34.

Tunnels

Matt et Tobias ramaient, en s’efforçant de faire le moins de bruit possible.

La lune éclairait leur chemin comme un champignon argenté suspendu à un plafond invisible. Et la Tour-Squelette y ajoutait son halo bleu et rouge qui palpitait à son sommet tel un étrange gyrophare.

La ville s’était endormie après une journée d’émotions, de combats dans l’arène, de paris, de beuveries. Les quatre adolescents n’avaient eu aucune peine à se faufiler jusqu’au port pour subtiliser une barque sans se faire remarquer. Ils n’avaient croisé presque personne, et à coup sûr aucun individu sobre, à part une patrouille de deux gardes qu’ils avaient soigneusement évitée.

L’embarcation glissait en silence sous l’arche d’un pont qui s’écroulait un peu plus loin dans l’eau.

Maya et Elliot scrutaient attentivement la berge nord pour s’assurer qu’aucun Cynik ne les repérait, tandis que les deux rameurs vérifiaient la surface du fleuve, guettant le moindre remous suspect.

Le quartier des marchands s’éloignait, ils longeaient la grande place en bas de l’avenue de l’Empereur. Elle était déserte.

Les lumières du palais brillaient au loin.

En se rapprochant, ils remarquèrent qu’une fenêtre rayonnait de lumière, plus que toutes les autres. C’était au centre du palais, dans la cour.

La pyramide. Ils ne pouvaient la distinguer, mais l’énergie lumière était bien là, à pulser ses rayons vers les étoiles. Chaque habitant de la cité Blanche qui le désirait pouvait approcher les abords du palais et la deviner. L’âme de leur empereur. Une clarté rassurante qui veillait sur eux.

– On y est presque, chuchota Tobias.

Maya et Elliot vérifièrent pour la cinquième fois qu’ils avaient bien leur poignard à la ceinture, sous leur cape, pour se rassurer.

Le cercle noir des égouts ressemblait à un œil fixé sur eux. D’un coup de rame, Matt fit pivoter la barque et ils entrèrent doucement dans le petit tunnel. Tobias sortit son champignon lumineux de sous sa cape. Au-delà de la herse, un accotement étroit ruisselait d’eau sur la droite, comme un petit trottoir.

La proue vint cogner contre les barreaux.

– À toi de jouer, chuchota Elliot en poussant Matt vers l’avant.

Matt prit une profonde inspiration. Tout reposait à présent sur ses épaules. Il ne pouvait se rater. Même s’il devait y perdre ses forces et y passer la nuit, il fallait qu’il descelle au moins un barreau pour créer un passage. C’était son objectif.

Il se concentra et posa les mains sur l’acier froid. Il était tout rouillé, au point de s’émietter sous ses paumes. Matt ferma les yeux et soudain tira de toute sa puissance.

Il bascula aussitôt en arrière, sur Tobias qui le retint et empêcha la barque de chavirer en calant aussitôt, avec son altération de vitesse, une rame contre la paroi du tunnel.

Matt tenait des fragments de la grille entre ses doigts.

Il s’était attendu à un effort colossal, mais elle était si rongée par l’humidité qu’elle avait cédé sans la moindre résistance.

– Bien joué ! s’exclama Elliot.

– Bah… j’ai pas fait grand-chose…

Maya était déjà en train de tirer à son tour sur la grille pour finir d’ouvrir la voie. Elle amarra la barque à l’un des barreaux et posa le pied sur le rebord du tunnel.

Les trois autres suivirent, éclairés par le fragment de champignon que Tobias tenait devant lui. Les murs étaient couverts d’un limon séché qui sentait la pourriture et l’ammoniaque.

– Vous croyez qu’ils servent encore, ces égouts ? demanda Maya.

– Pour le palais peut-être, répondit Tobias en inspectant l’eau sombre sous leurs pieds.

Il était surpris de ne pas avoir dû sortir les armes lors de la traversée du fleuve après ce que leur avaient dit les gardes dans la journée.

Ils parvinrent à une fourche et Tobias indiqua la voie de droite, pour continuer en direction du palais.

Matt, lui, comptait ses pas. Lorsqu’il eut atteint soixante, il pointa son index vers la voûte.

– À partir de maintenant, nous devrions être sous le domaine de Luganoff.

– J’espère qu’on n’aura pas à creuser jusqu’à la surface, grinça Tobias.

Des canalisations d’une vingtaine de centimètres se rattachaient au collecteur principal dans lequel ils évoluaient, et certaines déversèrent un liquide malodorant.

– Tu te demandais s’ils servaient encore ? interrogea Elliot.

– Je crois que je vais vomir, déclara Maya en se couvrant la bouche.

Un raclement résonna dans le corridor. Lointain.

Il se répéta, deux fois, semblable au bruit d’un objet tranchant qui s’enfoncerait dans la pierre. Puis, loin devant, un grondement sourd monta de l’obscurité.

– Oh non, murmura Elliot.

– On dirait que c’est gros, dit Maya.

– Très gros, ajouta Tobias.

Matt les poussa en avant.

– Alors ne perdons pas de temps.

Tobias prit son arc et planta son bout de champignon au sommet. Il encocha une flèche, prêt à tirer.

Le tunnel s’arrêta soudain en T.

– Droite, commanda Tobias. Pour aller sous la cour.

– T’es sûr ? demanda Maya. J’ai l’impression que c’est de là que venait le grondement…

Matt la plaqua contre le mur pour passer devant elle et prit à droite.

Il tenait son épée devant lui.

Un peu plus loin, ils croisèrent une autre grille, fermant un puits inondé d’immondices.

Ils marchèrent prudemment sur une centaine de mètres, avant d’entendre à nouveau le grognement.

Beaucoup plus près cette fois. Derrière eux.

