respiration lente et profonde. Qu’est-ce qu’il est lourd par contre !
Tania arrêta son chien.
– Viens, grimpe sur Lady, je vais m’occuper de Chen. Si ça se passe mal, laisse la chienne te guider, elle est très intelligente et maligne comme tout.
Tania passa derrière Chen et palpa son cou pour vérifier son pouls. Tout semblait normal. Elle souleva ses paupières. La pupille répondit à la lumière en se contractant. Chen dormait vraiment, prisonnier d’un puissant sédatif.
Tania l’entoura de ses deux bras pour le maintenir contre elle, et ils rejoignirent le reste du groupe.
Ils traversèrent plusieurs rangées de stationnement, colonisées par les racines et la poussière, avant de pénétrer dans un passage plus étroit qui aboutit à un escalator vétuste et une rampe d’escalier. Les chiens hissèrent leurs maîtres jusqu’à un vaste patio dominé par des balcons circulaires, autant d’étages de boutiques abandonnées, surplombé par un dôme transparent d’où tombait un bout de lune.
– Traversons le centre commercial pour ressortir au nord, loin de la ville, indiqua Matt. Les Cyniks ne nous chercheront pas là-bas.
– Hey les filles, désolé mais on ne s’arrête pas pour faire du shopping, on n’a pas le temps, lança Tobias sans réussir à détendre l’atmosphère.
Floyd et Matt ouvraient la voie sur le dos de Gus, et tentaient d’imprimer une bonne cadence à leur groupe. Matt n’était pas rassuré. Il savait que la plupart des rumeurs et des légendes effrayantes reposaient désormais sur un soupçon de vérité et il n’avait pas envie de découvrir pourquoi le cloaque des Dieux effrayait tant les Ozdults.
Pour ce qu’il en distinguait, à travers le faible éclairage de sa lanterne, il n’y avait que des allées désertes où se mêlaient la mousse, les plantes atrophiées, les détritus et beaucoup de vêtements en vrac. Les vitrines présentaient encore leurs produits, intacts, ainsi que des affiches de promotions. Pour tous les goûts. Et Matt se remémora les premiers jours dans New York, après la Tempête, en compagnie de Tobias. Ils avaient survécu à cela. Ils s’étaient équipés pour quitter la ville, pour échapper aux Échassiers du Raupéroden, et ils en étaient là à présent. Un sacré chemin parcouru…
Après un moment, il constata qu’il y avait vraiment beaucoup de vêtements sur le sol. Et aussi des montres, des bijoux, des lunettes, des sacs…
– Dites, ça vous évoque quoi tous ces trucs par terre ? s’inquiéta Tobias.
– Je pensais à la même chose, confirma Matt. Comme si les gens avaient disparu d’un coup, laissant tomber ce qu’ils portaient.
– J’aime pas trop ça…
Gus accéléra encore.
L’allée semblait interminable. Puis elle formait un coude avant de se prolonger, toujours aussi longue.
– Nous sommes au niveau - 1, lut Maya sur un panneau en passant. Il faudra remonter pour trouver un accès sur l’extérieur.
Des murmures sortirent des côtés, de part et d’autre de la file indienne des chiens. Des voix basses, qui parlaient en même temps, en français. Si nombreuses qu’il était impossible de comprendre ce qu’elles disaient, même pour Maya.
– C’est quoi ce délire ? s’alarma Elliot.
– Je sais pas mais il y a du monde ! lança Tobias avec des trémolos dans la voix.
Il se tourna sur la droite pour tenter de distinguer quelque chose qui l’aiderait à comprendre, son champignon lumineux bougea avec lui, et un cône de lumière se déplaça.
Pendant une seconde, il sembla à Tobias que des ombres de petits bras s’étaient prises dans la clarté…
– Ça va ? demanda Ambre. Tu respires fort !
– Je sais pas… J’ai cru voir…
– Quoi donc ?
Tobias pivota sur la gauche et cette fois il aperçut nettement des ombres de mains qui se replièrent aussitôt dans l’obscurité, tandis que les murmures cessaient.
– Oh merde ! Nous ne sommes pas seuls ! Il y a… il y a des trucs avec nous ! Dans l’ombre !
