CHAPITRE 57 : LES CONFINS DES
TERRITOIRES TAGLIENS
LA RÉSURRECTION
Cette province taglienne éloignée partageait les mêmes religions que les autres territoires, mais le culte gunni y était majoritaire. La langue était très proche de celle parlée aux environs de Dejagore. Avec un peu d’entraînement, Roupille parvenait aisément à la maîtriser.
Ce que j’ai qualifié jusque-là de manoir était en fait un hameau d’un seul bloc, enclos tout entier dans un seul bâtiment. Le matériau de construction principal était une brique crue soigneusement enduite de plâtre pour lui éviter de s’effriter sous la pluie. À l’intérieur, une grande place ouverte occupait le centre, nantie de deux citernes et d’un bon puits. Écuries et ateliers y donnaient sur trois côtés. Le reste du bâtiment se composait d’un dédale de couloirs et de salles où, manifestement, les gens vivaient, travaillaient, tenaient boutique et menaient une existence globalement comparable à celle de la ville.
« Une termitière, m’a soufflé Murgen.
— Le prince et sa frangine devraient s’y sentir chez eux. C’est aussi moche que le palais. Sur une moindre échelle.
— J’aimerais bien savoir ce qu’ils mangeaient. L’odeur est entêtante. » Un puissant bouquet d’épices saturait tous les couloirs. Mais c’est vrai de toute ville ou cité taglienne. Il s’agissait tout simplement d’un mélange peu familier.
Thai Dei nous a rattrapés. Il n’avait perdu Murgen de vue que quelques minutes. Peut-être perdait-il aussi de sa vivacité. Il apportait un message. « Tobo m’a demandé de te prévenir que Roupille avait décidé de prendre le risque de réveiller le Hurleur. »
C’était un des plus longs discours que je l’eusse entendu prononcer. On voyait bien qu’il était inquiet.
Roupille a choisi de procéder au réveil du Hurleur avec toute la pompe, le cérémonial et le drame de rigueur. Après le souper, nous nous sommes tous rassemblés, frais, dispos, repus et censément détendus, dans ce qui devait être la nef d’un temple. Ce temple était chichement éclairé et hébergeait beaucoup trop d’idoles aux multiples bras et têtes dans ses recoins pour m’inciter à le trouver anodin.
Aucune ne représentait Kina, mais toutes les divinités gunnies me mettent mal à l’aise.
J’étais moi-même présent dans mon rôle de demi-dieu, sous l’aspect du terrifiant monstre caparaçonné Ôte-la-Vie. Je n’y prends aucun plaisir.
Ma chère et tendre, d’un autre côté, saisit la moindre occasion pour apparaître sous les traits d’Endeuilleur. Elle peut endosser cette hideuse armure plusieurs heures d’affilée, en feignant de croire que le bon vieux temps est revenu, celui où elle était mille fois plus mauvaise qu’Endeuilleur en sa réputation.
Notre rôle dans le déroulement de cette cérémonie consistait à rester assis dans l’ombre tandis que les filaments multicolores de sortilèges frétilleraient au-dessus de nos têtes. À prendre des poses intimidantes pendant que d’autres abattraient le vrai boulot.
Tobo s’est présenté tel qu’en lui-même. Bon sang, il n’avait même pas daigné enfiler une chemise et un pantalon propres. Mais il avait amené ses Voroshk d’élèves.
Le reste de l’assistance se composait d’officiers supérieurs et de notables de la région, venus le plus souvent évaluer le Prahbrindrah Drah et tenter de découvrir ce qu’ils pourraient bien faire pour adoucir notre présence.
Les conquérants ne font jamais que passer.
La nef était bondée. Tous ces corps rassemblés produisaient une chaleur intense. Et, toujours revêtu de mon armure, le javelot de Qu’un-Œil dans ma main droite, j’étais assis sur un tabouret derrière le théâtre de l’action, parfaitement immobile. Mon rôle se réduisait pratiquement à garder cette posture.
En clair… à ne pas m’évanouir devant témoins.
