CHAPITRE 29 : LE KHATOVAR

LES SEIGNEURS DE L’AIR SUPÉRIEUR

Mes corbeaux travaillaient dur. Au cours de la même heure, j’ai appris que Roupille avait fait irruption dans notre monde natal et que le forvalaka avait quitté les Voroshk pour piquer droit sur nous. J’ai aussitôt entrepris de donner des ordres. Bowalk ne nous atteindrait vraisemblablement pas avant des heures et je tenais à m’assurer que chacun de mes compagnons serait à son poste et toutes mes ressources instantanément mobilisables.

Saule Cygne me suivait partout en me rappelant sans cesse que le plus clair de ce branle-bas correspondait exactement au grossier simulacre d’efficience que je méprisais tant chez Roupille.

« Tu tiens tant que ça à faire du Khatovar ta future patrie, Cygne ?

— Eh ! Ne tire pas sur le messager. »

J’ai poussé un grognement contrit et je suis allé trouver ma chérie. « Il serait temps de nous pomponner. De nous préparer pour le spectacle.

— Oh-ho ! J’ai toujours eu un faible pour les hommes en noir avec des oiseaux perchés sur les épaules. »

 

Nos préparatifs étaient achevés. La douzaine de lance-boules de feu survivants positionnés à la perfection, me semblait-il, pour placer le forvalaka sous un tir nourri s’il m’attaquait. Tir qui, s’il ne la détruisait pas, conduirait Bowalk à foncer droit sur moi et le javelot de Qu’un-Œil. J’attendais l’affrontement avec impatience. Ça ne me ressemblait guère. Je ne suis pas de ces hommes qui apprécient le côté sanglant de la profession.

Mes corbeaux m’affirmaient que le monstre n’était plus qu’à une heure. Les gens prenaient un dernier repas afin d’éteindre les feux avant son irruption : un cochon tué par Doj. Le bestiau, lui, n’a pas fait long feu non plus. Les végétariens ne sont pas légion dans mon équipe.

Murgen nous a rejoints, Madame et moi, alors que nous jouions avec Cygne à « papier, couteau, caillou ». « Gobelin est arrivé. Il vient tout juste de franchir l’orée de la plaine, flanqué de deux autres types. Tu as fière allure. » Il n’avait pas encore vu mon nouvel Endeuilleur en action.

« Remercies-en le capitaine et sa sagesse infinie, ai-je grommelé. Ç’a été rapide. Tenons ce petit merdaillon à l’œil. Dois-je le mettre sur-le-champ au turbin ? ai-je demandé à Madame, comme si j’avais besoin qu’on me le répète.

— Absolument. En première ligne. Qu’un-Œil était son meilleur ami, non ?

— Murgen, quand nous lui aurons parlé, après son arrivée, je veux qu’on le poste là où j’ai fait installer les lance-boules de deux pouces de diamètre. Nous ignorons s’ils sont encore chargés. Puis ordonne à ces types de couvrir nos arrières et l’approche de la Porte. Thai Dei et toi, vous restez avec Gobelin. »

Murgen m’a décoché un regard prudemment inexpressif.

« S’il le faut, dégomme-le. Ou assomme-le d’un bon coup sur le crâne. S’il t’en donne une raison.

— Laquelle ?

— Je n’en sais rien. Tu es adulte et raisonnable. Tu sauras sans doute discerner le moment où il faudra l’estourbir.

— Tu ne crois pas que c’est précisément à cet effet qu’il est accompagné de ces deux lascars ? »

Je n’y avais pas songé. Ça paraissait plausible. « Les connaissons-nous assez bien pour leur faire entièrement confiance ?

— Je n’ai pas pu les distinguer très clairement avant de venir te retrouver.

— En ce cas, mes ordres tiennent toujours. »

 

J’ai étudié Gobelin avec attention. Je ne l’avais pas revu depuis le début de ma Captivité. Il avait beaucoup vieilli. « Aux dernières nouvelles, tu avais déserté.

— Je suis sûr que Qu’un-Œil vous a expliqué toute l’affaire. » Sa voix était identique, mais il n’était plus le même homme, d’une manière indéfinissable qui devait sans doute plus au temps et aux défaillances de la mémoire qu’à une présence malfaisante en lui ; cela dit, je ne me suis jamais trompé de beaucoup en me montrant méfiant.

La stature de Gobelin frôlait le nanisme. Et, bien qu’il n’eût guère mangé à sa faim au cours des dernières années, il était assez corpulent. Il avait perdu presque tous ses cheveux et ne souriait pas volontiers. Il semblait en outre épuisé, comme s’il ployait sous le poids d’une lassitude remontant à la nuit des temps.

