CHAPITRE 33 : LE KHATOVAR

ADIEUX

« Ça m’a l’air dégagé », a laissé tomber Cygne. Murgen et Thai Dei en ont convenu d’un grognement. J’ai adressé un signe de tête au Nyueng Bao. En l’occurrence, tout ce qu’il avait à dire faisait sens. Ses yeux étaient toujours aussi affûtés que ceux d’un môme de quinze ans. J’étais pratiquement aveugle de l’un et je ne voyais rigoureusement rien de l’autre.

« Doj ? Qu’en dis-tu ? Ils ont filé ? Ou bien sont-ils revenus en tapinois, au cas où nous aurions rebroussé chemin en douce ? » Dans la mesure où l’effet de surprise ne jouait plus en ma faveur, je ne tenais pas à retomber sur les Voroshk. Surtout sur leurs aînés. Ils risquaient d’être assez aigris pour m’entraîner avec eux en enfer.

« Ils sont partis. Rentrés chez eux se préparer au carnage. Ils savent que l’horreur et le désespoir les guettent, mais aussi qu’ils sont assez puissants pour les tempérer, à condition de garder la tête froide et de travailler dur. »

La mâchoire m’en est tombée, me semble-t-il. « Comment Peux-tu le savoir ?

— Simple affaire de calcul mental. Considère tout ce que nous savons d’eux, de l’ensemble des sorciers et des êtres humains en général, et le reste coule de source. Ils sont déjà passés par là, à une échelle plus réduite. Ils ont sûrement pris des dispositions pour éviter que ça ne se reproduise. Toute cette contrée déserte, de là jusqu’à l’autre versant des Dandha Presh, doit avoir pour eux la même fonction que le terrain dégagé entourant une forteresse qui s’attend à subir un siège.

— Tu m’as convaincu. Espérons malgré tout qu’ils ne sont pas assez bien préparés pour songer à nous tomber sur le poil dès qu’ils auront réglé leur petit problème de nuisibles. » Si grièvement que fussent endommagées la Porte d’Ombre et la barrière voisine, je doutais fort que les Voroshk pussent recouvrer leurs forces avant plusieurs générations.

« Il a bien failli me blouser l’espace d’une minute, moi aussi, reprit Cygne, mais je tiens enfin la preuve de ce que je pense depuis toujours : l’oncle Doj est un sac à vent. »

Une demi-douzaine de silhouettes noires bouffantes venaient d’émerger de la végétation au pied de la colline. Elles progressaient très lentement, deux par deux et les bras en croix, suivies par leurs poteaux volants planant à hauteur de ceinture.

« J’ignore complètement ce qui se passe, bordel ! ai-je éructé. Mais je veux que Gobelin et Doj se préparent à tout ce qui pourrait arriver. Murgen… déployez-vous, Thai Dei et toi, pour que nous puissions les frapper de front et sur les deux flancs de nos boules de feu. » Mes potes et moi ne disposions que de trois lance-boules en état de fonctionner ; littéralement la totalité de ce qui restait à notre groupe. Madame avait prétendu qu’ils contenaient à eux trois au moins six boules de feu utilisables. Du moins l’espérait-elle.

Une par Voroshk.

« Tu es bien sûr de vraiment tenir à ramener ces spectres ? a demandé Cygne. La vie serait bien plus simple…

— Ici ! Et pour l’instant ! Mais que se passerait-il si, une fois rentrés chez nous, Volesprit nous tombait dessus ? Nous crierions à Tobo de lâcher ses molosses noirs et, là, plouf !… Plus de molosses noirs. Quant aux autres ombres inconnues, je les entends déjà dire d’ici : “Marre de ces conneries ! Je ne vais pas me crever la paillasse pour des mecs qui n’ont même pas été foutus de ramener les molosses du Khatovar !” »

Cygne a grommelé. « Un reste de fougue, capitaine ? a raillé Gobelin. Je la croyais envolée.

