Une désagréable surprise
Les premiers jours à bord furent essentiellement consacrés à trouver ses repères. Le Vaisseau-Vie était si vaste que les Pans s’y perdaient régulièrement. Il semblait évident que nul n’en aurait fait le tour avant la fin du voyage.
Orlandia prit le temps de faire visiter le plus important et le plus spectaculaire à Ambre, accompagnée par Matt et Tobias. Aussi virent-ils les parcelles cultivables : des bandes de terre disposées entre les champs de voiles ; ils descendirent jeter un coup d’œil aux cales : des hangars sans fin remplis de caisses et balles de toile ; ils passèrent par le niveau inférieur du bateau : de longues étendues plongées dans l’obscurité, humides et sentant la moisissure, où poussaient des champignons sur le sol en terre et sur les parois. Une réserve de nourriture fraîche facile à renouveler. Avec le système de drainage qui permettait de récupérer l’eau de pluie dans les réservoirs, placés sur le pont supérieur afin d’avoir de la pression dans les étages inférieurs, le Vaisseau-Vie pouvait rester en mer pendant de longues périodes sans avoir besoin d’accoster. Orlandia les rassura sur ce point : s’il fallait faire demi-tour en découvrant ce qu’était devenue l’Europe, sans même refaire le plein de vivres, ça ne serait pas un problème.
– Lorsque nous approcherons des côtes, nous mouillerons les trois voiliers pour lancer une première mission de reconnaissance, proposa-t-elle, il est préférable de garder le Vaisseau-Vie à bonne distance, tant que nous ne savons pas ce qui nous attend.
– Très bonne idée, approuva Matt. Le Vaisseau-Vie servira de point d’appui, d’arrière-base.
– Vous voudriez débarquer vos troupes rapidement ?
Matt scruta Ambre pour connaître l’avis de la jeune femme.
– Non, d’abord un petit groupe discret, répondit-elle, et si nous pouvons faire débarquer nos ambassadeurs, alors nous le ferons. Gardons le gros des troupes au chaud, si c’est vraiment nécessaire.
– Vous ferez partie des premiers explorateurs ?
– Certainement, confirma Matt. Dans l’idéal, si l’accueil n’est pas trop froid, nous laisserons ensuite nos ambassadeurs faire le travail et nous filerons vers le sud, pour gagner l’emplacement du second Cœur de la Terre.
– Vous avez constitué un groupe ?
– Un commando devrait-on dire ! intervint Tobias. Avec Tania, Chen et Floyd.
– Je souhaiterais me joindre à vous, répliqua Orlandia avec détermination. Pour accompagner l’élue.
Matt haussa les épaules.
– Si vous voulez. Mais ce sera peut-être dangereux, tout dépendra de l’accueil…
– Raison de plus. Vous savez où se trouve le Cœur de la Terre ?
– Le Testament de roche va nous le révéler pendant la traversée.
Matt et Ambre échangèrent un regard complice.
– J’ai montré à Ambre où il est entreposé, il est à vous quand vous le désirez, bien entendu. Ce navire est le vôtre.
Ambre baissa les yeux. Elle n’était pas très à l’aise avec cette idée, qui signifiait se mettre nue, comme la première fois.
Le soir du quatrième jour, Matt vint toquer à la porte d’Ambre.
– Je peux entrer ?
Il pénétra dans la vaste suite toute boisée, et vit le soleil couchant l’embraser à travers la baie vitrée.
– Je voulais te dire que pour le Testament de roche, si tu préfères y aller seule ou avec quelqu’un d’autre, une fille, je comprendrais…
– Matt, tu sais bien que j’ai besoin de quelqu’un pour lire la carte, je ne peux pas être allongée et observer en même temps. Et je veux que ce soit toi, personne d’autre. Nous trouverons le bon moment, c’est tout.
Elle déposa un tendre baiser sur ses lèvres et lui caressa la joue du revers de la main.