Ma longue sieste dans la caverne des anciens ne m’avait pas spécialement requinqué non plus.

« Qu’un-Œil était un menteur éhonté. À ce que j’ai cru comprendre  – quinze ans après les faits  –, l’idée était de toi et il se serait laissé entraîner.

— Le capitaine s’en est satisfait. » Il n’a ni ergoté ni tenté de faire la lumière. Et c’était l’ultime indice dont j’avais besoin : il ne restait plus une once d’humour en lui. Là se situait le grand changement.

« Tant mieux pour elle. Tu arrives à point nommé. Le forvalaka n’est plus qu’à quelques minutes de nous. Ce coup-ci, nous allons la tuer. Tu n’as rien perdu de tes dons pendant que tu étais piégé, au moins ? »

Quelque chose comme une colère froide a bronché au fond de ses yeux. Mais ce n’était peut-être que l’irritation qu’il ressentait à sentir brusquement tant de regards peser sur lui pour le scruter attentivement.

« Capitaine ? »

Ce ne pouvait qu’être un vieux de la vieille. Tous les autres en avaient perdu l’habitude, encore qu’un grand nombre continuaient d’appeler Madame « lieutenant », puisque Roupille n’avait encore nommé personne à ce grade. Sahra abattait le plus gros de la tâche en dépit de son statut officiel d’étrangère.

Pourquoi diable faisons-nous tant de cas de ces infimes distinctions ?

« Quoi ?

— Nous avons vu du mouvement par là-bas. Sans doute les molosses noirs pourchassant le forvalaka. Ce qui signifie que le monstre se rapproche.

— Alerte maximale. Murgen, montre son poste à Gobelin. » Je ferraillais à tout va. L’armure n’est peut-être qu’un travestissement, mais elle est réelle et bien pesante.

« Capitaine ! » De plus loin. « Là-bas ! » Un homme s’était levé derrière son abri et pointait le doigt.

Je l’ai suivi du regard. En écarquillant les yeux.

« Merde ! a explosé Madame. Pourquoi n’as-tu pas ordonné à tes corbeaux de nous prévenir aussi de ça ? » Elle a plongé à couvert.

Trois objets volants piquaient sur nous de l’ouest en formation en V. Mon gars les avait repérés de si loin que nous avons eu le temps de suivre leur approche en dépit de leur vélocité. Œil d’aigle, ici présent, aurait bien mérité une prime.

Ils avaient commis l’erreur de voler à une altitude sciemment calculée pour leur éviter de se faire repérer par les ombres inconnues. Ce qui, dans la mesure où ils se déplaçaient sur fond de ciel bleu limpide le seul jour où il avait choisi de ne se montrer ni couvert ni pluvieux, nous permettait de les distinguer aisément à l’œil nu.

« Concentre-toi sur le transformeur, chéri ! a aboyé Madame. C’est une diversion. Je m’en charge. » Elle a craché des ordres. J’en ai tonné quelques-uns moi-même.

Elle se trompait, bien entendu. Aux yeux des Voroshk volants, c’était le forvalaka la diversion  – bien que Bowalk eût sans doute été persuadée du contraire. De plus près, les sorciers volants évoquaient des masses ondoyantes accrochées à de longs poteaux. Ils étaient enveloppés d’une étoffe ressemblant à de la soie noire, dont ils traînaient des arpents dans leur sillage.

Ils avaient sans doute une bonne raison de croire que nous ne les voyions pas. Ils ne faisaient rien pour passer inaperçus.

Constatant qu’ils ralentissaient l’allure, je les ai aussitôt soupçonnés de chercher à se synchroniser sur le forvalaka… et je n’avais pas tort.

Un charivari de hurlements, accompagnant un noir et furieux tourbillon, s’est déclenché à quelque cent mètres de notre poste le plus avancé. Les ombres inconnues étaient toutes tombées sur le forvalaka. Ainsi qu’elles étaient censées le faire à ce point précis, aussi brièvement que soudainement.

Dès que Bowalk a interrompu sa charge pour tenter de déchiqueter les spectres, ceux-ci se sont évanouis.

Mais elle formait dès lors une cible superbe.

Les lance-boules ont ouvert le bal.

