25.

La fumée des morts

La galère se rapprochait des falaises, en même temps que le soleil blanchissait peu à peu le rideau céleste, éteignant les dernières étoiles.

Matt aurait voulu débarquer en pleine nuit, mais ils avaient tardé à atteindre le point indiqué par Randy pour accoster.

– Tu ne préfères pas attendre la nuit prochaine ? demanda Tobias. Là avec l’aube on risque de se faire repérer.

– Je prends le risque, tant pis. Nous ne pouvons plus attendre.

Torshan rejoignit les deux garçons à la proue du navire.

– Il nous manque une chaloupe, les informa-t-il d’un air contrarié.

– Comment ça ? s’étonna Matt.

– Il en manque une, c’est tout. Le cordage qui la retenait est rompu, j’ignore s’il a cassé ou s’il a été tranché.

– Pourtant la mer a été calme cette nuit, non ? rappela Tobias.

– Oui. Mais la vigie arrière s’est endormie, il n’a rien pu voir.

– Endormi ? répéta Matt.

– Oui. Enfin, il dit qu’il s’est cogné, que c’est un gréement qui a tourné avec le vent et l’a assommé.

– Et il ne manque rien d’autre à bord ? demanda Matt, soupçonneux. Ni personne ?

– Je viens de vérifier. Rien. L’équipage est au complet.

Matt fit la moue. Il n’aimait pas ça. Mais il avait d’autres préoccupations en tête pour l’heure.

– Torshan, dit-il, rassemble notre groupe, nous allons bientôt embarquer dans les chaloupes pour gagner la terre. Je vais faire monter les chiens.

Les douze Pans et Kloropanphylles qui avaient constitué le premier commando ainsi que leurs onze chiens occupèrent bientôt le centre du pont supérieur, auxquels s’ajouta Léo qui allait monter avec Randy sur Chunk, un bâtard au poil long et aux oreilles pointues continuellement dressées. Chacun avait vérifié son paquetage, pour s’assurer qu’il emportait les vivres nécessaires, les ustensiles pour cuisiner, un sac de couchage, une provision d’eau pour au moins deux jours, des vêtements de rechange, et les armes qu’ils avaient astiquées, aiguisées et précieusement rangées dans leurs protections de voyage. Les trousses de premiers soins et le matériel particulier, comme les pelles pliables, ou les mini-tentes, étaient répartis entre les membres en fonction de leur gabarit et de leur force.

L’équipage les salua avec beaucoup de solennité, comme s’ils craignaient de ne plus jamais les revoir.

Ou comme s’ils savaient l’importance de ce que nous nous apprêtons à faire, songea Matt. Car en effet cette mission était primordiale. Retrouver le Cœur de la Terre allait leur donner un avantage considérable sur Entropia.

Si les Cyniks ne leur mettaient pas de bâtons dans les roues.

 

La galère s’éloigna peu à peu.

Elle allait regagner le large, puis le Vaisseau-Vie. Elle ne devait revenir que dans dix jours et attendre leurs signaux de fumée pour accoster.

Matt espérait que, dans dix jours, il se tiendrait sur cette plage, occupé à allumer un immense feu, l’excitation au ventre, Ambre galvanisée par l’énergie de la Terre, et tous leurs espoirs restaurés.

Lorsqu’il posa le pied sur les galets humides, il eut une sensation de déjà-vu. Deux jours plus tôt, ils avaient investi la plage par une nuit noire, curieux et anxieux de ce qu’ils allaient découvrir…

– Nous marchons dans les pas de nos ancêtres, s’écria Floyd par-dessus le bruit du ressac. Nos grands-parents et nos arrière-grands-parents ont débarqué sur ces plages de Normandie avant nous pour libérer l’Europe de l’occupation tyrannique ! Soyons fiers !

– Je vois pas ce qu’il y a de réjouissant là-dedans, maugréa Tobias. C’est juste la preuve que l’homme est capable de répéter ses pires bêtises !

– Et qu’il en existera toujours d’autres pour s’opposer à l’oppression.

Seul Floyd semblait optimiste, les autres mesuraient surtout le danger qui les attendait.

Ils tirèrent les barques, les cachèrent dans un recoin de la falaise, et ramassèrent autant d’algues que possible pour les recouvrir. Puis ils marchèrent vers ce qui ressemblait à un vieil escalier taillé dans la pierre et gagnèrent les hauteurs, afin de s’engager dans l’arrière-pays.