— Quand j’aurai besoin de tes merdes, demi-portion, je te les ferai chier à grands coups de pompe dans le cul. Qu’est-ce qu’il vient de dire, là ? » Les six Voroshk avaient cessé d’avancer. L’un d’eux avait parlé. Et, ô merveille, ses paroles donnaient vaguement l’impression que j’aurais pu les comprendre. « Répète ça, mon pote. »

Le sorcier a saisi la coupure. Il a répété ses paroles lentement et d’une voix forte, comme quand on s’adresse à un étranger, un dur d’oreille ou un faible d’esprit.

« C’était quoi, ce galimatias ? ai-je demandé. Je suis sûr qu’il contenait des mots que j’aurais dû reconnaître.

— Tu te souviens de Génépi ? m’a fait Gobelin. Il me semble qu’il essayait de s’exprimer dans la langue de là-bas.

— Logique. Bowalk vient de Génépi. Alors écoute attentivement. » Gobelin avait lui aussi servi à Génépi. Voilà très, très longtemps. J’ai le don des langues. Allais-je assez vite me souvenir de quelques rudiments de celle-là pour nous tirer d’affaire ? Le jour était déjà bien avancé.

En dépit de l’accent atroce et de la syntaxe épouvantable du Voroshk (il massacrait les temps et inversait verbe et sujet), quelque chose commençait doucement à filtrer.

Gobelin et moi comparions nos notes en même temps. Le petit sorcier n’avait jamais très bien manié cette langue, mais il la comprenait parfaitement.

« Que se passe-t-il ?» a demandé Cygne. Il tenait un des bambous. Qui commençait à peser.

« Ils souhaitent apparemment que nous les emmenions. Ils croient que la fin de leur monde est arrivée et ne veulent pas y participer. »

Gobelin a confirmé d’un grognement avant d’ajouter un point d’orgue : « Mais je ne leur ferais pas confiance une seconde. Je partirais du principe qu’on les a envoyés nous espionner.

— En effet, ai-je affirmé. C’est l’attitude que j’observe à l’égard de tout le monde. »

Gobelin a ignoré la pique. « Demande-leur de se déshabiller. Complètement à poil. Doj et moi inspecterons leurs fringues comme si on cherchait des morbacs.

— D’accord. Mais Doj doit m’accompagner pour m’aider à récupérer mes coquilles d’escargot. » J’ai entrepris d’expliquer aux Voroshk ce que nous attendions d’eux s’ils tenaient réellement à nous suivre. Ils n’étaient pas contents. Ils voulaient ergoter. Je n’ai pas négocié, même si j’espérais faire main basse sur un ou deux de ces poteaux volants pour permettre à mon épouse et Tobo de les examiner. Dame, disposer de quelques-uns de ces engins n’aurait pas été malvenu !

« Si je ne vois pas de gens à poil, j’aime autant voir le cul des partants, ai-je laissé tomber. Tous ceux qui n’auront pas ôté leurs vêtements ou mis les voiles avant que j’aie terminé de compter jusqu’à cinquante mourront sur place, enveloppés dans leur dignité. » La langue de Génépi me revenait assez vite, encore que mon ultimatum n’eût pas été exposé en des termes aussi limpides.

Les deux Voroshk les plus intelligents de la bande ont aussitôt entrepris de se dénuder. Bien que rouges de honte et tremblants de rage, ils se sont révélés tout aussi blonds et pâles que les filles dont nous avions déjà fait la connaissance. Je les observais attentivement, sans prendre toutefois trop d’intérêt à leurs chairs. Le degré de leur détermination à se plier à cet exercice humiliant me fournirait quelques indices sur leur sincérité.

Une jeune femme, cependant, ne l’a pas supporté. Elle a certes obtempéré, assez pour dévoiler la véritable nature de son sexe, mais s’est vite aperçue qu’elle était incapable d’aller plus loin.