La plupart de ceux qui ont fonctionné, hélas, dépêchèrent leurs véloces projectiles flamboyants vers les sorciers khatovariens. Seules deux pièces légères de bambou restèrent braquées sur le monstre. Et l’une d’elles renonça définitivement à l’allumer après n’avoir propulsé qu’une unique boule d’un vert bilieux, qui exécuta quelques pirouettes et tonneaux erratiques avant de lui égratigner le flanc là où il arborait encore les cicatrices de notre dernière rencontre. L’autre lance-boules ne l’en cueillit pas moins au défaut de l’épaule.

Bowalk hurla. Oh, ça, pour rugir, elle savait rugir !

Je n’ai pas détourné les yeux une seconde. Madame continuait de me parler, de me tenir informé. De m’expliquer que les Voroshk étaient pris au dépourvu. J’en ai conclu que la plus entière sincérité n’avait pas présidé aux échanges entre les sorciers du cru et Lisa Daele Bowalk.

Ils auraient dû s’en douter. Tous autant qu’ils étaient.

Les Voroshk, néanmoins, avaient dû plus ou moins s’attendre à des problèmes. Ils étaient bardés de sortilèges de protection qui déviaient sans peine les boules de feu les moins puissantes  – le plus souvent en esquivant leur chef pour les détourner vers les deux autres. Mais ces charmes ne pouvaient pas tout absorber et ils s’affaiblissaient vite.

Je bandais déjà mes muscles pour réceptionner le forvalaka quand un des sorciers m’est passé sous le nez en coup de vent, juste derrière Bowalk. Toute sa soie était enflammée et il culbutait cul par-dessus tête. Son hurlement s’est brutalement interrompu quand il s’est abattu quelque part sur ma droite.

La tactique que j’avais adoptée consistait à canaliser la charge du forvalaka sur moi et le javelot de Qu’un-Œil, pour ensuite le blesser le plus grièvement possible au passage. J’avais fixé le javelot noir à l’extrémité d’une tige de bambou de sept mètres pour me donner davantage d’allonge. Une fois Bowalk épinglée comme un papillon, les canonniers n’auraient plus qu’à l’achever au lance-boules. Pourvu, toutefois, que le javelot de Qu’un-Œil n’ait rien perdu de son pouvoir après sa mort.

Et que les canonniers, en outre, ne soient pas distraits par la diversion tombée du ciel. J’ai risqué un coup d’œil. Le chef de patrouille décrivait un arc de cercle qui le ramènerait vers nous. Quelles qu’aient été ses premières intentions, il n’avait pu s’y conformer, trop occupé à se concentrer sur sa propre défense. Le troisième Voroshk, manifestement encore en vie (mais tout juste), s’était arrêté quelques centaines de mètres à l’est et se laissait dériver au gré du vent dans un nuage de fumée. Avant de reporter mon attention sur le forvalaka, j’ai remarqué qu’il gagnait très lentement de la hauteur.

Un véritable essaim de flèches et de javelots vrombissait autour de la panthère-garou. Tous étaient empoisonnés. Au cas où ils seraient parvenus à percer son cuir.

Merveille des merveilles ! Nombre de ces traits étaient encore fichés en elle. Une sorte de halo noir enveloppait le monstre, rendant imprécise la frontière qui le séparait du reste du monde.

Madame glapissait. Férocement. La discipline de feu se relâchait. Nous n’aurions pas la possibilité de fabriquer de nouveaux lance-boules de bambou avant d’avoir regagné notre monde natal et d’y être en sécurité. La moitié de ceux que nous avions engagés dans cette bataille étaient d’ores et déjà hors de service. Nos gars n’avaient pas participé depuis des années à un combat réel, mais ils en gardaient le souvenir. Les boules de feu ont cessé de jaillir avant même que mon épouse se mette à beugler. Plusieurs hommes en ont malgré tout profité pour larder le forvalaka de boules de feu. Cette pauvre Lisa ne compte pas des masses d’amis.

Elle n’était pas aussi invulnérable que je l’avais cru. Elle s’est mise à tituber comme un ivrogne bien avant la fin du délai escompté pour la prise d’effet du poison. L’endurance et la vigueur de son espèce sont légendaires et, d’après notre expérience, seule les surclasse la farouche vitalité des sorciers qui appartenaient naguère au cercle restreint des Dix Asservis ; dont ne subsistent que Volesprit et le Hurleur, et dont ne devrait plus bientôt rester aucun survivant.

J’étais résolu. J’avais dressé la liste de tous ceux qui paveraient et éclaireraient pour moi la route des enfers.

Le monstre se relevait déjà, éliminant très vite les effets des projectiles, des boules de feu et des produits chimiques. Il rassemblait ses forces pour la charge qui le conduirait au beau milieu de nous et lui permettrait, alors même qu’il pourrait enfin se servir de ses griffes et de ses crocs, d’échapper à nos armes les plus dangereuses.

