Le septième continent
Matt et Tobias entrèrent dans le poste de pilotage, au sommet de la proue du Vaisseau-Vie : une salle arrondie, sur deux niveaux, avec des longues-vues partout, des cartes sur les tables et divers instruments de navigation anciens, comme des sextants et des boussoles.
Orlandia et Torshan attendaient là, ainsi qu’Archibald et Clara.
L’immense baie qui occupait la moitié avant de la salle surplombait l’Océan, donnant l’illusion de voler à cent mètres au-dessus de la surface.
Face au navire, le mur de brume barrait la ligne d’horizon plein est.
– Nous sommes à l’arrêt ? demanda Matt.
– Oui, confirma la capitaine. Dans l’attente de prendre une décision.
Clara salua Matt.
– Vous êtes nos conseillers pour ce qui concerne Entropia, dit-elle.
– Depuis quand est-elle là, face à nous ?
Orlandia prit la parole :
– Les guetteurs installés dans le radeau volant inventé par Tobias ont deviné quelque chose en fin de nuit, mais ça ne s’est confirmé qu’au petit matin, quand nous avons pu distinguer ce que c’était.
– On estime qu’elle est à moins de cinq kilomètres, ajouta Torshan.
– La question est de savoir si nous entrons dedans ou pas, conclut Archibald.
– C’est bien Entropia, dit Matt. La brume avec des éclairs bleus à l’intérieur, ça ne fait aucun doute.
– Et on peut en faire le tour ? demanda Tobias.
– Elle barre tout l’horizon, nous n’en voyons pas la fin, répondit Orlandia. Si nous choisissons de piquer plein sud, il faudra d’abord espérer que cette brume finisse quelque part pour la contourner, et aussi qu’elle se déplace plus lentement que nous, sinon ça ne servira à rien.
– Ça peut prendre des semaines, voire des mois, grinça Matt. Sans garantie de succès.
Torshan pointa un doigt vers l’écran gris-blanc.
– Si vous voulez atteindre l’Europe, j’ai bien peur que notre chemin passe à travers cette purée de pois.
Orlandia fixa Archibald et Clara.
– À vous de prendre la décision.
Les deux ambassadeurs s’observèrent et Clara demanda à Matt et Tobias :
– Que risque-t-on de rencontrer là-dedans ?
– Tout, répliqua Matt. Peut-être une faune monstrueuse, peut-être des Tourmenteurs… En fait je n’en ai aucune idée, ça dépend du pouvoir d’Entropia en pleine mer.
– En pleine mer justement ! Qu’est-ce que Entropia fait là ?
– Je ne sais pas. C’est Ambre qui devine le mieux ce genre de chose.
– A-t-elle repris connaissance ?
– Hélas non, toujours pas.
Orlandia reprit son rôle de capitaine :
– Il faut se décider, nous ne pouvons pas rester là indéfiniment.
– Avons-nous le choix ? résuma Archibald.
– Je ne crois pas, dit Matt.
– Alors vous avez ma réponse. Clara ?
L’ambassadrice hésita, puis approuva, sans conviction.
– Mais préparez toutes les défenses du navire, précisa-t-elle. Nous allons demander à tous les Pans de se tenir parés. Que les archers soient en alerte, ainsi que ceux qui ont des altérations destructrices.
– Je vous conseille aussi de fermer toutes les écoutilles, préconisa Matt, ainsi que les balcons et les fenêtres, et aussi de faire descendre les garçons du radeau volant. Il est préférable de sécuriser au maximum tout le bateau.
Tobias hocha vivement la tête.
– Parce que nous allons traverser l’enfer, dit-il.
Il savait de quoi il parlait.
Le Vaisseau-Vie reprit sa route, toutes voiles dehors, et ne tarda pas à s’enfoncer dans le mur de brume.
