Une alliance possible…
Un soldat crachait des flammes par le bout de ses mains tandis qu’un autre projetait des éclairs en direction du petit groupe guidé par Floyd.
Pour l’heure, les Pans s’étaient recroquevillés derrière un muret de pierre et serraient les dents sous chaque nouvelle salve. Ils transpiraient autant à cause des flammes que de la peur. Ils s’étaient attendus à peu de résistance, il n’y avait qu’une poignée de gardes, et Floyd avait compté sur l’effet de surprise pour les désarçonner et prendre le dessus sans affrontement. Au lieu de quoi les Cyniks avaient répliqué en dégainant leur propre altération de combat.
Floyd avait usé de sa faculté pour allonger son bras et pousser Randy en dehors de la trajectoire d’un premier jet de flammes avant qu’ils ne se retrouvent acculés.
Les gardes se rapprochaient, et à mesure qu’ils sonnaient l’alerte, Floyd pouvait en entendre d’autres accourir. Il fallait se rendre à l’évidence : ils étaient coincés.
Tania se redressa un bref instant pour décocher une flèche en pleine cuisse du soldat le plus proche qui tomba en criant avant qu’une gerbe de feu ne s’abatte sur la position de l’adolescente.
Tania eut à peine le temps de rouler au sol qu’elle sentit le brasier la raser. Les pointes de ses cheveux grésillèrent.
Ti’an la tira vivement à l’abri du muret.
– C’est pas passé loin, dit-il.
Tania hocha la tête, incapable de prononcer un mot, la peur lui remplissant la gorge. Elle avait vu le jet de flammes bouillonner dans sa direction et, pendant une seconde, s’était vue mourir brûlée vive.
Elliot se leva à son tour. Avant que ses compagnons puissent l’en empêcher, il fixa l’un des gardes qui se tournait vers lui. Le Cynik pointa sa main vers le jeune garçon blond et s’apprêtait à déclencher son tir pour l’électrocuter.
Leurs regards se croisèrent.
L’électricité commença à se former au bout des doigts du Cynik.
Les pupilles noires d’Elliot entrèrent dans son esprit.
Elliot ferma le poing devant lui, les paupières de l’homme s’abattirent brusquement, et il s’effondra. Elliot se jeta à couvert.
Floyd, qui avait tout vu, lui donna un petit coup sur le bras.
– Incroyable ! Comment as-tu fait ?
– C’est mon altération, avoua Elliot sans joie. Je peux endormir qui je veux, rien qu’en croisant son regard.
– Et tu peux tous les atteindre comme ça ?
– Hélas ! Je ne peux pas le répéter trop, ça m’épuise. Et certaines personnes n’y sont pas sensibles. Mais si vous me couvrez, d’ici une minute ou deux je pourrai recommencer.
– On n’a pas une minute ou deux ! grogna Torshan.
Deux éclairs frappèrent le muret en claquant, projetant des fragments de calcaire dans les airs, forçant les Pans à rentrer la tête dans les épaules.
– Floyd ! aboya Randy. On ne va pas tenir longtemps ! Il faut se rendre !
– Où est Chen ? s’inquiéta soudain Tania. Il n’est pas là !
– Je l’ai vu sauter sur le mur du hangar au moment de l’attaque, dit Dorine.
Tous entendirent alors le martèlement des bottes qui accouraient vers eux. Une troupe entière.
– On est mal, gémit Randy.
Floyd risqua un œil au-dessus du muret.
Une douzaine de soldats arrivaient au pas de course pour prêter main-forte à leurs camarades.
Floyd frappa la terre du plat de la main. Il enrageait.
S’ils ne se rendaient pas maintenant, ils allaient se faire mettre en pièces.
C’était à lui de prendre la décision. C’était lui qui les avait entraînés dans cette galère.
Floyd leva les bras et commença à se lever pour sortir du couvert du muret.
– Nous nous rendons, cria-t-il. Ne tirez plus !
Il était debout lorsqu’il vit le Cynik en face de lui, celui qui projetait des jets de flammes, se fendre d’un rictus cruel. L’homme le pointa du doigt.
