CHAPITRE 46 : NIJHA

LES TÉNÈBRES VIENNENT TOUJOURS

La nuit tomba sur Nijha et, avec elle, un silence quasi surnaturel. Les officiers supérieurs étaient rassemblés avec Roupille et Sahra derrière les murailles rustiques. Au-dehors, les soldats cuisinaient, rapetassaient harnais et équipement ou dormaient tout simplement du sommeil des hommes fourbus. Une nuit de repos ne suffit jamais à se remettre pleinement d’une dure journée de marche. La lassitude finit par s’accumuler, d’autant que l’armée couvrait de longues distances à une allure précipitée.

Pour la première fois depuis sa libération, Gobelin se retrouva privé de chaperon. Négligé. Oublié. Pendant quelques instants, il refusa de se fier à ses yeux. Ces gens étaient rusés. Peut-être le mettaient-ils à l’épreuve.

Il lui apparut bientôt qu’il avait réellement la bride sur le cou ; nul ne le surveillait. C’était légèrement prématuré et bien trop loin de l’objectif, mais une telle opportunité ne se représenterait sans doute jamais.

 

Narayan remua prudemment, encore que son désespoir fût tel qu’il ne se souciait plus guère de son propre bien-être ni même de sa survie. Il s’était déjà retrouvé séparé de la Fille de la Nuit depuis la naissance de cette enfant, sinon pendant un délai plus long, du moins par des distances plus importantes. À quoi bon continuer de vivre s’il la perdait ? Il serait temps pour lui de rejoindre Kina. Il ne lui resterait rien de mieux à faire. Et les chances qu’une nouvelle occasion se présente étaient des plus réduites. Il n’était encore vivant que pour une seule raison : ces gens le maintenaient en vie pour servir de jouet aux parents naturels de la Fille. Encore une fois.

Ses jours, ses heures étaient comptés et l’on éprouvait encore cruellement sa foi.

Il perçut un faible halètement qui lui parut vaguement familier. Et pour cause, se dit-il. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. C’était un signe de reconnaissance des Félons, précisément destiné à une obscurité comme celle qui régnait actuellement, où les signaux manuels traditionnels n’étaient plus perceptibles. Il marmotta une réponse. Ce seul effort déclencha une quinte de toux.

L’échange se poursuivit jusqu’à ce que Narayan se fût convaincu qu’il avait bien affaire à un frère de culte. « Pourquoi es-tu venu ? demanda-t-il. On ne pourra pas me sauver. » Il s’était servi du jargon secret des Félons, ultime test qui lui permettrait à tout le moins de se faire une idée du statut exact de son visiteur. Bien rares étaient les convertis de fraîche date aussi avancés dans leurs études.

« La déesse elle-même m’envoie pour te transmettre son amour, son estime et sa gratitude pour tous tes sacrifices. Elle me prie de t’assurer que tu en seras amplement récompensé. Elle voudrait te faire savoir que l’heure de sa résurrection approche bien plus vite que ne le croient les infidèles. Que tes efforts, tes épreuves et ta foi inébranlable y sont pour beaucoup. Que ses ennemis seront bientôt submergés et anéantis. Qu’elle veille sur toi et que tu seras à ses côtés quand elle célébrera l’Année des Crânes. Et que, de tous ceux qui l’ont servie, de tous ses innombrables saints, tu es son favori. »