En parvenant au sommet, Matt fut soulagé de ne découvrir aucune patrouille de Cyniks. En débarquant au petit matin ils avaient pris le risque d’être repérés.

Le vent soufflait, et lorsque les Pans enfourchèrent leurs montures, ils durent se recroqueviller pour lui offrir le moins de prise possible, afin de ne pas être déséquilibrés. Les chiens s’élancèrent, Matt en tête, avec Randy à ses côtés pour le guider, Ambre et Tobias sur Gus, l’impressionnant saint-bernard, en troisième position. Les deux Kloropanphylles fermaient la marche sur leurs bergers malinois. Ni Torshan ni Ti’an n’avaient revêtu leur armure en chitine de fourmi, à la blancheur et à la fluorescence trop repérables. Ils s’étaient emmitouflés dans des vêtements de cuir renforcé, recouverts d’une cape brune à large capuchon pour dissimuler leurs visages si particuliers, au cas où ils croiseraient des Cyniks.

Les premiers kilomètres, à travers le bocage normand, furent assez aisés. Ils traversaient de vastes prairies d’herbes si hautes qu’elles dépassaient le garrot des chiens, puis franchissaient de petits bosquets d’arbres et de buissons, ou les contournaient quand c’était possible.

Chen sonna l’alerte le premier :

– Aïe ! Oh non ! Regardez ma jambe !

Une excroissance beige clair dépassait de son mollet droit, grosse comme une balle de golf.

– Une tique ! s’écria Tania d’un air dégoûté. Et elle est énorme !

Chen releva son pantalon sur l’autre jambe et en découvrit deux plus petites.

– Je crois que je vais m’évanouir, dit-il.

– Jamais vu des tiques aussi grosses, avoua Tobias, et pourtant avec les campements scouts j’en ai vu !

– Elles vont te vider de ton sang, intervint Ambre qui ne prenait pas du tout la menace à la légère, il faut les brûler tout de suite !

Elle commença à chercher un briquet dans ses affaires, mais Ti’an guida son chien à la hauteur de Chen et posa le bout de son index tout près de la première tique.

Un minuscule éclair jaillit de son ongle et la tique se contracta.

Chen étouffa un gémissement de douleur, la boule beige se mit à flétrir tandis que du sang s’écoulait par les côtés de son corps difforme. La tique finit par se décrocher. Ti’an répéta l’opération sur l’autre jambe et, pendant que Chen vérifiait qu’il n’en portait pas d’autres, le Kloropanphylle descendit de sa monture pour inspecter Zap, le berger australien de Chen. Il en repéra quatre rivées au pauvre chien, et les fit tomber de la même manière.

– C’est dégueu ! lâcha Maya en s’examinant attentivement.

Personne d’autre n’avait été victime de ces vampires infects et ils purent repartir d’un bon pas.

– Inspection des chiens à chaque pause, recommanda Matt.

Ils parvinrent à une rivière qui roulait des eaux marrons, et ils durent la longer sur une dizaine de kilomètres avant de parvenir à un pont de pierre recouvert de lierre. À son approche, Matt fit ralentir tout le monde et termina les cent derniers mètres seul, en marchant devant Plume, pour vérifier qu’aucune présence ne rôdait aux alentours.

Ne voyant personne, il fit signe aux autres de le rejoindre sur le pont.

Une route le traversait avant de filer droit vers le sud, l’itinéraire qu’ils devaient suivre. Les ornières creusées par le passage répété des chevaux et des chariots prouvaient qu’elle était régulièrement utilisée.

– On ira beaucoup plus vite par là, indiqua Chen qui en avait assez de servir de garde-manger aux insectes.

– Elle sert encore, indiqua Matt, c’est risqué. Si on tombe sur une escouade de soldats Cyniks sans avoir le temps de se cacher, ça posera problème. Je préfère que nous restions loin des axes de circulation tant que c’est possible.

Ils franchirent la vieille construction sans s’attarder et repartirent à bonne vitesse à travers les champs d’herbes folles. Chen inspectait ses jambes et ses bras toutes les demi-heures, de crainte d’être à nouveau infesté de tiques, et ses camarades en firent autant, dégoûtés par ce qu’ils avaient vu sur ses mollets.

À mesure qu’ils s’éloignaient de la côte, le vent retombait, et le soleil refaisait son apparition entre deux trouées dans les nuages gris qui défilaient au-dessus de la Normandie.