À bord, tout le monde s’était préparé au pire. Tellement de légendes circulaient à propos d’Entropia qu’ils s’attendaient à ce que des squelettes surgissent de la brume, ainsi que des monstres sanguinaires. Mais l’immense bateau pénétra dans la ouate grise sans un ralentissement, sans un cri, sans le moindre signe de danger.
Seuls les flashes des éclairs, au loin, embrasaient les volutes d’humidité en suspension. Ils illuminaient l’atmosphère sans un son, comme les stroboscopes dans une discothèque dont la musique serait tombée en panne.
Pendant toute la journée, le Vaisseau-Vie poursuivit son chemin sans autre problème que l’angoisse de ses passagers.
Matt revenait régulièrement au chevet d’Ambre pour constater que Dorine ne la quittait pas, la main toujours plaquée contre son dos. La guérisseuse avait les traits tirés, mais elle rassurait Matt en lui disant qu’Ambre reconstituait ses forces. Pour autant, elle n’avait pas encore repris connaissance.
En fin de journée, le navire sembla ralentir, comme si l’eau qu’il traversait n’avait plus la même densité.
Matt retrouva Orlandia sur le pont supérieur tandis qu’elle se précipitait vers le poste de manœuvre.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
– Je l’ignore. On dirait que nous rencontrons un courant contraire.
Ils entrèrent dans la grande salle, et Orlandia écouta les rapports des différents observateurs en collant son oreille contre les trompettes en nacre.
– Nous avons un problème, annonça-t-elle en revenant vers Matt. Viens.
Elle l’entraîna au pas de course vers les niveaux inférieurs avant de parvenir dans un réfectoire ouvert sur les flots par plusieurs baies, à moins de deux mètres au-dessus de la surface.
Un Kloropanphylle les attendait juste devant les ouvertures. Il pointa son doigt sur l’extérieur et recula, mal à l’aise avec ce qu’il voyait.
Matt se pencha.
Il vit surtout la brume, partout.
Puis l’Océan sous leurs pieds.
Et l’Océan brillait étrangement, couvert de reflets argentés qui ondulaient au gré de la houle.
– Des poissons morts, comprit-il. Des milliers de poissons morts…
L’Océan en était tapissé. Partout. Des poissons de toutes tailles, de toutes espèces. Tout ce qui vivait autrefois dans ces eaux était à présent en train de flotter, le ventre à l’air, l’œil vide.
– C’est l’œuvre d’Entropia, murmura Matt. Elle tue tout ce qui vit, elle détruit tout ce qui ne lui sert à rien. Et elle assimile le reste.
– Cette chose n’a aucun respect pour la vie, pesta Orlandia.
– Non, elle est faite de ce qui n’était pas vivant, de matières synthétiques, de déchets, de pollution, d’intelligence artificielle.
Le garçon Kloropanphylle soupira.
– Pourvu qu’on sorte vite de là, dit-il avec dégoût.
Lorsque la nuit tomba sur le Vaisseau-Vie, l’angoisse redoubla d’intensité à bord. Chacun craignait que des créatures n’en profitent pour venir les attaquer, et les gardes redoublèrent de vigilance, tout comme les vigies, emmitouflées dans leurs capes, sur les balcons en hauteur.
Pourtant la nuit fut calme, tout autant que l’Océan.
Mais le lendemain midi, Torshan vint chercher Tobias. Matt, lui, refusait de quitter le chevet d’Ambre, sauf en cas d’urgence, car d’après Dorine elle avait repris connaissance à plusieurs reprises pendant son absence, avant de retomber dans une profonde léthargie.
Tobias suivit le Kloropanphylle qui claudiquait à cause de sa blessure à la jambe.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda le Pan.
– Le guetteur sous-marin a vu des « fantômes de poissons » tout autour du Vaisseau-Vie. Il dit qu’il y en a partout et qu’ils nous encerclent !
– Des fantômes de poissons ? J’espère que c’est le guetteur qui a pété les plombs parce que si c’est vrai on est mal.