Pas pour le désigner.
Mais pour le carboniser.
L’index se recourba et une lueur rouge comme une braise incandescente apparut sous la peau.
Floyd n’eut pas le temps de réagir.
Les flammes jaillirent comme un geyser.
Et l’homme s’envola dans le ciel, déviant par la même occasion son tir. Il s’éleva de plusieurs mètres, sa gerbe de flammes s’arrondissant au passage pour dessiner une arabesque rougeoyante qui vint frapper la terre aux pieds de Floyd, médusé.
Les deux acolytes du Cynik firent volte-face en comprenant qu’un nouveau danger venait de surgir. Ils reçurent chacun une flèche en pleine poitrine, parfaitement ajustée, comme s’il s’agissait d’une cible de tir. Tobias et Ambre apparurent dans la clarté des torches, sur le dos de Gus.
Un quatrième Cynik se prépara à faire feu lorsqu’un carreau le cloua entre les omoplates.
Chen venait de riposter à l’arbalète, accroché au toit du hangar par son altération.
Les renforts sortaient leurs épées, haches et autres gourdins hérissés de clous tout en cherchant à identifier d’où provenait le danger, quand une masse de poils de la taille d’un cheval les renversa, projetant plusieurs d’entre eux dans les airs.
Les autres eurent à peine le temps de comprendre ce qui leur arrivait que Plume faisait face, babines retroussées sur ses crocs luisants. Un grondement menaçant résonnait dans sa gorge.
Les Cyniks connurent plusieurs secondes de flottement, cherchant comment réagir. Ils n’eurent pas le temps de se ressaisir.
La voix de Matt sonna, puissante, devant le hangar :
– Lâchez vos armes ! Lâchez-les ou c’est votre Maester qui paiera pour vous.
Il apparut dans la lumière des torches, tenant l’homme en tunique de lin devant lui, le tranchant de l’épée posé contre sa gorge.
Les Cyniks eurent une brève hésitation, avant d’abandonner leurs armes. Leurs regards témoignaient de leur effarement. Jamais des adolescents ne s’étaient montrés si hardis, si organisés.
Jamais des enfants ne s’étaient rebellés.
– Ouvrez les portes du hangar ! ordonna Matt avec la même autorité impérieuse dans la voix.
Les hommes n’étaient pas sûrs d’eux. Ils s’observèrent pour savoir s’ils devaient obéir.
– Faites ce qu’il vous dit ! grogna le Maester.
Peu à peu les Pans et les Kloropanphylles traqués se mirent à sortir dans la nuit, hagards. Floyd entreprit aussitôt de les guider, imité par ses compagnons. Torshan et Ti’an, eux, grimpèrent sur le muret pour s’assurer que les Cyniks obéissaient sans tenter le moindre coup tordu.
Lorsque tout le monde fut sorti, Matt ordonna que les soldats Cyniks entrent dans le hangar, et Tobias verrouilla les lourdes chaînes et les cadenas.
– Où sont les enfants que vous gardez dans le village ? demanda Matt au Maester.
– Nous… nous n’en avons presque pas, avoua-t-il, la plupart ont été réquisitionnés pour les mines de fer.
– Où sont-ils ? insista Matt en plaquant la lame contre sa peau.
– Je vais vous montrer !
Ils traversèrent une partie du village, dont les fenêtres s’étaient allumées pendant l’appel de la garde, et ils marchèrent sous les regards effarés des Cyniks qui ne comprenaient pas ce qu’ils voyaient. Certains sortaient sur le pas de leur porte et, constatant qu’il s’agissait d’une horde d’enfants armés, s’empressaient de rentrer en s’enfermant à double tour.
Le Maester les conduisit jusqu’à une étable dans laquelle dormaient une petite dizaine de garçons et filles de huit à quinze ans.
Tobias, Ambre et Tania les firent sortir en les rassurant, mais aucun ne comprenait ce qui se passait. Ils avaient peur, surtout du Maester qu’ils ne lâchaient pas du regard.
– Vous allez payer pour tout ça, dit l’homme à Matt.