Roupille avait dressé le décor à la perfection, en recourant à un éclairage tamisé et en répandant suffisamment de rumeurs à l’avance pour faire comprendre à son auditoire que le Hurleur était tout à la fois un fou écumant et un sorcier non moins puissant que la Protectrice.
Pauvre Hurleur. Il est pratiquement oublié aujourd’hui, en dépit de la part qu’il a prise dans les guerres contre le Maître d’Ombres.
Les Voroshk, n’ai-je pas manqué de constater, se sont finalement installés au premier rang. Tobo les traitait en amis, surtout la petite blonde potelée à taches de rousseur. Il n’a pas cessé un instant de bavarder avec elle, jusqu’à ce que Roupille le rappelle à l’ordre d’un grommellement et lui intime de procéder à son office.
Ce réveil m’a laissé moi-même un tantinet désappointé. Tobo ne s’est autorisé aucun charabia ni histrionisme spectaculaire. Il devait se dire que sa participation à cette comédie n’était guère plus captivante que le travail d’un palefrenier.
Mais à un esprit plus réfléchi sa prestation devait certainement paraître plus impressionnante. Quelques rares convives, ceux qu’il fallait peut-être, ont sans doute compris qu’il était assez doué pour faire passer un exploit extraordinaire pour purement routinier.
J’ai également trouvé que son intervention en disait long sur son caractère : son ego restait d’un appétit très frugal.
Trois des quatre Voroshk l’ont compris sur-le-champ, m’a-t-il semblé. Ça n’a pas non plus échappé au quatrième, Gromovol, mais lui-même avait un gros problème d’ego.
Tobo a tiré le Hurleur de sa transe en quelques minutes.
Je ne connais pas toute l’histoire. C’est pratiquement impossible avec les gens de cette espèce. Mais je sais au moins le Hurleur bien plus âgé que Madame. Il faisait partie des hommes qui ont aidé son premier mari à établir sa Domination, empire qui s’est effondré dans la poussière du Nord à peu près au moment où la Compagnie noire sortait du Khatovar. Sa difformité et ses souffrances sont des séquelles de cette époque. Tout comme l’est sa mentalité, la même qui a conduit Volesprit à s’autoproclamer Protectrice.
Cette femme ne jouit ni de la capacité de concentration obsessionnelle ni de l’ambition nécessaires à la création d’une véritable réplique de cet ancien empire des ténèbres.
Je n’ai jamais vu le Hurleur sans les haillons qui le revêtent depuis si longtemps qu’un écosystème, à base de nombreux invertébrés, de lichens, de moisissures et de petites plantes vertes, s’est développé entre sa peau et le monde extérieur.
Le Hurleur est encore plus petit que Qu’un-Œil et Gobelin, mais Madame affirme qu’il n’en a pas toujours été ainsi.
Lorsque Tobo en a eu terminé, le petit tas de loques informe a aspiré une longue goulée d’air entre ses dents puis poussé un des glapissements qui lui ont valu son surnom. Une mixture à part égale d’agonie et de désespoir. J’ai frissonné malgré la chaleur. Voilà bien longtemps que je n’avais pas entendu ce cri. J’aurais volontiers repoussé l’expérience à huitaine.
Le petit sorcier s’est assis.
Des épées ont produit des cliquetis métalliques. Des pointes de javelot se sont abaissées. Plusieurs lance-boules de feu, sur la demi-douzaine de prototypes de la nouvelle génération déjà en service, ont pivoté dans sa direction.
Mais il n’a rien fait d’autre. Il était au moins aussi désorienté, à son réveil, que les plus déboussolés d’entre nous l’avaient été au nôtre.
Tobo a fait un signe. Un homme s’est avancé avec un pichet d’eau. Le Hurleur serait sans doute furieusement assoiffé. On lui permettrait de boire tout son saoul pendant les deux jours qui suivraient. Les premiers Captifs qu’on avait réveillés quelques années plus tôt s’étaient rendus malades à force d’ingurgiter de trop grandes quantités d’eau.
Nous avions appris à nous rationner.