Les deux garçons se glissèrent dans le tuyau et descendirent les barreaux à toute vitesse pour entrer dans la nacelle d’observation sous-marine, plongée à une vingtaine de mètres de profondeur. Là, le guetteur, un Kloropanphylle pas rassuré, referma une partie des clapets de la lampe à substance molle pour que la pénombre leur permette de voir au-delà des énormes vitres.
Les formes spectrales apparurent les unes après les autres dans la mer obscure.
Des silhouettes de toutes les formes, blanchâtres, qui flottaient autour d’eux.
Le Kloropanphylle avait dit la vérité. Ils étaient encerclés par des fantômes de poissons.
– Tu as mis les lanternes à l’eau pour avoir plus de lumière ? s’enquit Torshan.
– Non. J’ai eu peur de les attirer.
Torshan actionna un levier et des écoutilles s’ouvrirent sur les côtés de la nacelle. De la substance molle apparut et entra en vibration avec l’eau, projetant sa lumière argentée.
Les fantômes s’agitaient dans le courant et les remous provoqués par la coque du navire.
Ils devinrent encore plus étranges. Leurs corps étaient déchirés, comme des lambeaux de vêtements troués.
– Ce ne sont pas des fantômes, devina Tobias.
– Non, ce sont… des sacs en plastique. Des centaines. En morceaux…
Ils traversaient un interminable banc de sacs en plastique qui glissaient dans l’eau telles des méduses albinos.
Soudain tout le navire trembla et un choc violent le ralentit, projetant les occupants de la nacelle contre le verre.
Tobias se releva, en alerte.
– On a percuté quelque chose ! On va couler !
– Non, dit Torshan. C’était plus progressif qu’un choc direct. Comme si nous nous étions enfoncés dans du sable.
Pourtant, de là où ils étaient, aucune terre n’était en vue, rien que les abysses pollués et leurs ténèbres hantées.
Ils remontèrent aussi vite que possible et regagnèrent le poste de pilotage à la proue. Ils y entrèrent en sueur, hors d’haleine.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Torshan.
Orlandia surgit au milieu de ses officiers de bord.
– Nous avons heurté une terre.
– Une terre ? Mais il n’y a rien en dessous ! Nous étions dans la nacelle d’observation.
– Alors c’est une terre flottante. Et nous nous sommes encastrés dedans. Le navire ne bouge plus.
– Nous avons atteint l’Europe ? s’étonna Tobias. Déjà ?
– Non, pas encore. C’est autre chose, qui ne devrait pas être là, nous sommes encore en plein océan Atlantique.
– Quoi donc ? questionna Torshan. Pour que ça nous stoppe en plein élan ça doit être énorme, sinon nous l’aurions traversé !
– Regarde.
Orlandia poussa vers lui une longue-vue et Tobias en attrapa une autre, afin de scruter la surface de l’eau à travers les filets de brume.
Là où aurait dû clapoter la houle, il distingua des formes géométriques grises, blanches et noires.
Il reconnut des bidons d’essence, par centaines, des bouteilles agglutinées les unes aux autres, des cartons, des récipients, le tout à moitié fondu, couvert de débris et de sacs en plastique. Et si la brume lui masquait la vue à courte distance, il devinait des collines d’ombres à travers le brouillard. C’était une terre entière qui les retenait. Une terre de détritus.
– Je crois que, cette fois, il faut aller chercher Matt, dit Tobias. Là, c’est une urgence.
Entropia était en train de conquérir les océans.
Non seulement elle y détruisait toute forme de vie, mais elle recouvrait peu à peu la surface de ses immondices.
À cet instant, Tobias ne pensait plus qu’à une chose.
Il espérait de tout son cœur que l’humanité ancienne n’ait pas produit de son vivant assez de matériaux nocifs ou polluants pour recouvrir toute la surface de l’Océan.
Sinon l’humanité nouvelle ne tarderait pas à en payer le prix fort.
Et définitif.