18.

L’envie du sang

Le Vaisseau-Vie avait subi des avaries multiples. Une quinzaine de trous perçaient la coque, parfois sur plus de vingt mètres de profondeur. Le vent de l’Océan s’y engouffrait en sifflant, tourbillonnant dans les niveaux inférieurs comme un diable jouant à décoiffer tous les adolescents à bord.

De très nombreuses fissures lézardaient la structure.

Mais par chance, aucune brèche sous la ligne de flottaison. Le Vaisseau-Vie pouvait naviguer sans prendre l’eau. Cependant il fallait prier pour ne pas croiser une tempête et des creux de plusieurs mètres, car l’étanchéité ne serait alors plus du tout garantie.

Une grande quantité de vivres avaient été perdus, ainsi que du matériel destiné à l’exploration de l’Europe : des armes, des chariots essentiellement. Par miracle, tous les chiens se trouvaient dans le hall de débarquement au moment de l’attaque, et non dans leur chenil qui avait été mis à mal. Les Kloropanphylles en improvisèrent un nouveau dans deux réfectoires des niveaux supérieurs.

Au rang des mauvaises nouvelles, la destruction des voiliers dans les cales hangars. Sur les trois, deux avaient tellement souffert qu’ils étaient irrécupérables. Le dernier nécessitait des réparations mais pourrait reprendre la mer.

Orlandia organisa les travaux en fonction des priorités, dont la sécurité du navire, et tous les Pans qui n’étaient pas en service furent réquisitionnés.

Dans le même temps, on doubla le nombre de guetteurs aux postes de vigies. On sélectionna ceux qui avaient une altération de vue capable de voir loin ou la nuit. La brume masquait l’horizon et il était difficile de guider le Vaisseau-Vie avec si peu de visibilité. Il était primordial de ne plus s’échouer sur le continent de synthèse.

Le navire voguait à petite allure. Après avoir piqué plein sud, ils avaient remis cap à l’est en croisant les doigts pour que Entropia ne se soit pas étendue. Si la brume omniprésente les oppressait toujours, ils commencèrent néanmoins à reprendre espoir après deux jours de navigation sans menace.

Ambre n’avait pas repris connaissance, mais Dorine veillait sur elle, se chargeant de l’hydrater. Matt passait la voir régulièrement. Il lui parlait avec douceur, s’asseyait près d’elle sur le lit, l’embrassait sur le front.

Pendant ces deux jours, il multiplia les allers et retours, se montra souvent en public, sans aucune garde rapprochée. Il voulait être vu, que sa vulnérabilité devienne évidente pour celui qui avait tenté de le tuer. Il était pourtant vigilant, prêt à tout moment à se jeter au sol pour éviter un projectile ou riposter. Il ne se promenait pas avec son épée qu’il jugeait trop voyante, mais gardait un couteau dissimulé sous son pull.

Pourtant il ne détecta pas la moindre menace. Aucune présence dans son dos, ni durant la journée, lorsqu’il empruntait des accès isolés, ni le soir lorsqu’il rentrait à ses appartements.

Matt avait insisté pour que Tobias et lui ne dorment plus dans la même chambre. Il ne voulait pas mettre son ami en danger et il n’était parvenu à le convaincre qu’en prétextant qu’à deux cela dissuaderait leur agresseur d’intervenir, et donc compromettrait le plan de Matt. Du coup Tobias dormait dans une autre cabine, surveillée en permanence par des gardes Kloropanphylles.

Un matin, Matt se rendit dans la suite d’Ambre pour prendre de ses nouvelles, lorsqu’il la trouva assise dans son lit.

Il se jeta à son cou.

– Doucement…, fit-elle en souriant, je ne suis pas encore solide.

– Si tu savais ce que tu nous as fait peur !

Elle posa sur lui un regard tendre, plein d’amour.

– Tu ne croyais tout de même pas que j’allais partir comme ça, sans un au revoir ?

– Ne me refais jamais un coup pareil ! Si tu meurs, j’irai te chercher, tu m’entends ?

Ils rirent ensemble, brièvement, avant que le regard de Matt ne tombe sur les jambes de son amie. Son sourire se figea.

– Ne t’en fais pas, dit-elle en comprenant.

– Je… je suis désolé.

– Ne le sois pas.

– Tu sais, ça ne change rien pour moi, même si tu ne peux plus marcher, nous…

Ambre posa son index sur les lèvres de Matt.

– Ne dis rien.

Elle l’embrassa lentement, un baiser chaud, sa langue caressant celle de Matt, une main sur sa joue.

– Maintenant file, je sais que tu as beaucoup à faire, Dorine m’a raconté. Moi je dois me reposer, je ne suis pas encore remise. Reviens me voir ce soir.