Je ne sais pas trop ce que le Voroshk a essayé de faire. Je sais seulement que les boules de feu se sont remises à voler, que la terre a frémi comme si quelqu’un, à quelques pas de moi, l’avait frappée avec un marteau de cinq tonnes, puis que le forvalaka a jailli dans ma direction, d’un bond pour le moins faiblard et bien peu déterminé, tout en traînant une patte postérieure dans la poussière. De la fumée montait d’une douzaine de brûlures de son pelage et une odeur de chair brûlée la précédait.

J’ai vu le dernier Voroshk zébrer le ciel derrière la panthère. Il vacillait.

Bowalk a tenté de gifler ma lance improvisée de la patte. Le coup était lent et manquait de punch. La pointe du javelot de Qu’un-Œil a transpercé son épaule droite déjà grièvement endommagée. Je l’ai sentie rebondir sur l’os. Lisa a hurlé. Son poids m’a arraché l’arme de la main, alors même que j’avais fermement enfoncé dans le sol la hampe de la tige de bambou.

Son élan l’a fait pivoter sur elle-même. Avant d’atterrir et de se préoccuper du javelot noir, elle a réussi à me frapper d’une patte et à m’envoyer valser. Mon armure a résisté à ses griffes. L’espace d’un instant, j’ai eu le plus grand mal à distinguer le haut du bas, mais j’ai réussi à garder la tête sur les épaules.

J’ai pu reprendre possession de ma tige de bambou, mais pas du javelot. Le forvalaka se tortillait sur lui-même pour essayer de planter ses crocs dedans, en hurlant et râlant, tandis que mes camarades se tenaient prudemment hors d’atteinte de ses pattes. De temps en temps, une autre flèche ou une lance se plantait dans sa chair. Difficile de la rater.

Les Voroshk restaient à l’écart. L’un d’eux brûlait à flanc de montagne, à l’est de notre position. Un second s’élevait de plus en plus haut, en lâchant maintenant des panaches de fumée. Le troisième décrivait des cercles prudents au-dessus de nos têtes, guettant peut-être une ouverture ou se bornant à observer. Chaque fois qu’il tentait de nous fondre dessus, une vingtaine de lance-boules se braquaient dans sa direction, prêts à le recevoir. Je les soupçonnais pour ma part d’être presque tous déchargés. Mais lui ne pouvait s’en assurer qu’à la dure.

Une grande épée noire d’une conception identique au Bâton de Cendre de Doj faisait partie du costume d’Endeuilleur. Je l’ai tirée au clair au moment précis où le forvalaka tentait de m’atteindre. Je me sentais presque stupide, en dépit de ma peur et de mon excitation. Je ne m’étais pas servi d’une épée depuis des décennies, sauf au cours de mes séances d’entraînement avec Doj. Je ne savais rien de celle-là. Peut-être n’était-elle qu’un simple accessoire de théâtre et risquait-elle de se briser au premier coup porté.

Le transformeur a titubé sur quelques pas. Quelqu’un l’a frappé de l’éclair aveuglant d’une boule de feu. Flèches et javelines continuaient de le larder. Il a de nouveau claqué des mâchoires pour tenter de s’emparer du javelot de Qu’un-Œil planté dans sa chair. Toutes les flèches et les lances ont fini par en tomber, sauf le javelot noir. Il s’enfonçait très lentement en elle, de plus en plus profond.

Je me suis fendu et j’ai frappé. La pointe de ma lame a mordu l’épaule du grand chat sur plusieurs centimètres. C’est à peine s’il a chancelé. La plaie a saigné quelques secondes puis s’est refermée, guérissant sous mes yeux.

J’ai frappé de nouveau, presque au même endroit. Et une troisième fois. Sans désespérer. Sa vitalité n’était nullement une surprise. Mais ses blessures se refermaient moins vite qu’auparavant. Et le javelot continuait de se frayer un chemin dans ses chairs. Elle semblait avoir perdu toute combativité.

Des hurlements !

Le Voroshk valide piquait sur moi à toute vitesse ; sa protection a d’abord dévié les boules de feu puis les flèches et les javelines lancées à sa rencontre. J’ai fait un bond de côté et bandé mes muscles, prêt à le frapper dès qu’il serait assez proche. Il a levé un bras comme pour projeter un objet. Mais, avant qu’il eût achevé son geste, mon corbeau blanc surgissait du néant pour le frapper par-derrière de son bec. Sur le crâne. Son menton a violemment heurté sa poitrine.