– Merde, lâcha Tobias. C’est dans notre dos. Il ferme le chemin du retour.

– Je préfère ça plutôt que de l’avoir devant, lança Matt sèchement.

Le jeune homme s’impatientait de ne pas trouver le moindre accès vers la surface.

Mais son angoisse s’apaisa lorsqu’il vit la lueur du champignon se refléter dans le métal d’une porte, un peu plus loin. Avant de constater qu’il s’agissait d’une porte blindée.

– Nous ne pourrons jamais forcer un truc pareil, se désespéra Tobias. C’est là que Ambre nous manque.

Matt jeta un œil à Maya.

– Je réalise que je ne t’ai jamais demandé ce qu’était ton altération.

L’adolescente baissa les yeux.

– Je lis très vite, dit-elle, penaude. Vachement pratique ici.

Matt cogna contre le battant pour en jauger la solidité. Il tenta d’enfoncer la pointe de son épée entre la porte et le chambranle mais se ravisa aussitôt.

Il donna un coup de paume rageur contre la porte.

– Forcément, c’était un des plus grands musées du monde, s’énerva Tobias. C’était couru d’avance que tous les accès seraient sécurisés.

Elliot pointa le tunnel aveugle, d’où ils venaient.

– Il reste cette petite conduite qu’on a croisée. J’imagine qu’avant, quand Paris était une ville normale, le niveau d’eau devait être plus élevé que maintenant, la conduite devait être inondée en permanence. On ne la voyait pas. Une grille en empêche l’accès, mais est-ce qu’ils sont allés jusqu’à poser une porte blindée ?

– Ça suppose de descendre dans cette eau dégoûtante ! gronda Maya.

– Et de revenir sur nos pas, vers ce qui grogne, rappela Tobias.

– Elliot a raison, trancha Matt. Il faut tenter notre chance.

À contrecœur, ils rebroussèrent chemin, et ils n’avaient pas fait cinq mètres que la chose dans les ténèbres émit un nouveau souffle rauque. Elle se rapprochait.

Matt donna plusieurs coups rapides sur l’épaule d’Elliot qui était en tête.

– Dépêche-toi ! lui chuchota-t-il avec autorité.

Ils retrouvèrent la grille à demi immergée et Matt se glissa dans l’eau. Il grimaça à cause du froid et de l’odeur, et avança jusqu’à saisir la grille.

Une série de reniflements, puis un puissant ronronnement, inquiétant, leur parvinrent. La chose était toute proche. Tobias leva son champignon pour tenter de voir le plus loin possible.

– Matt, dépêche-toi !

Il avait l’impression que quelque chose se rapprochait. Que les ombres en face bougeaient.

C’était énorme. Remplissant une bonne partie du tunnel.

– Magne-toi ! insista Tobias.

Matt tira de toutes ses forces, trois fois de suite, et la grille bougea un peu.

Cette fois, tous les Pans entendirent distinctement les raclements sur la pierre. Comme de longues griffes.

– Vite !

Matt insista à nouveau, avec un maximum d’énergie. La grille céda, tout aussi usée et fragile que la précédente.

Le ronronnement s’interrompit et la créature émit un long grognement agressif, avant de s’élancer vers eux. Ils pouvaient entendre le choc de ses pattes et de son poids massif contre les parois.

Maya et Elliot se jetèrent à l’eau derrière Matt.

Tobias était comme hypnotisé par les ténèbres.

Il ne parvenait plus à bouger. Attendant de voir l’horreur surgir et le happer.

– Toby ! aboya Matt.

Le cri suffit à sortir l’adolescent de sa catatonie, il devina la chose toute proche, décocha un tir, puis très vite deux autres, à l’aveugle.

Le monstre lâcha un rugissement furieux, semblable à celui d’un tigre, et chargea.

Tobias sauta dans l’eau et fonça vers le petit boyau.

Dans son dos une silhouette énorme se déployait pour le saisir.

Les autres Pans ne virent que deux pattes crochues et ce qui ressemblait à trois yeux dont le champignon lumineux renvoyait le reflet, presque rouge.

Matt saisit Tobias par le col et le tira brutalement à l’intérieur.

L’air fut fouetté derrière lui et les quatre Pans reculèrent instinctivement dans l’étroit boyau où ils tenaient à peine debout. Ils avaient de l’eau jusqu’à la taille.

Une forme lourde tomba dans l’eau et quelque chose se glissa à leur suite.

Matt donna deux coups d’épée dans le vide avant de comprendre que c’était une patte. Large et couverte de griffes et de pointes comme des ronces.

Le monstre était trop gros pour entrer.

Matt repoussa ses compagnons.

– On file ! Vite !

Ils se mirent à courir du mieux qu’ils pouvaient, jusqu’à ce que la tête leur tourne à cause de l’odeur d’ammoniaque et à force d’être pliés en avant.

Maya demanda enfin :

– C’était quoi ?

– Je l’ignore, répondit Matt. Mais c’était énorme. Et furieux.

– Ou affamé, dit Tobias en levant son champignon vers un reflet qui venait de capter son attention.

Une trappe les surplombait. Elle était en fer, mais n’avait rien d’un accès blindé.

Matt se hissa et tenta de la repousser. Elle était verrouillée.

Alors l’adolescent déploya toute sa force et le mince sas ne résista pas très longtemps.

Matt avait les paumes écorchées, rouges et tremblantes.

Mais l’accès était ouvert.

Il fit une traction pour passer la tête et, après s’être assuré qu’il n’y avait personne, il se hissa dans la pièce.

Lorsque son visage réapparut au-dessus de ses amis, il avait retrouvé son petit sourire malicieux.

– Je crois que nous sommes dans le palais.

Il leur adressa un clin d’œil.