CHAPITRE 44 : LES TERRES DE L’OMBRE
ON RÉPARE LA PORTE
Les Rêveurs sont venus pendant la nuit. Leur présence était si forte que même Cygne, Gars Panda et Spectre les ont vus. Je les ai très clairement entendus parler entre eux, bien que je n’aie pas compris le premier mot.
Madame et Tobo, néanmoins, ont réussi à en tirer quelque chose.
Tous deux ont palabré pendant le petit-déjeuner. Ils ont décidé que la Nef essayait de nous prévenir.
« Vraiment ? ai-je raillé. Voilà une nouvelle interprétation.
— Hé ! m’a tancé Tobo. C’est en rapport avec le Khatovar.
— Quoi donc, par exemple ? »
Le jeunot a haussé les épaules. « Tu le devineras sans doute mieux que moi. Je n’y suis jamais allé.
— La dernière fois qu’on a vu les Rêveurs, ils filaient vers le Khatovar au beau milieu de toutes les ombres de la plaine. Tu crois qu’ils auraient aperçu quelque chose que, selon eux, nous devrions savoir ?
— Absolument. Mais quoi ? Tu en as une idée ?
— As-tu seulement demandé à tes ombres inconnues d’amis d’essayer de communiquer avec la Nef ? lui a demandé Madame.
— Oui. Ça ne marche pas. Et la Nef ne parle pas non plus avec les ombres de la plaine.
— En ce cas, quel était donc le problème des ombres inconnues cette nuit ? Les molosses noirs ont fait un vacarme incessant, à tel point qu’ils m’ont réveillée plusieurs fois.
— Vraiment ? » Tobo avait l’air mystifié. « Je ne m’en suis pas rendu compte. »
Moi non plus. Mais je reste la plupart du temps aveugle et sourd aux phénomènes surnaturels. En outre, pour une fois, je ne m’étais pas tourné et retourné dans mon lit en écoutant si mon cœur s’arrêtait de battre.
« Mettons-nous au travail.
— Boubou n’ira nulle part, petit. »
Tobo s’est renfrogné. Puis il a compris. Mais il n’a eu l’air ni embarrassé ni sur la défensive. « Oh ? Oh, tu l’ignorais donc ? Elle est déjà partie. Il s’est produit un accrochage avec la garnison de Nijha. Les troupes de Chaud-Lapin ont été submergées. Les Tagliens ont capturé la Fille de la Nuit. Roupille a envoyé des cavaliers pour essayer de les rattraper. »
J’ai secoué la tête. « Ça ne l’avancera guère, ai-je bougonné. Un million de cavaliers n’y suffiraient pas.
— Te voilà bien pessimiste.
— Il a raison », a déclaré Madame en hochant la tête. Elle est passée à un vieil idiome nordique que je n’avais pas entendu depuis ma jeunesse et jamais vraiment bien compris. Elle avait l’air de réciter une chanson ou un poème. Le refrain disait quelque chose comme :
« Ainsi les Parques conspirent-elles. »
Nous nous trouvions à l’intérieur de la Porte d’Ombre, en plein boum. Tobo procédait à de menus et élégants ajustements des diverses fibres et couches de sortilèges qui agencent le portail mystique. L’entraînement que j’avais reçu me hissait à peu près au niveau d’un poseur de briques semi-professionnel. Comparé à moi, Tobo était de ces maîtres artisans qui composent des tapisseries panoramiques par le tissage plutôt que la broderie. Je n’étais que le chef de l’équipe de manœuvres chargée de faire les nœuds.
Madame elle-même n’était guère plus qu’un porteur de hotte. Mais il en faut.
« Merci du compliment, a fait Tobo après avoir entendu mes comparaisons. Mais je me contente le plus souvent de faire de la broderie et de bons vieux nœuds simples pour renouer les fils brisés. Certaines parties de la tapisserie étaient totalement endommagées. Elle ne sera jamais complètement recomposée, même si elle est plus solide qu’au début.
— Mais tu peux déjouer le piège d’Ombrelongue et l’en extirper ?
— C’est un peu comme de percer un furoncle et de le nettoyer, mais effectivement. En réalité, il a fait un travail assez grossier. Il ne connaissait visiblement pas grand-chose aux Portes d’Ombre. Il savait que personne de notre monde n’en savait davantage. Ce qu’il n’avait pas compris, c’est qu’il existait d’autres Clés.
