Corps à cœur
Matt reçut une convocation de la main d’un Kloropanphylle pour rejoindre la chambre du Testament de roche, au crépuscule.
Il s’y rendit dès que la lumière, à travers la brume, changea de couleur et se teinta d’orange.
Lorsqu’il entra dans la salle, il constata avec étonnement qu’il n’y avait personne, alors qu’il s’était attendu à y trouver Orlandia, probablement les ambassadeurs Pans et Tobias, voire Ambre si elle avait assez de forces pour être transportée jusque-là.
La salle était mal éclairée : deux lampes à substance molle brillaient à l’entrée, et un grand vitrail rond tamisait la lumière du soir, au fond, au-dessus de l’estrade sur laquelle reposait le lourd bloc de roche noire.
– Ferme à clé derrière toi, dit une voix familière, depuis la pénombre d’un recoin.
Matt n’en crut pas ses oreilles. Il reconnaissait le timbre d’Ambre.
Il obéit et avança vers l’alcôve.
Elle apparut, vêtue d’une large robe beige, les épaules recouvertes d’une étole de soie blanche.
Elle marchait.
Matt en resta bouche bée.
– Nous ne pouvons plus attendre, dit-elle. Si nous parvenons à sortir de cette brume, nous serons bientôt face aux côtes d’Europe. Il faut localiser le second Cœur de la Terre.
– Mais… tu marches !
Ambre s’approcha et Matt remarqua que sa démarche était étrange. Parfaitement fluide, coulée. Sans déhanchement.
– Non, répondit-elle, je triche.
Elle souleva sa robe pour dévoiler ses pieds qui flottaient à cinq centimètres du parquet.
– Tu lévites ?
– Je me sers de mon altération. Au lieu de déplacer un objet, je me déplace moi-même.
– Ce n’est pas épuisant ?
– Non. Tant que je ne cherche pas à me projeter trop vite, c’est même assez simple.
– Mais tu n’es pas en état de faire…
– Je vais bien, rassure-toi.
Elle pivota vers le Testament de roche.
Matt ne parvenait pas à détacher son regard de la silhouette flottante.
– Es-tu prêt à m’aider ? demanda-t-elle. Comme la première fois ?
– Oui.
– Il y a trois Cœurs de la Terre. Celui que nous avons trouvé, l’un en Europe, et l’autre plus loin en Orient. Concentrons-nous sur celui de l’Europe. Il faut essayer de le localiser le plus précisément possible.
Ambre regarda le gros bloc de pierre noire, puis Matt. Elle prit une profonde inspiration et posa les mains sur les bretelles de sa robe.
Matt se tourna. Il entendit le glissement du tissu sur la peau de la jeune femme, avant de tomber au sol.
L’idée de la redécouvrir nue fit frissonner Matt. Il n’était pas très à l’aise malgré leur relation et il éprouvait beaucoup de gêne. Ce n’était pas comme ça qu’il voulait découvrir le corps d’Ambre. Alors il songea à la première fois qu’ils avaient exploré le Testament de roche, et il entreprit de se déshabiller à son tour, pour qu’elle ne soit pas seule dans cette troublante nudité. Pour l’accompagner jusqu’au bout. Ses vêtements sur le parquet, Matt se retourna doucement.
Elle était là, face à lui, son corps parfait dans la pénombre, la lumière argentée des lampes luisant sur sa peau. Elle avait les bras contre les flancs, ne cherchant pas à se dissimuler à lui. Matt approcha et lui prit les mains pour la guider vers la table de lave séchée. Ambre flottait à quelques centimètres du sol, et elle suivit, légère comme une plume.
Le Testament de roche était parcouru de lignes, de points, qui, réunis, dessinaient une carte du monde gravée en détail, avec une étoile en son centre. Là où le nombril devait se superposer. Le symbole de la vie, le cordon de la mère à l’enfant, de la Terre à l’Homme.
Matt se souvenait des trois grains de beauté principaux. Sous le sein gauche : le Cœur de la Terre qui était au Nid, chez les Kloropanphylles. À l’intérieur de la cuisse droite, celui qui les intéressait. Quant au dernier, il était… quelque part dans l’intimité d’Ambre. Et celui-là mettait Matt particulièrement mal à l’aise.
Il l’aida à s’allonger sur la pierre froide, et Ambre fut saisie de chair de poule. Il la guida pour que son nombril recouvre avec précision l’étoile. Avec des gestes maladroits. Matt n’était plus du tout sûr de lui. La toucher lui procurait d’étranges pics de chaleur, et sa peau douce…
Ambre lui attrapa la main.
– Ne sois pas intimidé, dit-elle. Mon corps est le prolongement du tien.
Elle guida sa main vers son sein gauche. La paume de Matt se referma sur la sphère de chair rose qui se contracta aussitôt.
Dessous, le cœur d’Ambre battait fort.
Elle frissonna mais aucun trouble ne se lut sur son visage. Elle gardait la maîtrise de ses émotions.
– Sens-tu ? demanda-t-elle. Il bat pour nous.
Matt acquiesça en silence. Aucun son ne sortait. Seule une chaleur enivrante tourbillonnait en lui. Qui lui envahit l’esprit, et commença à le détendre.
– Je veux que mon corps ne te fasse pas peur, murmura Ambre.
Elle fit glisser la main de l’adolescent sur son ventre.
– Je veux que tu l’aimes sans le craindre. Qu’il soit comme le tien, familier, rassurant, apaisant.
Puis elle attira sa main vers son intimité, et les doigts de Matt se posèrent sur son pubis.
– Nos corps doivent s’aimer, apprendre à se connaître. Sans gêne, sans peur. Détends-toi.