Le Hurleur aussi aurait aimé en boire des litres.
Il a dû s’en passer.
Il a ouvert la bouche. Un hurlement effroyable s’en est échappé. Il était incapable de maîtriser cette terrible habitude.
La conscience et la raison lui revenant peu à peu, le petit sorcier a regardé autour de lui et ce qu’il a vu ne lui a pas plu. Sur le moment, il n’a reconnu personne. « Combien de temps est-ce que ça a duré ?» a-t-il d’abord demandé. Il s’exprimait dans une langue nordique si archaïque que seule Madame la parlait encore. Elle a traduit dans le langage de Hsien. « Il s’imagine encore avoir ressuscité dans une époque entièrement nouvelle, a-t-elle ajouté.
— Brise-lui tout de suite le cœur, lui ai-je conseillé. Nous n’avons pas de temps à perdre. »
Le Hurleur a encore posé quelques questions, dans plusieurs langues différentes, en s’efforçant d’obtenir une réponse compréhensible.
Je l’ai vu se recroqueviller : il envisageait la possibilité d’être resté si longtemps assoupi que la plupart des nations de son époque étaient tombées dans l’oubli. Mais il n’était pas complètement demeuré. Il n’a pas tardé à reconnaître l’armure de Madame et la mienne, bien qu’elles diffèrent dans le détail des cuirasses originelles. Et il s’est aussi souvenu de l’identité de ceux qui se cachaient derrière. Il s’est sciemment adressé à « Endeuilleur » en choisissant une langue très ancienne que tous deux avaient parlée jadis. Fut un temps où je savais moi-même la lire, quand elle était écrite, mais je n’ai jamais été capable que de deviner le sens des mots du langage parlé.
Au moment précis où tout le monde commençait enfin à se détendre, il a lâché un autre de ses glapissements à glacer le sang.
« Le Hurleur saisit grosso modo la situation, a déclaré Madame. Je pense qu’il sera disposé à conclure une alliance après quelques explications plus fournies.
— Le Hurleur fait partie de mon existence depuis toujours ou presque, lui ai-je répondu dans la langue de Hsien. Et durant tout ce temps il s’est efforcé de mettre fin à mes jours. Il m’est difficile de me sentir à mon aise à ses côtés.
— Eh bien, ce serait stupide de ta part, tu ne trouves pas ? Nous ne sommes pas obligés de lui faire confiance, chéri. Les ombres inconnues se chargeront de le rendre plus malléable. »
Ben voyons ! « Et tu te souviens de son vrai nom ? Que tu pourrais transmettre à Tobo ?
— Au besoin. »
J’ai hoché la tête, non sans me dire qu’il serait foutrement plus malin de sa part de le lui transmettre sur-le-champ. Car le Hurleur, s’agissant d’éliminer une menace, n’est pas du genre à se montrer timoré, réticent ni nonchalant.
Il a poussé un nouveau cri déchirant.
Roupille commençait à bouillir, car elle ne comprenait rien à ce qui se passait.
Madame a exposé notre situation au Hurleur pendant que je la mettais au parfum.
Le Hurleur a hurlé. Ce cri était empreint d’une certaine véhémence. La situation lui déplaisait souverainement. Mais il était déjà passé par là, et ma chère et tendre lui a fait savoir, avec une brutalité limpide, qu’il n’y avait pas d’alternative.
Une des raisons qui avaient poussé le Hurleur à devenir le Hurleur était précisément sa profonde aversion de la mort. Rien ne l’incitait non plus à apprécier Volesprit, qui l’avait enterré en espérant qu’il le resterait à jamais. Et qui, par le passé, s’était cruellement jouée de lui à une ou deux reprises.
Le petit sorcier a encore glapi.
« Tobo, crois-tu que Shivetya ait le pouvoir de guérir ce petit merdeux de ses hurlements ? » me suis-je demandé à haute voix dans la langue de Hsien. À la longue, ça devenait franchement intenable.