— Bien sûr qu’il le savait. C’est bien pourquoi il a envoyé Ashutosh Yaksha, son apprenti, infiltrer les prêtres nyueng bao du temple de Ghanghesha. »
Tobo a affiché une expression intriguée, comme s’il ne se souvenait pas de cette histoire.
« Il les savait en possession d’une Clé et cherchait à s’en emparer. Pour pouvoir rentrer à Hsien. Si tu ne connais pas l’affaire, tu ferais bien de coincer ton oncle. Parce que c’est ce qu’il a raconté à Roupille. »
Tobo a eu un faible sourire. « Bon. Peut-être. J’imagine.
— Comment ça, tu imagines ? »
Madame s’est interrompue dans son activité. « Ne joue pas aux petits jeux de Doj, Tobo. Tu ne tromperas personne. J’étais là. Dans le corbeau blanc. Je sais ce qu’il a dit.
— C’est sûrement ça. Doj a raconté un tas d’histoires à Roupille. Certaines étaient sans doute authentiques, mais d’autres forgées de toutes pièces. À partir d’éléments qui lui paraissaient plausibles, fondés sur ce qu’il connaissait. Maître Santaraksita a fouillé les archives de Khang Phi pendant des années. L’histoire de nos Nyueng Bao ne diffère guère de ce que Doj a tenté de vous faire accroire.
— Qu’est-ce qui est “ça” ? me suis-je enquis. Qu’il mentait ou qu’il inventait ? » J’ai connu tout un tas de gens parfaitement incapables d’admettre leur ignorance, même quand elle sautait aux yeux.
« Maître Santaraksita prétend que nos ancêtres ont quitté Hsien en fugitifs, a repris Tobo. En se faufilant comme des serpents hors de ce monde, grâce une Clé confectionnée dans le plus grand secret. Ils tentaient d’échapper aux Maîtres d’Ombres. Une évacuation par la plaine, graduelle et constante, était prévue. Étant des fidèles de Khadi persécutés pour leurs croyances, ils avaient adopté la structure hiérarchique que nous avons déjà rencontrée chez d’autres hordes de croyants, mais n’étaient ni des missionnaires ni des mercenaires. N’appartenaient ni à une compagnie franche ni à une cabale de Félons. Ils s’enfuyaient uniquement parce que les Maîtres d’Ombres exigeaient d’eux qu’ils abjurent leur foi. Maître Santaraksita affirme que les prêtres ont probablement concocté une histoire plus tragique par la suite, dès qu’ils se sont installés dans le delta. Après plusieurs générations d’errance. Avant leur arrivée, les marais n’étaient peuplés que de fuyards tagliens, de criminels et de quelques lointains descendants des Félons que Rhaydreynek avait tenté d’exterminer. Les Nyueng Bao cherchaient peut-être à les impressionner. »
Les mains de Tobo ne cessaient de voleter pendant qu’il parlait. Mais ces gestes n’avaient aucun rapport avec ses paroles. Il rapetassait des choses qui me restaient invisibles.
« Jusqu’à quel point Doj a-t-il menti ?» J’étais résolu à lui accrocher cette casserole. Je n’ai jamais fait confiance à ce vieillard.
« C’est l’aspect le plus intriguant. Je n’en sais rien. Je ne crois pas qu’il le sache lui-même. Il m’a expliqué qu’il avait rapporté à Roupille nombre de ces histoires pour la simple raison qu’elles semblaient crédibles et que Roupille voulait y croire. Quand on creuse un peu, exception faite de son habileté au maniement de Bâton de Cendre, l’oncle Doj est un charlatan d’encore plus grande envergure que la majorité des prêtres. Ceux-là croient le plus souvent à ce qu’ils prêchent.
— À se demander s’il a passé sa vie à fréquenter Lame, a laissé tomber Madame.
— La Clé dont mes ancêtres se sont servis pour traverser la plaine avait été secrètement forgée à Khang Phi, a poursuivi Tobo. Elle est ensuite retournée en Hsien pour permettre au groupe suivant de fugitifs d’émigrer. Ils n’en ont jamais eu l’occasion.
— Mais ils disposaient de la pioche d’or. » En d’autres termes de la Clé que Roupille avait découverte ultérieurement et qui lui avait servi à monter dans la plaine pour libérer les Captifs ensevelis sous la forteresse de Shivetya.