– Comment va Tobias ? demanda-t-elle. Il s’habitue au navire ?
– Il est surexcité ! Il n’arrête pas de se promener. Il dit aussi que c’est injuste d’être dispensé de corvée à cause de notre statut, donc il file un coup de main un peu partout. Tu connais Toby, toujours hyperactif !
Ils parlèrent ainsi de tout et de rien pendant un petit moment, puis Matt fit mine de vouloir s’en aller. Ambre lui saisit la main et l’entraîna vers le lit.
– Reste encore un peu, dit-elle tout bas. Viens, viens m’embrasser. Cela fait longtemps que nous n’avons plus eu un vrai moment rien qu’à nous.
Et Matt resta. Ils échangèrent de longs baisers tendres, puis un peu plus enflammés, serrés l’un contre l’autre.
Un long moment plus tard, ils finirent par s’enlacer, et s’endormir ainsi, bercés par le souffle de l’autre. Des étoiles plein le ciel veillant sur leur sommeil.
Au petit matin, lorsque Matt regagna sa cabine, il passa par des coursives et des rampes quasi désertes, éclairées par les lampes à substance molle, et à plusieurs reprises il se retourna avec la désagréable sensation d’être suivi. La substance molle ne s’éteignait pas après son passage, comme si elle percevait les vibrations d’une autre personne.
C’est à cause du bateau, l’eau le fait vibrer, c’est pour ça. Les lampes doivent être déboussolées, se répéta Matt pour s’apaiser. Il ne voulait surtout pas tomber dans la paranoïa. Et puis ces machins ne s’éteignent qu’après un moment je crois. Oui, ça doit être ça. Il n’y a personne derrière moi… Personne.
Pourtant il parcourut les derniers mètres au pas de charge et entra rapidement dans ses appartements.
Tobias leva la tête de son oreiller, tout endormi.
– C’est à cette heure-là que tu rentres ? dit-il la voix enrouée de sommeil.
– J’ai l’impression d’entendre mon père.
– T’as une sale tronche, on dirait que t’as pas dormi de la nuit ! C’est pour ça que je veux pas tomber amoureux, j’aime trop dormir, j’aime trop mon lit !
Tobias se retourna et se couvrit la tête avec l’oreiller.
À midi, Tobias et Matt déjeunaient dans un des réfectoires – ces halls de huit mètres de hauteur dont un pan de mur était fait d’une matière translucide comme le verre, et qui dominait l’Océan – lorsque Floyd s’approcha avec un garçon d’environ quinze ans, brun, les cheveux en bataille et la tête ronde, et une fille un peu plus âgée, une petite métisse aux longues tresses.
– Je vous présente Maya et Randy. Maya parle cinq langues, et Randy connaît très bien l’Europe, il y vivait avant la Tempête.
– Ma mère était anglaise, et mes parents travaillaient dans le commerce entre Londres, Paris, Milan, Barcelone et Berlin, alors je suis un habitué, dit le jeune garçon aux joues de poupon.
Floyd enchaîna :
– Tous les deux sont sportifs, endurants, motivés, et n’ont pas peur facilement. Ils pourront nous accompagner pour nous aider. On aura besoin de leurs compétences une fois en Europe.
– Rassurez-moi, fit Matt à l’attention des nouveaux venus, pour qu’il en sache autant sur vous, Floyd ne vous a pas poussés à bout, j’espère !
Maya et Randy sourirent.
– Un peu quand même, répondit Maya. Mais nous sommes volontaires. On veut aider.
– Alors bienvenue à vous dans le groupe !
– Je leur ai proposé de traîner avec nous pour qu’on apprenne à se connaître, souligna Floyd.
– Ils vont pas être déçus, railla Tobias.
– Cet après-midi, j’organise un entraînement avec des armes en bois, les informa Floyd. Chen et Tania y seront, si ça vous tente.