Elle lui lâcha la main et Matt demeura ainsi un moment, avant de se redresser, les joues en feu, les tempes bourdonnantes. Son propre corps était en émoi, aussi tendu que sa peau était bouillante de désir.
– Guide-nous, dit Ambre. Montre-nous le chemin à suivre.
Matt prit une profonde inspiration et se pencha pour scruter le nombril de la jeune femme. Il savait que de nombreuses taches de rousseur constellaient sa peau, et il ne fallait pas se tromper. Il ne faisait pas assez clair pour y voir parfaitement, alors il attrapa une des lampes et l’approcha du nombril de la jeune femme.
– Je suis désolé, c’est pour distinguer…
– Ne t’excuse pas, le coupa-t-elle.
Matt posa son index sur le nombril d’Ambre et, du bout du doigt, suivit les nombreuses petites taches semblables à des éclats de fond de teint. Il y en avait partout.
Il se souvint alors qu’elles avaient un sens, une forme légèrement allongée, et en y prêtant attention cela lui sauta aux yeux : elles ressemblaient à des gouttes prises dans le vent. Toutes emportées dans la même direction. Trois amas se détachaient. Il fallait bien observer pour les distinguer des taches de rousseur normales. De l’extrémité du doigt il suivit celles qui filaient vers la cuisse droite.
Il était tellement penché sur Ambre qu’il pouvait deviner son propre souffle contre la peau de la jeune femme, qui frémissait à chaque expiration.
L’index filait sur le léger duvet de ses cuisses, et il plongea dans l’intérieur de la jambe. Ambre se laissait faire sans rien dire, elle attendait d’en savoir plus, les yeux grands ouverts.
– Je… je suis désolé, fit Matt, je crois qu’il faut que… que tu écartes un peu les jambes. Pour qu’elles soient dans l’alignement des grandes stries. Je crois que c’est à ça qu’elles servent, elles épousent parfaitement les contours de ton corps et ne représentent rien sur le planisphère, aucune terre. Je crois que c’est pour délimiter l’emplacement de ton corps sur le Testament.
Ambre obtempéra sans un mot, et Matt avala sa salive avec peine. Il était encore plus désemparé que la première fois. Peut-être parce que depuis il s’était encore rapproché d’Ambre, qu’ils s’étaient embrassés souvent, que leurs corps se désiraient. Cette proximité l’affolait. Il parvenait avec peine à contrôler ses élans d’amour. Et le désir qui bouillonnait en lui comme une brume voilait la réalité, brouillait sa vision, emmêlait ses pensées.
Matt respirait fort, l’émotion lui donnait le vertige.
Il trouva le grain de beauté, plus gros que les autres, juste au milieu de la cuisse.
– Je l’ai, dit-il, presque soulagé.
Il fit glisser son doigt le long de la peau jusqu’à atteindre la roche, juste en dessous, dans l’alignement du grain de beauté.
– Tu vas pouvoir te lever, je marque l’endroit.
Ambre lui tendit une petite pierre bleue, un minuscule saphir qu’elle tenait dans la main depuis le début.
– Pose-le à l’emplacement.
Ce qu’il fit. Le saphir s’incrusta parfaitement dans un petit trou qui marquait l’emplacement du deuxième Cœur de la Terre.
– Puisque nous sommes là, tu veux qu’on s’occupe du dernier ? demanda Matt d’une voix presque chevrotante, le cœur affolé.
– Tu sais où il se trouve ? fit Ambre.
Matt comprit que ce n’était pas une vraie question. Elle aussi savait où était situé le dernier grain de beauté. Il y avait tellement de sens dans cette interrogation, tellement de sous-entendus.
Matt avait du mal à déglutir.
Ambre lui prit la main et l’attira à elle. Ils se retrouvèrent presque l’un sur l’autre, le visage de Matt au-dessus de celui de la jeune femme.
– Tu es prêt à aller jusque-là ? demanda-t-elle tout bas.
Matt respirait par la bouche. Le souffle court.
– Je… je ne sais pas.
– Alors attendons. Rien ne presse. Rien. Nous avons tout le temps.
Ambre attira sa bouche et l’embrassa tendrement. Le buste de Matt se posa contre les seins de la jeune femme et ils frissonnèrent tous deux. Puis elle le repoussa lentement.
– Aide-moi à me relever.
Matt lui tendit la main, afin qu’elle puisse s’asseoir sur le rebord du Testament de roche. Ils se rhabillèrent avant de regarder la carte de l’Europe.
La pression de leurs émois retombait peu à peu, et Matt se sentait redevenir maître de son corps, de ses envies. La température retombait en lui. Il avait les tempes humides.
Le saphir était posé en France. Matt n’était pas un as de la géographie, encore moins de celle de l’Europe, mais il n’avait aucune peine à reconnaître cet emplacement-là.
– Je crois que c’est Paris, dit-il.
– C’est exactement ça, confirma Ambre. Le deuxième Cœur de la Terre se trouve dans la Ville-Lumière.
Ambre flottait à nouveau dans sa robe beige. Elle lui prit la main.
– Merci de m’avoir guidée, confia-t-elle.
Matt haussa les épaules, encore un peu gêné.
– Je sais que ce n’est pas évident pour toi non plus, ajouta-t-elle. Mais nous nous rapprochons. Progressivement, nous allons vers notre objectif final.
Matt hocha la tête.
– Je sais.
– Il faut de la patience. Notre heure approche.
Elle serra sa main.
Matt n’était pas sûr de savoir s’ils parlaient bien de la même chose. Mais pour l’heure, il préféra se dire qu’ils avaient une destination précise, et c’était déjà beaucoup.
Ils devaient mettre le cap sur Paris.