« Certainement celle des Félons qui ont caché les Livres des Morts à l’époque de Rhaydreynek. Ils ont dû planquer la pioche sous le temple de Ghanghesha. Ce temple a une très longue histoire. Au tout début, c’était un oratoire de Janaka. Les Gunnis s’en sont emparés pour en faire un asile. Les rescapés du pogrom de Rhaydreynek ont ensuite chassé les Gunnis avant de disparaître à leur tour. Le folklore nyueng bao fait état, au tout début, de grands et douloureux conflits portant sur la doctrine. Un siècle plus tard, de saints hommes gunnis, adeptes du culte de Ghanghesha, ont recommencé de s’établir dans les marais. La plupart des Nyueng Bao n’ont pas tardé à oublier Khadi pour vénérer Ghanghesha. Au bout de quelques générations, la pioche est réapparue lors de la restauration du temple. Quelqu’un s’est alors rendu compte qu’il devait s’agir d’une relique importante. Ce n’est que très récemment, quand Ombrelongue puis Volesprit, un peu plus tard, ont appris son existence que tout le monde a pris conscience de sa réelle destination.
— Et pour les pèlerinages ?
— Au début, les gens de Hsien devaient retrouver les nôtres à la Porte d’Ombre, avec des nouvelles du pays et de nouveaux réfugiés. Mais les Maîtres d’Ombres l’ont appris. De ce côté, en outre, mes ancêtres avaient perdu tout lien avec leur passé. Contrairement à la légende, et à la différence de ce qui se passe aujourd’hui, le monde extérieur n’exerçait pas encore une pression très forte. Se cramponner aux vieilles idées et aux traditions d’antan n’était pas la méthode la plus efficace pour préserver l’identité des Nyueng Bao.
» Quoi qu’en dise Doj, la plupart des Nyueng Bao ne sont pas fanatiquement attachés à leurs coutumes. Le plus souvent, ils en ont tout oublié. Vous avez pu vous en apercevoir en Hsien. Les Nyueng Bao ne ressemblent plus du tout aux gens de là-bas. »
Madame et moi avons échangé un regard. Ni elle ni moi n’étions persuadés que Tobo nous disait davantage la vérité que l’oncle Doj. Mais le gamin ne mentait peut-être pas sciemment. J’ai jeté un regard vers Thai Dei. Son visage ne trahissait rigoureusement rien.
« Je me demande pourquoi Doj n’a trouvé là-bas aucun autre adepte de la Voie de l’Épée, ai-je laissé tomber.
— Très simple. Les Maîtres d’Ombres les ont éliminés. Ils formaient la caste des guerriers. Ils se sont battus jusqu’au dernier. »
Pendant des années, je m’étais demandé comment un culte voué à la vénération de l’épée avait pu se répandre dans un peuple constitué de descendants d’une bande d’adorateurs de Kina, laquelle Kina, du moins dans mon propre monde, s’oppose à ce qu’on verse le sang. Je n’avais toujours pas la réponse à cette question. Mais je savais au moins, à présent, que personne d’autre, vraisemblablement, ne pouvait y répondre.
« Je m’étonne que Roupille n’ait jamais relevé le fait que les soi-disant prêtres de cette horde de Nyueng Bao s’employaient à découper des biftecks dans la chair d’autrui, ai-je néanmoins dit à Madame.
— Des Félons, en l’occurrence, a-t-elle renchéri. Doj les a décimés à Charandaprash. »
Tobo est un garçon intelligent. Il était conscient que nous ne trouvions pas sa version plus convaincante que celle de Doj.
Je ne suis toujours pas persuadé qu’il y croyait lui-même.
Peu importait.
Madame m’a enfoncé son index dans les côtes. « Murgen et Saule Cygne ont attiré mon attention sur un phénomène captivant, a-t-elle murmuré. Tu dois voir cela de tes yeux. Tobo, laisse tomber ce que tu es en train de faire et regarde, toi aussi. »
Je me doutais déjà qu’il s’agirait d’un spectacle que je n’avais pas envie de voir. Thai Dei, Murgen et les autres étaient en train de débattre des meilleurs emplacements pour se mettre à couvert.
Je me suis retourné. Madame a pointé le doigt. Un trio de Voroshk volants, guère plus gros que des points et parfaitement immobiles, faisait du surplace au loin, à l’orée de la plaine et très haut dans le ciel.
« Quelqu’un pourrait-il me dire s’ils nous voient ? ai-je demandé.
— À moins de disposer d’instruments de vision à longue portée, ils ne peuvent pas se rendre compte de notre présence, a répondu Madame. N’empêche…
— Que fabriquent-ils ?