« Tu ferais bien de cavaler, ma fille ! » lui ai-je conseillé. Et elle s’est exécutée. Elle a pris ses jambes à son cou, sauté sur sa bûche volante et déguerpi.

Sa désertion a eu sur un des freluquets un impact considérable. Il a changé d’avis alors qu’il était déjà pratiquement nu. Je n’ai pas eu à le presser de se rhabiller.

Restaient donc quatre Voroshk, trois garçons et une fille, tous âgés de douze à quinze ans.

J’ai adressé un signe au sommet de la colline, certain que Madame était à présent en train de nous épier et qu’elle comprendrait ce dont j’avais besoin. Elle est assez intuitive. Effectivement, deux lascars dévalaient peu après la pente, chargés de paquets contenant de quoi vêtir nos prisonniers.

Eux n’avaient pas l’air de bien comprendre leur nouveau statut.

Je leur ai fait franchir la Porte d’Ombre l’un après l’autre en les observant avec soin. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils tentent quelque chose, mais, si je suis encore vivant à mon âge avancé, c’est que j’ai pris le pli de me préparer aux problèmes les plus inattendus. « Quelqu’un aurait-il une raison de penser qu’on risque d’avoir des ennuis en retraversant la Porte ? » ai-je demandé. À leur plus grande humiliation, à peine habillés, les jeunes Voroshk se sont retrouvés avec les mains liées derrière le dos.

Celui qui maîtrisait peu ou prou le dialecte de Génépi a protesté contre cette indignité. « Ce n’est que provisoire, l’ai-je rassuré. Pendant qu’il reste encore dehors quelques-uns d’entre nous. » Je suis passé au taglien. « Murgen, Cygne, Thai Dei… veillez à leur tenir la dragée haute. »

Des bambous ont fendu l’air. En dépit de leur âge et du cynisme qui va de pair, ces gars pouvaient encore témoigner d’un enthousiasme débordant. En grande partie simulé. « S’il devait t’arriver malheur, il n’en resterait bientôt plus que quelques taches de graisse et leurs ongles d’orteil, m’a promis Cygne.

— Tu es un brave bougre, Saule. À toi de passer le premier, Doj. » Le vieux Nyueng Bao a tiré au clair l’épée Bâton de Cendre et franchi le seuil de la Porte d’Ombre du Khatovar. Il s’est mis en position. « À toi, Gobelin. » D’un geste de la main, j’ai signifié à Murgen de ne pas hésiter à lâcher des boules de feu sur une éventuelle cible surprise.

La suite s’est révélée pour le moins plan-plan. J’ai emporté un sac et entrepris de faire la tournée de tous les emplacements où il me semblait avoir semé mes coquilles d’escargot, et je les ai ramassées. Celles où se dissimulait une créature étaient très différentes au toucher.

Mes corbeaux sont revenus pendant que je glanais. Ils m’ont rapporté que les Voroshk se préparaient fébrilement pour la nuit. Ils croyaient nos transfuges sincères. Terreur et panique se répandaient dans leur monde aussi vite que pouvaient se déplacer leurs messagers.

La présence des oiseaux a nettement facilité la récupération de nos ombres. Ils me signalaient les coquilles qui m’auraient fait perdre mon temps ainsi que celles que j’avais négligées. Nous avons tous repassé la Porte d’Ombre une heure avant le coucher du soleil.

Gobelin examinait encore les étoffes confisquées aux jeunes Voroshk. « C’est vraiment un matériau étonnant, Toubib, a gazouillé le petit sorcier. Il m’a l’air réceptif aux pensées de celui qui le porte.

— C’est sans danger ?

— Je crois qu’il demeure inerte tant qu’il n’entre pas en contact avec l’individu destiné à s’en revêtir.