– Je suis venu à vous en paix, je vous ai tendu la main, ne l’oubliez pas ! C’est vous qui avez refusé !
– Vous êtes des esclaves, garçon, et les esclaves n’ont pas à donner des ordres à leurs maîtres.
– Les temps changent, Maester. Vous devriez vous en rendre compte. Car bientôt il sera trop tard. La mort descend du nord à l’instant où nous parlons. Elle sera bientôt sur vous.
Matt guida toute sa bande jusque sur le quai, et les quatre soldats de faction ne purent que reculer en voyant surgir près de soixante gamins dont les meneurs étaient armés.
Les Pans prirent place à bord de la galère et préparèrent l’appareillage. Lorsque tout fut prêt, Matt relâcha le Maester, la pointe de son épée brandie vers son visage.
– N’oubliez pas que mon message était un message de paix. Nous n’avons fait que répondre par la force à la force que vous avez employée. Il est toujours possible de nous allier. Faites circuler l’information ! Nous ne sommes pas venus de l’autre côté de l’Océan pour vous faire la guerre. Nous devons nous entraider.
Le regard du Maester changea. Matt comprit que pour la première fois, l’homme envisageait qu’il était peut-être non pas face à des enfants fous, mais à de véritables voyageurs. Alors Matt reprit espoir.
Peut-être qu’une alliance deviendrait possible, peu à peu, avec les Cyniks d’Europe. Il fallait espérer que ce premier contact serait le pire. Il devait faire confiance à cet homme. À sa capacité à vouloir le mieux pour tous, à espérer la paix. À son intelligence.
Matt fit remonter la passerelle, et la galère commença à s’éloigner doucement.
– Nous avons besoin les uns des autres ! cria-t-il.
Et la galère prit le chemin de la mer.
Le Maester ne bougea pas pendant plusieurs minutes, plongé dans ses pensées.
Un de ses gardes approcha.
– Maester, ils n’ont même pas sabordé notre autre navire ! Voulez-vous que je sonne l’embarquement ? Nous pouvons les prendre en chasse ! Ils ne sauront pas manœuvrer aussi bien que nous !
– Non, c’est inutile.
– Mais ils…
– J’ai dit non. Ils reviendront. Ici ou ailleurs, mais ils reviendront. Ces enfants-là ne fuient pas. J’ignore ce qui les anime, mais il y a une profonde conviction dans ce qu’ils font. Nous les reverrons sur nos terres. Très bientôt. Je vais faire prévenir le Maester de Cytadel. Préparez nos messagers, je veux qu’ils partent cette nuit même.
Un autre soldat le rejoignit et baissa la tête en guise de salut.
– Un des gamins a fait tomber ça tout à l’heure en embarquant, dit-il en tendant une pierre à son maître.
Un morceau de papier était enroulé autour, à la va-vite, tenu par un élastique.
Le Maester le déplia et découvrit une écriture maladroite, des mots jetés là dans la précipitation.
Lorsqu’il releva la tête, il affichait une mine rassurée et mystérieuse. La galère n’était plus visible que par les minuscules points lumineux de ses lanternes.
– Tout va bien, Maester ?
– En définitive, peut-être que ces enfants ont dit la vérité.
– Vous voulez dire… qu’ils viennent vraiment de l’autre côté de l’Océan ?
– C’est possible. Mais il semblerait que tous parmi eux ne partagent pas leurs idées. Nous avons un allié dans leur groupe. Faites seller mon cheval, je vais à la cité Blanche.
– Seul, Maester ?
– Il se trame quelque chose. D’importantes choses. J’ai commis l’erreur de sous-estimer ces gosses. Je pars avant l’aube. Je veux rendre visite à Maester Luganoff.
– Bien, Maester.
– Et s’il arrive le moindre message de notre nouvel ami, faites-moi prévenir aussitôt ! Envoyez les pigeons voyageurs pour ne pas perdre de temps. Mon intuition me dit que nous devons faire vite.
Le soldat recula d’un pas et s’inclina.
La détermination de son maître l’inquiétait.