Matt sortit de la suite avec un curieux sentiment. Le cœur à la fois léger de bonheur, et en même temps lourd de tristesse. Ambre ne marcherait plus jamais, et il ne parvenait pas à le concevoir.

Il éprouva alors une terrible envie de vengeance.

Faire payer ce drame à celui qui avait tiré sur Ambre.

Matt se mit plus que jamais à déambuler dans les halls, dans les coursives.

En espérant de toutes ses forces qu’on vienne l’attaquer.

 

Le Buveur d’Innocence était furieux.

Il ferma à clé la porte de sa chambre et alla s’asperger le visage d’eau fraîche. Il ne supportait plus ce corps d’adolescent. C’était usant à la longue d’habiter la peau d’un autre. Pratique, mais épuisant.

Et le gamin, lui, était-il épuisé de se servir de son altération pour maintenir le Buveur d’Innocence dans cette apparence ? C’était une question qui taraudait le Buveur d’Innocence. Il craignait que son déguisement ne se volatilise brusquement. Pourtant il tenait bon. Même s’il alternait, passant de celui de l’adolescent à celui de l’adolescente, pour les reposer, jamais il n’avait perçu de défaillance. C’était extraordinaire, la force et l’endurance de ces gosses… Et l’anneau ombilical y était pour beaucoup. Il les rendait capables de s’épuiser jusqu’à en mourir plutôt que de désobéir à un ordre. Il les avait totalement asservis.

Quelle découverte que cet anneau ! Quel progrès !

Le Buveur d’Innocence s’assit à un petit bureau et prit de quoi écrire.

Il n’était pas près d’oublier ce qu’il avait vécu ! L’attaque du navire par ces vers géants ! Ils n’étaient pas passés loin de la catastrophe !

Il commença sa rédaction :

« Colin,

Je n’ai pas pu t’écrire depuis que nous nous sommes échoués. Tes oiseaux espions n’auront pas manqué de te tenir informé de notre départ depuis.

Je veux que tu dises aux émissaires de Ggl que leur maître doit garantir ma sécurité ! Ses créatures ont attaqué le bateau et il s’en est fallu de peu que nous soyons tous détruits !

J’ai promis de lui livrer la fille avec le Cœur de la Terre dès que nous serons en Europe ! Qu’il me fasse confiance ! Une fois là-bas, Ggl n’aura plus aucun autre allié que moi, il sera seul, sans moyen. Je peux être ses yeux, ses oreilles, mais je veux qu’il me protège en échange ! Je serai intégré au cœur des forces vivantes d’Europe, je peux lui rendre de précieux services.

Lorsque nous débarquerons, je veux que ses émissaires me suivent à bonne distance. Je communiquerai avec eux via tes oiseaux espions. Dès qu’une opportunité se présentera, je les appellerai pour qu’ils me débarrassent des gamins et ils pourront partir avec la fille. Mais ce sera à mon commandement.

Cela me laissera le temps de juger des forces en présence. De trouver le meilleur moyen de nous positionner. Je vais gagner la confiance des ambassadeurs Pans, pour pouvoir les influencer. S’il y a encore des adultes en Europe, je ferai tout pour me rapprocher d’eux, et conclure une alliance, contre les enfants. Tout dépendra de ce que nous allons trouver sur place.

Sois prudent, Colin, et méfiant.

Ggl et ses émissaires ne servent qu’eux-mêmes.

S’ils ont l’opportunité de prendre ce qu’ils convoitent sans rien donner en échange, je suis sûr qu’ils le feront. Garde l’œil ouvert. Nous ne pouvons pas avoir confiance en eux.

Je ne suis pas loin de toi, mon serviteur. »

Le Buveur d’Innocence plia le petit papier, le roula et s’approcha du balcon. L’oiseau était là, posé sur le bastingage.

Le Buveur d’Innocence noua le message à sa patte, regarda la mouette s’envoler et disparaître dans la brume. Il ignorait comment elle se repérait, mais Colin les avait parfaitement dressées, elles remplissaient leur mission.

Maintenant il lui restait à prendre une décision importante.

Matt Carter et son arrogance le défiaient un peu plus chaque jour, tandis qu’il se promenait seul, sûr de sa force. Mais si vulnérable.

Il devait faire son choix.

Sauter sur l’occasion de se débarrasser d’un des Pans les plus influents et puissants, ou prendre son mal en patience et faire confiance aux émissaires de Ggl qui s’en chargeraient une fois à terre ?

Le Buveur d’Innocence ouvrit une petite malle et en sortit une arbalète à deux tirs.

L’opportunité ne se présenterait peut-être pas deux fois.

Et il avait un compte personnel à régler avec Matt.

Mais la prudence lui commandait d’attendre.

Il hésita.

Ses doigts se crispèrent sur l’arme.