– Des Mangeombres ? s’écria Matt, paniqué.
– Non, je ne crois pas, autre chose…
Marmite se mit à trotter, ils ne pouvaient prendre le risque d’aller plus vite sans visibilité, et les autres lui emboîtèrent le pas.
Tobias inspectait frénétiquement autour de Gus, balançant des éclats de champignon lumineux dans tous les sens.
Les murmures venaient et repartaient. Toujours plus nombreux.
Soudain, Tobias vit l’ombre d’un bras très long, très maigre, presque un squelette, terminé par une main encore plus difforme, avec des doigts interminables qui s’ouvraient pour saisir la patte de Lady.
Tobias cria et brandit son champignon pour élargir le cercle de lumière.
Aussitôt le bras se rétracta et les murmures s’éloignèrent de ce côté, tandis que d’autres gagnaient en intensité sur la droite, et cette fois Tobias crut y déceler une pointe d’agacement, sinon de colère.
– Qu’est-ce qu’il y a ? hurla Maya qui sentait la panique la gagner.
– Ça sent pas bon, les amis ! s’écria Tobias. Des ombres approchent de tous les côtés !
– Dis-moi ce que je peux faire, Toby ! implora Ambre. Je ne les vois pas !
– Là ! fit Tobias en tournant le cône de lumière qui fit surgir plusieurs mains spectrales aussitôt disparues.
– Oh non ! lâcha Ambre. On dirait des spectres !
Soudain Lady se mit à couiner, comme si elle venait de se prendre la patte dans un piège, et Tobias tendit son champignon vers elle.
La lumière s’arrêtait juste devant lui.
Un mur de ténèbres au travers duquel rien ne passait leur barrait la route. Ni Lady, avec Maya et Elliot, ni Gus avec Floyd et Matt n’étaient visibles.
– Qu’est-ce que c’est que ce délire ?
Ambre leva la main pour se préparer à frapper, même si elle ignorait quoi faire et contre qui.
Maya se mit à hurler, puis Elliot. Des cris d’effroi pur.
Aussitôt suivis par des plaintes de souffrance.
– Maya ! s’écria Tobias.
Tania apparut au niveau de Tobias.
– Comment percer ce rideau d’obscurité ? demanda-t-elle, paniquée.
Ambre attrapa le champignon et se concentra.
La clarté argentée qui s’en dégageait s’intensifia. De plus en plus puissante, telle une lampe halogène. Jusqu’à devenir aveuglante.
Les ténèbres se mirent à reculer, peu à peu, et Ambre força Gus à avancer.
Elliot et Maya poussèrent un long cri, en même temps que Lady gémissait, et soudain tout fut silencieux, les murmures eux-mêmes s’évanouirent.
Le champignon illumina alors l’allée sur plusieurs dizaines de mètres.
Là où se tenait Lady un moment plus tôt, il n’y avait plus que les sacoches qu’elle transportait, renversées sur le sol, ainsi que les vêtements de Maya et ceux d’Elliot.
– Non, murmura Ambre, non, non, pas ça !
Elle se laissa glisser à terre et flotta jusqu’aux affaires.
Matt, un peu plus loin devant, sortit son épée.
– J’ai peur que ça ne serve à rien, constata Tobias. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de… de concret.
– Je ne crois pas aux fantômes !
Agenouillée, Ambre serrait les habits de Maya dans ses mains.
– Ils sont tout chauds !
– Ils ne doivent pas être loin, dit Floyd. Peut-être qu’on peut encore les retrouver !
Tobias secoua la tête.
– Non, je ne crois pas. Ils… ils sont partis.
– Comment ça partis ? gémit Tania qui était restée bouche bée depuis le départ des ténèbres.
– Je crois qu’ils ont été vaporisés.
Tobias lut autant de désespoir que de rage sous la frange de l’adolescente. Elle lâcha Chen qui tint en équilibre sur l’encolure de Zap et attrapa son arme, pour y encocher une flèche.
– Pas Lady, non…
Ambre se releva et baissa la puissance du champignon pour scruter la pénombre.
– Ils sont là, dit-elle, les ombres du centre commercial. Je les sens à travers l’énergie du Cœur de la Terre.