Il n’avait sans doute subi aucun dommage, mais il m’a oublié un bref instant pour tenter de se débarrasser du corbeau. L’oiseau ectoplasmique avait élu domicile sur son épaule et s’efforçait de lui crever les yeux.

Même ainsi, à proximité, je ne distinguais pas ses traits. Son visage m’était dissimulé par la même étoffe qui enveloppait toute son anatomie.

J’ai frappé un grand coup, mais sous-estimé la rapidité du Voroshk. Ma lame s’est plantée dans le poteau qu’il chevauchait, juste derrière ses fesses, et m’a échappé des mains. Là-dessus, il a touché terre, rebondi en poussant un hurlement et s’est éloigné vers le nord en décrivant une trajectoire paresseuse, sans cesser de tournoyer autour de l’axe de son poteau volant. Ses robes, ses capes ou je ne sais trop quoi bouffaient, masquant tout le ciel. Des lambeaux s’en détachaient et retombaient en voletant.

Le forvalaka continuait de perdre des forces. Quelques hommes ont prudemment quitté le couvert pour le cerner. Madame et Doj m’ont rejoint et se sont postés à portée de griffes. Tous deux portaient ces amulettes d’affaiblissement créées par Tobo à l’aide des lambeaux de peau et du morceau de sa queue que Bowalk avait perdus quand elle avait tué Qu’un-Œil. Madame lui avait montré comment procéder. Les talismans étaient particulièrement efficaces, dans la mesure où Tobo et Madame, pour les confectionner, disposaient du véritable nom de Lisa Daele Bowalk.

« Cygne, ai-je ordonné. Prends une équipe et va voir où en est celui qui brûle là-bas. Sois prudent. Murgen, surveille les deux autres. » Le Voroshk qui s’était enfui en tournoyant avait recouvré le contrôle de son véhicule et venait de nouveau dans notre direction, mais à petite allure et en prenant de l’altitude pour tenter de rejoindre celui qui volait toujours et continuait de s’élever lentement, désormais porté par le vent ; on ne distinguait plus aucune trace de flammes dans son sillage.

« Chérie, ai-je demandé à ma mie. Est-ce que par hasard tu continuerais de surveiller Gobelin ? » Notre frère mystérieusement ressuscité s’était montré extrêmement peu loquace durant notre échange d’amabilités avec la famille Voroshk. À moins que je n’eusse raté quelque chose, tant j’avais l’esprit ailleurs.

« Deux lance-boules de feu garantis en bon état de fonctionnement sont braqués sur lui en ce moment même.

— Parfait. Tu pourras sans doute en fabriquer d’autres quand nous serons rentrés, n’est-ce pas ? Ils restent notre meilleure arme à ce jour.

— Quelques-uns. Si j’ai le temps. Nous risquons d’être très occupés quand ma sœur apprendra notre retour. »

Une lumière jaune d’œuf a brusquement baigné le monde. Elle s’est dissipée avant que j’aie levé les yeux pour apercevoir, là où dérivait auparavant le sorcier Voroshk embrasé, un nuage évoquant une étoile de mer aux mille bras.

L’autre Voroshk s’était de nouveau éloigné vers le nord, mais en culbutant cette fois-ci cul par-dessus tête. Et quelque chose nous tombait droit dessus, suivi de vastes pans d’étoffe noire dont s’évadaient des panaches de fumée. On ne voyait plus trace du poteau qu’il avait chevauché. Sa chute était d’une lenteur effroyable.

Entre-temps, toujours à sa mission, Saule Cygne avait beuglé quelque chose du haut de la pente. Il voulait un brancard.

« Encore en vie, celui-là ! a fait observer Madame.

— Nous avons donc un otage. Quelqu’un pourrait-il larder cette créature d’une pique ? Elle fait sans doute la morte. » Le forvalaka avait cessé de se battre. Il gisait sur le dos, légèrement incliné sur le flanc, et enserrait de ses deux mains la hampe du javelot de Qu’un-Œil.

« Des mains, a constaté Murgen tandis que Thai Dei taquinait le monstre du bout d’un des plus longs lance-boules.

— Des mains », ai-je répété. Le changement commençait à s’opérer en elle. Celui-là même auquel elle aspirait depuis que nous avions tué son bien-aimé seigneur et maître le transformeur, durant notre premier assaut contre Dejagore.

« Elle agonise », a fait Madame. D’une voix tout à la fois intriguée et légèrement déçue.