— Ils sont en reconnaissance, j’imagine. Maintenant que leur Porte a disparu, ils peuvent monter sur la plaine autant qu’ils le désirent. Ils ne risquent rien de jour tant qu’ils ne posent pas pied à terre. Et de nuit, s’ils se cantonnent là-haut, les ombres ne leur causeront sans doute guère plus de problèmes. Nous n’avons jamais vu ramper d’ombres de plus de quatre ou cinq mètres à la surface du bouclier.
— Tu crois qu’ils nous cherchent ? Ou bien se contentent-ils d’observer ?
— Les deux, probablement. Ils veulent se venger de nous. À moins qu’ils ne cherchent un nouveau monde plus sûr que le leur. »
Les Voroshk n’avaient toujours pas bougé.
Je me suis représenté des trios identiques inspectant l’ensemble de la plaine, dans l’espoir, peut-être, de s’ouvrir une voie sans notre assistance. « Peuvent-ils quitter la plaine, Tobo ?
— Je n’en sais rien. Ils ne pourront pas venir jusque-là. Pas sans une de mes Clés. Je vais de ce pas installer un dispositif qui les tuera s’ils tentent le coup. »
J’admirais son assurance. « Imagine qu’ils disposent d’un sorcier aussi habile que toi ? Qu’est-ce qui pourrait bien l’empêcher de défaire tes sortilèges comme tu as défait ceux d’Ombrelongue ?
— Le manque d’entraînement. L’absence de ce savoir que nous avons acquis à Khang Phi. Il faut au minimum connaître ces charmes pour les déjouer.
— Peuvent-ils forcer la Porte pour entrer en Hsien ? a demandé Madame. » Le savoir en question y résidait.
« Je ne sais pas. Ils ont réussi à faire entrer le forvalaka. Peut-être sont-ils en mesure de propulser leurs gens lentement au travers, un par un. Ils n’ont jamais essayé. Mais n’ont jamais non plus été aussi désespérés. Et le temps ne joue pas en leur faveur.
— Et Shivetya ? Qu’aurait-il à y gagner ?
— Je vais me renseigner. J’enverrai un messager dans une minute.
— Et les types qui sont avec Ombrelongue ? a demandé un des soldats de Hsien (Gars Panda, me semble-t-il). S’il n’a pas encore quitté la plaine ? Un de mes cousins est du lot. »
Tobo a pris une longue et profonde inspiration. « Mon travail n’est jamais terminé.
— Si tu dois intervenir, tu ferais bien de t’agiter, a fait remarquer Madame. Ils détiennent une Clé. C’est un très gros risque.
— Malédiction ! Tu as raison. Je vais t’emprunter tes corbeaux, capitaine. Madame, passe la tête par la Porte et appelle Grandes-Oreilles et Cat Sith. Ils t’entendront. Dis-leur que j’ai besoin d’eux. D’urgence.
— Foutre ! ai-je grommelé. Une chose après l’autre ! Ça n’a jamais de fin !
— Mais tu es toujours vivant, a fait observer Cygne.
— Que l’autre facette de ton argument ne te fasse surtout pas sauter de joie. » Nous avons continué de nous lancer quelques piques sur un ton bon enfant pendant que Tobo dépêchait ses messagers surnaturels à Shivetya, aux gardes de la Porte de Hsien, aux gardiens d’Ombrelongue et aux nôtres dans le Nord.
« À quoi bon essayer d’interdire à ces bouffons de s’envoler hors de la plaine ? a demandé Murgen à son fils à un moment donné. Je me souviens d’un temps où les corbeaux allaient et venaient. » Tout comme lui, d’ailleurs. Inlassablement.
« Ils en étaient capables parce qu’ils venaient de notre monde. Nous ne verrions pas les corbeaux venus d’un monde différent, même s’ils étaient présents. Oui, les Voroshk pourront s’envoler quand ça leur chantera. Mais ils se retrouveront alors au Khatovar. À chaque fois. S’ils veulent monter sur la plaine pour gagner un autre monde, ils devront passer par leur Porte d’Ombre et la quitter en franchissant une autre Porte. Shivetya a restructuré la plaine à cet effet. » Ça peut sans doute engendrer une certaine confusion.
Voilà ce qui arrive, j’imagine, quand les réalités se chevauchent, qu’un demi-dieu immortel intervient de surcroît dans l’affaire et qu’il se sent obligé de compliquer l’existence de l’espèce humaine en lui rendant plus malaisé l’accomplissement de ses plus sinistres potentialités.