Il a haussé les épaules. « Peut-être. » Il pensait à autre chose. « Je vais me renseigner. » Il essayait d’entendre ce qu’Arpenteur-du-Fleuve était en train de chuchoter à l’oreille de Roupille. On l’avait dépêché ailleurs quelques instants plus tôt, et il était revenu avec Suvrin et un officier de cavalerie du nom de Tea Nung. Les troupes de Tea Nung étaient censément de corvée de garde, j’en ai donc déduit qu’un événement important s’était produit là-bas.
Roupille a hoché la tête et prononcé deux ou trois mots d’assentiment. Arpenteur, Suvrin et Tea Nung se sont retirés. Roupille a entrepris d’aboyer quelques paroles à leur intention, mais, quoi qu’il lui soit passé par la tête, cette illumination arrivait trop tard et elle a reporté toute son attention sur l’affaire en cours. Elle semblait désormais bien moins concentrée et n’arrêtait pas de trépigner. De surcroît, elle donnait l’impression de rayonner.
Elle s’est penchée vers Sahra et lui a confié quelque chose.
Sahra a sursauté. Puis elle a recouvré le sourire et affiché une expression de conspiratrice. Voire taquine.
Le capitaine a eu l’air dans ses petits souliers.
Madame a toussé de façon fort peu discrète pour me signaler qu’il revenait maintenant à Ôte-la-Vie de s’adresser à notre chef. « Capitaine, ai-je donc déclaré, le Hurleur serait honoré de lier son sort à celui de la Compagnie noire. Il pourrait créer pour nous des tapis volants et nous assister dans notre programme de production d’armes. Mais je ne me fierais pas à lui pour un empire et je tâcherais de le tenir à l’écart des Voroshk. » Tout cela dans la langue de Hsien, afin d’interdire au nabot de suivre.
Les jeunes continuaient de former leur triste groupuscule. La petite Shukrat, presque guillerette, comprenait assez bien le taglien pour tenir ses compagnons informés, dans leur langue, de ce qu’il advenait.
Arpenteur-du-Fleuve et Suvrin sont réapparus, accompagnés d’un grand et bel homme. Ce dernier était couvert de poussière et manifestement épuisé, mais il restait sur le qui-vive. Il a détaillé l’assistance d’un œil inquisiteur et a eu l’air de reconnaître certains visages. Il s’est légèrement incliné devant la Radisha.
Roupille s’est levée pour l’accueillir. Son attitude était empreinte d’une déférence que je ne lui connaissais pas, mais assez subtile pour qu’on la crût imaginaire. Elle l’avait manifestement déjà rencontré mais ne daigna pas nous le présenter. Après quelques timides échanges de poignées de main, Sahra, Arpenteur, elle et quelques autres (dont la Radisha) se sont éclipsés.
Je me suis aussitôt demandé s’ils n’avaient pas fait une bourde en introduisant cet homme dans une nef noire de monde, alors qu’ils auraient dû s’entretenir avec lui en privé. Mais un bref coup d’œil alentour m’a fait comprendre que personne ne jasait. Mis à part les affidés de Roupille, du temps de sa clandestinité à Taglios.
Notre visiteur serait-il un frère de la Compagnie laissé pour compte ? Ou quelque ancien allié ?
Mon coup de sabord à la ronde m’avait aussi permis de constater que toutes les idoles gunnies semblaient sorties de leur torpeur. Ce phénomène commençait d’ailleurs à distraire l’attention de l’assistance. Les traits de Tobo étaient crispés de concentration. Il faisait marner ses alliés ectoplasmiques à la baguette.
Le joli garçon de tout à l’heure ne pouvait qu’être un individu sortant de l’ordinaire.
Un instant plus tard, Ôte-la-Vie sortait de son immobilité pour la première fois depuis le début des festivités. Il s’est brusquement levé. La pointe de son javelot s’est brutalement abaissée pour larder les loques emmaillotant le Hurleur, lequel avait réussi à réprimer ses hurlements et commençait déjà à se liquéfier pour se débiner.
La grande épée noire d’Endeuilleur s’est abattue juste après, bloquant son champ de vision.