– Et Lady, et Elliot et Maya ? demanda Tania. Tu les sens ?
Ambre serra les lèvres.
– J’ai bien peur que non.
– Qui sont-ils ? s’exclama Matt.
– Je l’ignore. Je ne sens que leur présence, de la même nature que le Cœur de la Terre, mais moins concentrée. Et elle n’est pas pure. Ils sont partout. Dans les murs ! Je les devine. Et d’autres arrivent, d’autres accourent depuis les tours au-dessus de nous, des milliers ! Ils se précipitent !
Matt rangea son épée dans le baudrier et indiqua le chemin à Floyd.
– On file ! Maintenant !
– Et Lady ? cria Tania. Et les autres ? Nous ne pouvons pas les abandonner !
Ambre remonta sur Gus.
– Ils ne sont déjà plus parmi nous, dit-elle avec une voix aussi douce que les circonstances le lui permettaient. Je suis désolée.
– Non, fit Tania tout bas en essayant de contenir les pleurs qui lui brûlaient les paupières.
Les murmures reprirent, de partout à la fois, et Ambre plissa les yeux pour se concentrer et redonner au champignon un éclat aveuglant.
Les murmures se transformèrent d’un coup en cris de rage et de douleur avant que d’autres murmures ne se mélangent aux premiers. Ils s’agglutinaient, enflaient, à tous les niveaux, derrière toutes les portes, toutes les vitrines, sous chaque banc. Dans la moindre poche d’ombre.
Gus détala brusquement, en soulevant un nuage de poussière.
Ambre s’efforça de maintenir la lumière aussi forte qu’elle le pouvait afin que les trois chiens soient pris dans son rayon.
Des doigts sans fin s’accrochaient au passage dans la lumière, suivis de cris de douleur. Les créatures se rassemblaient, de plus en plus nombreuses.
Marmite galopait à présent, engloutissait les marches d’un escalator sous les chuchotements, protégé des dévoreurs par le seul champignon que tenait Ambre.
– Il en vient des milliers ! s’alarma l’adolescente. Je ne vais pas tenir longtemps !
Les bras commençaient à s’allonger. Les ombres faisaient masse, dès que l’une esquivait la lumière, trois autres prenaient sa place.
Les chiens haletaient, l’écume aux babines.
Marmite défonça la porte, tête baissée, et fit voler l’un des battants en jaillissant sur un vaste parvis sous la clarté de la lune.
Zap suivit avec Tania et Chen sur le dos, et Gus était presque sorti lorsque Ambre devina les ombres qui convergeaient vers la porte pour la bloquer. Elles étaient tellement nombreuses que leur densité ternissait l’éclat du champignon. Peu à peu, le cercle blanc qui la protégeait s’étrécissait.
Les spectres étaient peut-être des millions.
Affamés.
Ambre serra la main de Tobias contre elle et pria pour que Gus atteigne l’ouverture avant les ombres.
Avant que leur lumière ne soit vaincue par les ténèbres.
Le passage se rétrécissait à vue d’œil.
Ambre percevait les ombres qui affluaient sur les côtés, dévalaient depuis les tours au-dessus d’elle, sprintaient dans les allées du centre commercial pour festoyer.
Le champignon ne brillait presque plus.
Tobias était cramponné à Ambre. Il invoquait tous les dieux connus en fermant les yeux.
Ils y étaient presque. Plus que dix mètres.
Puis les chuchotements se multiplièrent tellement qu’ils devinrent sons. Et progressivement, ils commencèrent à se coordonner, à se superposer.
Pour ne former qu’une seule voix. Prononcer un seul mot.
Cinq mètres.
Ambre ne parlait pas français, mais ce mot-là n’était pas difficile à comprendre.
« Manger. »
« Manger. »
« Manger. »
Les voix le répétaient, encore et encore, jusqu’à l’obsession.
Trois mètres.
Soudain les ombres obscurcirent totalement le passage et Ambre comprit qu’ils ne passeraient pas.
Les ténèbres venaient de condamner la sortie.
La seconde suivante, elles buvaient le dernier scintillement du champignon que tenait l’adolescente, comme s’il était leur seul espoir.
Ce qu’il était en réalité.