Les chiens trottaient à bonne allure, engloutissant les kilomètres. Ils firent une pause à l’heure du déjeuner, se contentant d’un repas froid pour ne pas avoir à sortir les ustensiles de cuisine, et sondèrent la fourrure de leurs animaux, à la recherche des tiques. Ti’an avec ses doigts électriques servit d’instrument de pointe.

Dans l’après-midi, ils repérèrent une fumée opaque au loin, un bouquet noir qui se désagrégeait dans le ciel. Matt décida de ne pas l’éviter pour découvrir ce qui devait être une ville Cynik.

Il interpella Léo, qui chevauchait tout près, derrière Randy :

– Tu sais quelle ville c’est ?

– Encore trop tôt pour être Cytadel, l’ancienne ville de Caen. Et puis on la repérerait de loin avec tous ses clochers…

– Une cité avec beaucoup d’églises ? demanda Tobias.

– Oui, énormément. Elles sont recouvertes par la végétation, mais on en distingue encore les toits.

– On cherche une église, l’informa Matt.

– Eh ben là vous en aurez ! Sauf que… c’est en plein territoire de l’Empire. Il y a un château sur la colline qui domine la ville, et il est occupé par les adultes.

– Avec la végétation, on pourrait s’approcher sans risques ?

– J’imagine, mais faudra être discret…

– Si nous ne trouvons pas d’église avant, nous tenterons notre chance, conclut Matt. Randy, tu prépares la route pour Cytadel ?

Randy déplia sa carte qu’il tenait contre lui dans une besace de cuir.

– C’est l’ancienne ville de Caen, dis-tu ? C’est sur notre route. Si on continue comme ça, on peut y être demain.

– Parfait. Alors gardons le cap.

– Par contre, je crois pouvoir nous positionner sur la carte et je ne vois rien qui puisse correspondre à cette fumée. Quoi que ce soit, c’est nouveau.

– Raison de plus pour aller voir, dit Matt en scrutant le panache obscur.

Une heure plus tard, ils remontaient une colline couverte de tilleuls et de houx qui bruissaient dans le vent. Derrière, la fumée ondulait en deux larges rubans fuligineux. C’était bien plus gros que ce que Matt avait cru. Il s’était attendu à une auberge, puis à des feux de forêt, mais à présent il devinait une dimension industrielle dans ces colonnes qui grimpaient sans fin jusqu’aux nuages.

Lorsqu’ils eurent presque gravi la colline, Matt descendit de sa monture, imité par ses camarades, et approcha du sommet en baissant la tête.

Plus bas, dans la plaine, il découvrit un spectacle qui le glaça d’effroi. Ses mains se mirent à trembler.

Une construction longue comme un paquebot et haute comme un building semblait écraser le paysage de sa pierre noircie. D’étroites fenêtres en perçaient les flancs, munies de barreaux. Un mur de barbelés entourait l’édifice, sorte de bunker colossal, et deux immenses cheminées culminant à près de cent mètres crachaient leur poison. La masse semblait hésiter entre son rôle de prison ou d’usine.

À peine s’était-il approché que Léo poussa un cri de terreur qui fit bondir tout le monde. Ambre glissa d’un coup vers lui pour le faire taire, une main sur sa bouche.

– Qu’y a-t-il ? s’alarma Floyd. Ambre, laisse-le parler !

Léo fixait l’incroyable rectangle noir, les yeux affolés, comme s’il contemplait l’enfer.

– C’est une usine à Élixir, finit-il par cracher, blême.

– Il va falloir nous expliquer, lui demanda Floyd d’un ton qu’il voulait le plus rassurant possible, alors qu’il était lui-même perturbé par la peur du garçon.

– J’en avais entendu parler mais je n’en avais jamais vu…

– Et c’est quoi ? insista Chen.

– C’est là que les Ozdults fabriquent l’Élixir.

– Ozdults ? C’est ainsi que vous appelez les adultes de l’Empire ? devina Tania.

Léo acquiesça.

– Et cet Élixir, dit Matt, c’est celui qui leur donne leurs pouvoirs, c’est ça ?

– Exactement.

Tous devinrent curieux d’un coup. La marche en file indienne les avait un peu éteints, elle n’incitait pas vraiment à la discussion. Depuis que Léo et les siens avaient rejoint les Pans, personne n’avait eu le temps de converser, pris par la fuite, les préparatifs et la fatigue. Ambre demanda :

– Tous les adultes en boivent ?