– Excellente idée, il ne faut pas se rouiller, nous manquons d’exercice, s’enthousiasma Matt.
Ainsi en alla-t-il de la vie à bord du Vaisseau-Vie pendant les heures qui suivirent. Un mélange de joies, de fausse nonchalance, de doutes, d’angoisses sur l’avenir. Mais la démesure de leur abri rendait les Pans plus sereins. Ils étaient en confiance, même si les Kloropanphylles leur paraissaient parfois hautains. Ils se mélangeaient assez peu, mais il fallait leur reconnaître un génie et une habileté exceptionnelle pour avoir bâti pareille merveille, si vite, et la partager sans retenue.
Les choses changèrent en fin de journée.
Le lieutenant d’Orlandia, un Kloropanphylle que l’Alliance des Trois connaissait bien, Torshan, vint les trouver tandis qu’ils prenaient l’air sur le pont supérieur. C’était un grand adolescent, beau et musclé, dont l’émeraude des yeux brillait avec une intensité particulière.
– Il y a eu un incident. Nous devons parler, dit-il sobrement.
Tous se levèrent, Floyd, Chen, Tania, Randy et Maya compris.
Torshan désigna l’Alliance des Trois :
– Eux seulement.
– Pourquoi ? s’étonna Matt. Nous n’avons aucun secret pour nos amis !
– C’est une affaire délicate.
– Alors il faut en parler devant Clara et Archibald, dit Tobias.
– Non, juste vous.
– Mais pourquoi ? insista Matt.
Torshan guetta un instant la réaction d’Ambre.
– Parce que nous avons confiance en vous. En elle tout particulièrement. Allons, venez, nous avons du chemin à parcourir.
Torshan les entraîna dans les profondeurs du Vaisseau-Vie, empruntant des accès de plus en plus étroits, moins éclairés, où ils ne croisèrent personne. Il y faisait même beaucoup plus frais qu’en surface.
– Je ne connais pas cette partie du navire, fit remarquer Ambre, où sommes-nous ?
– Presque tout en bas, au centre, expliqua Torshan. C’est normal que vous ne connaissiez pas, nous ne l’avons fait visiter à personne.
Après une dizaine de rampes et le double de couloirs, un monte-charge les descendit de plusieurs niveaux d’un coup. Ayant emprunté un dernier escalier en vis, ils découvrirent Orlandia flanquée de deux gardes Kloropanphylles devant une grosse porte fracturée et entrouverte.
– Que s’est-il passé ? demanda Ambre.
– Quelqu’un a forcé l’accès, répondit Orlandia en désignant l’imposant battant brisé au niveau de la serrure, et complètement fendu sur toute sa largeur.
– Une intrusion à bord ? s’étonna Ambre.
– Quelqu’un d’assez costaud, souligna Matt. Cette marque carrée, là, dans le bois de la porte, on dirait l’empreinte d’une masse.
Ambre s’approcha pour jeter un regard dans la pièce.
– Qu’y a-t-il derrière cette porte ?
– Le système de sécurité du Vaisseau-Vie.
Ambre pivota vers Orlandia.
– Un système de sécurité ?
– Oui. C’est une construction si formidable que si elle venait à tomber entre de mauvaises mains, elle deviendrait une arme redoutable. C’est pourquoi nous avons préféré la munir d’un système d’autodestruction. Si nous venions à être débordés, nous n’aurions plus qu’à l’armer et alors…
– Tout exploserait ? s’étonna Tobias, entre effarement et excitation.
– Oui.
– Mais c’est dingue ! Pourquoi avoir fait ça ?
– Vous avez pu constater la richesse, les dimensions et les possibilités du Vaisseau-Vie. Si des ennemis venaient à s’en emparer, il deviendrait une forteresse mobile imprenable. Nous ne pouvions prendre ce risque. Mieux vaut prévenir que guérir…
– Comment avez-vous pu fabriquer des explosifs ? demanda Matt.