— Un autre joujou avec lequel Tobo pourra s’amuser pendant les heures de loisir dont il bénéficiera au cœur de la guerre. Replie-le et charges-en une mule à l’avant de la colonne. Il faut partir. » J’ai encore changé de langue pour annoncer aux malheureux jeunots : « Je vais maintenant vous relâcher et vous ramener là-bas un par un pour que vous récupériez vos poteaux. Vous ne serez pas autorisés à les monter. Vous voyagerez à l’arrière-garde. » J’ai continué de leur exposer les dangers de la plaine pendant qu’ils se pliaient à mes instructions. Leur terreur des ombres m’offrait une occasion de retenir leur attention. J’ai tenté de leur faire comprendre que le moindre faux pas sur la plaine ne se solderait pas seulement par la mort du maladroit, mais par celle de toute la troupe, et qu’ils ne devaient donc pas s’attendre à ce que mes gens fassent preuve de mansuétude à leur endroit si leur comportement était intolérable.

De toute la Compagnie, j’ai été le dernier à quitter le sol du Khatovar. Avant de partir, je me suis autorisé une petite cérémonie d’adieu, sinon d’exorcisme, privée.

« Quelle est la signification de ce que vous venez de faire ? » a voulu savoir le jeune homme qui pouvait plus ou moins communiquer avec moi.

J’ai tenté de le lui expliquer. Il n’a pas compris. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’il n’avait jamais entendu parler des compagnies franches du Khatovar. Qu’il ne savait strictement rien de l’histoire de son monde avant l’arrivée de ses ancêtres au pouvoir. Et qu’il s’en moquait royalement de surcroît.

Il me donnait l’impression d’être assez superficiel. Ses compagnons ne devaient guère différer de lui.

La Compagnie serait pour eux une véritable révélation !

 

Madame et moi nous sommes attardés au bout de la route pour vérifier que nous l’avions bien scellée hermétiquement contre les incursions des ombres. Le soleil se couchait. Cette sensation d’une présence, qui vous étreint dès qu’un grand nombre d’ombres tueuses se rassemblent, se faisait de plus en plus tangible à mesure que la nuit tombait. Une excitation croissante émanait de cette présence, comme si les milices des Morts impardonnés savaient qu’un important changement s’était opéré, sans qu’elles pussent toutefois sortir de leur cachette et patrouiller en plein jour.

Le ciel restait limpide au-dessus du Khatovar. La lune s’est levée avant le coucher du soleil, et une abondante clarté argentée permettait donc d’assister au premier stade de l’invasion des ombres. Un ruisselet de menues exploratrices s’est peu à peu faufilé à travers la barrière délabrée. Le couinement d’un cochon agonisant est parvenu jusqu’à nous. D’autres ombres entreprenaient déjà de descendre la pente. Elles ne semblaient pas communiquer entre elles, mais des créatures de plus en plus énormes et nombreuses profitaient de l’aubaine.

« Regarde », a fait Madame. Une file de Voroshk volants passait devant la lune. Peu après, de petites bulles lumineuses ont commencé de bouillonner dans la végétation touffue de la colline. « Sans doute l’équivalent de nos boules de feu. »

À l’origine, ces dernières avaient été créées pour anéantir les flots de ténèbres que les Maîtres d’Ombres s’entêtaient à déverser sur nous.

« Ils vont engager le combat, en tout cas. Regarde-moi ça ! » La Nef.

« Les Rêveurs sont de sortie ? Je me demande bien pourquoi.

— Dommage que nous ne puissions pas laisser s’échapper toutes les ombres puis claquer la porte derrière elles. »

Shivetya lui-même y aurait sans doute consenti. Les améliorations apportées à sa plaine lors du dernier millénaire ne lui plaisaient guère.

« Nous devrions partir, a déclaré Madame. Et, de ton côté, tu devrais peut-être réfléchir à ce que tu comptes faire de nos nouveaux petits protégés quand nous aurons atteint l’autre bout et qu’ils seront tentés de prendre la poudre d’escampette. »

Effectivement. Nous n’avions nullement besoin de nous encombrer d’autres sorciers psychotiques.