– Les chefs, oui. Et les officiers. Il n’y en a pas assez pour tout le monde heureusement. Et l’effet ne dure pas longtemps, quelques heures au plus, selon la qualité et la concentration de l’Élixir.

– Mais ils le produisent comment ? demanda Randy.

Léo avala sa salive avec difficulté.

– En prenant leur pouvoir aux enfants. Ils les capturent, les font venir ici, et… j’ai entendu dire qu’ils distillent leur sang.

– Ils le distillent ? répéta Tobias, incrédule. Comme de l’alcool ?

– Oui, ils le font bouillir dans des alambics, pour en récupérer une sorte de suc qu’ils diluent ensuite pour obtenir l’Élixir.

– Donc en fonction du sang de l’enfant, ils parviennent à un Élixir différent ? comprit Ambre. Selon le pouvoir de l’enfant ?

– C’est ça. Un enfant qui a une vue exceptionnelle va donner un Élixir de vue parfaite. Un autre qui serait capable de cracher des flammes produira un Élixir de feu, et ainsi de suite…

Matt, qui ne parvenait pas à lâcher la fumée du regard, demanda :

– Et qu’arrive-t-il aux enfants ensuite ?

Léo prit une profonde inspiration. Son visage se leva vers les cheminées.

– Ils sont vidés de leur sang. Ensuite on brûle leurs corps dans de gigantesques fourneaux.

Un murmure d’horreur parcourut le groupe.

– Ce sont des vampires, dit Torshan tout bas. Ces adultes sont des monstres.

– Regardez ! fit Dorine en désignant l’extrémité de la route qui arrivait jusqu’à l’usine.

Plusieurs cavaliers en armure noire apparurent, suivis de six créatures de la taille d’éléphants, mais ressemblant à des bisons au pelage blanc, qui tiraient de longs chariots bâchés reliés entre eux par des cordages. Un autre groupe de cavaliers fermait le convoi.

– Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta Chen.

– De la matière première, j’en ai bien peur, murmura Léo.

– Tu veux dire que… ces chariots sont bourrés d’enfants ? Matt ! On ne peut pas laisser faire ça !

Matt avait son visage des mauvais jours. Il fixait les troupes Ozdults d’un air totalement fermé. Il serrait les dents de colère. Ses yeux lançaient des éclairs de rage.

– Ils sont une vingtaine, dit-il, c’est faisable.

Floyd lui posa la main sur le bras.

– Tu oublies les soldats à l’intérieur de l’usine. Ils ne manqueront pas d’accourir… je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

– Fermer les yeux sur l’existence de cet endroit n’en est pas une non plus.

– C’est une forteresse. Regarde ! Il y a des barbelés partout, presque aucune ouverture et elles sont toutes en acier ! Jamais on ne pourra entrer là-dedans par la force ! Et vu la taille de cette chose, ça doit grouiller de Cyniks à l’intérieur ! On n’y arrivera pas.

Ambre approcha.

– J’ai bien peur que Floyd ait raison, Matt.

– Vous voulez passer votre chemin et oublier ce qu’on vient de voir ? Toute cette fumée qui… qui répand des filles et des garçons comme nous dans l’air ? On les respire, bon sang ! On ne peut pas laisser faire ça !

– À treize nous ne servirons à rien, insista Ambre. Notre mission est ailleurs. Là où nous pouvons réussir. Nous fermerons cette usine en temps et en heure, dès que nous serons en mesure de dialoguer avec les Cyniks, de les contraindre à nous écouter.

– Ambre et Floyd disent vrai, fit Tobias à son tour.

Matt respirait par le nez, ses narines se contractaient de rage.

– Léo, dit-il en desserrant les mâchoires, il y en a d’autres des usines comme celle-là ?

– Hélas oui. Plusieurs en Europe, mais j’ignore où.

– Alors quand Ambre aura assimilé le Cœur de la Terre et que nous engagerons le dialogue avec les Cyniks, je veux les voir toutes fermer, je reviendrai jusqu’ici pour qu’on la détruise.

– Je serai avec toi, murmura Chen.

Ambre repoussa les garçons, pour retourner vers les chiens.

– Ne restons pas là, ce n’est pas un lieu où il faut s’attarder.

Matt jeta un dernier regard au convoi qui se rapprochait de l’énorme bâtiment.

Ses cheminées crachaient plus de fumée que celles d’un navire en pleine mer.

Et les âmes de centaines de Pans se déversaient en même temps à travers les nuages.