– C’est un mélange de plantes macérées et distillées. Tout prendrait feu, et la dentelle de noix qu’on trouve partout à l’intérieur est un combustible très réactif.
Ambre secoua la tête de dépit.
– Qui était au courant de ce dispositif ?
– Tous les miens. Mais aucun n’aurait fait ça. Nous n’avons pas de traître parmi nous.
Tobias s’avança :
– Tu es bien sûre de toi.
– Le peuple de Gaïa vit en harmonie. Il est soudé.
Ambre jeta un coup d’œil à ses deux camarades :
– Les Pans sont nombreux, on ne les connaît pas tous personnellement.
– Mais pourquoi faire ça ? demanda Matt. Pourquoi agir de la sorte ? Nous sommes tous embarqués dans la même aventure !
– Un espion à la solde des Maturs qui refusent de soutenir Balthazar, ceux qui suivaient le Buveur d’Innocence ? proposa Ambre.
– Quoi qu’il en soit, reprit Orlandia, maintenant il sait comment nous détruire.
– À moins d’être kamikaze, il ne passera pas à l’acte, enchaîna Matt. Mais nous avons un ennemi à bord, et désormais il connaît notre point faible.
– Je vais mettre deux gardes en permanence, j’aurais dû le faire dès le départ, j’ai naïvement pensé que nous étions en sécurité entre nous.
Ambre posa une main sur le bras de la Kloropanphylle qu’elle devinait très nerveuse.
– Je suis désolée, dit-elle. Au nom des Pans, je suis désolée. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un ver dans une pomme qu’il faut jeter le panier tout entier. Nous sommes avec vous, d’accord ? En confiance.
Orlandia acquiesça mollement.
– Nous allons enquêter de notre côté, fit Matt, et ouvrir l’œil. S’il se passe quoi que ce soit d’étrange à bord, fais-le-nous savoir.
– Comptez sur moi.
– Il n’y a rien eu d’autre pour l’instant ? insista Ambre.
Torshan prit la parole :
– Hier, on a retrouvé un sac de nourriture dans un hangar. Ainsi qu’une lanterne abandonnée dans un coin et une couverture. Manifestement, un de vos gars squatte les cales. Je doute que ça ait un lien, mais puisque vous le demandez…
– Pourquoi tout de suite « un de nos gars » ? s’indigna Tobias.
– Le peuple de Gaïa est discipliné, répliqua sèchement Torshan.
– Peut-être que vous avez un dissident, insista Tobias, et qu’il…
– Peu importe, coupa Matt. La nourriture est en libre accès, personne n’a de raison d’aller en voler. J’aimerais visiter ce hangar.
– Je t’y conduirai, affirma Torshan.
Matt désigna la porte endommagée.
– Je peux entrer ?
Orlandia repoussa le battant et la substance molle des lanternes entra en vibration, déclenchant la lumière blanche, presque argentée.
Un système de briquet avec deux silex et une mèche occupait un petit réceptacle au centre. Dans la cuvette flottait un liquide poisseux, sombre, qui sentait assez fort l’alcool. La cuvette rejoignait, par un conduit sur le sol, une citerne, et plusieurs tubes partaient dans toutes les directions, à l’intérieur même de la structure du Vaisseau-Vie.
Il suffisait d’un geste pour que tout s’embrase.
Matt soupira.
– Faites réparer la porte, dit-il sombrement. Mettez un cadenas si c’est possible, et laissez deux gardes en permanence.
– Tu crois que nous sommes en danger ? questionna Tobias.
– Cet endroit est isolé, celui qui est arrivé ici a cherché longtemps. La porte est massive, il a fallu de la détermination pour entrer, ce n’est pas un accident. Cette personne n’a pas de bonnes intentions.
Ambre ajouta, depuis le seuil de la pièce :
– Nous avons un traître parmi nous.