CHAPITRE PREMIER : UNE AIRE DE CORBEAUX

QUAND LES HOMMES NE MOURAIENT PAS

Quatre années s’étaient écoulées et personne n’était mort.

Ni de mort violente ni frappé par le sort, à tout le moins. Otto et Hagop avaient trépassé à quelques jours d’intervalle l’an dernier, de causes naturelles associées au vieillissement. Quelques semaines plus tôt, un certain Tam Duc, jeune recrue à l’entraînement, avait péri victime de l’enthousiasme et de la trop grande assurance de la jeunesse. Il était tombé dans une crevasse pendant que ses frères d’armes et lui, suspendus à leurs couvertures, descendaient la longue pente escarpée et glissante du glacier Tien Myuen. Il y avait eu encore quelques autres morts. Mais aucun d’une main hostile.

Quatre ans, c’était sans doute un record, mais pas de ceux qu’on trouve fréquemment dans ces annales.

Cette longue paix est proprement impensable.

Une paix durable tend à devenir de plus en plus désirable.

Nombre d’entre nous sont vieux et fatigués, et l’ardeur de la jeunesse ne coule plus dans leurs veines. Mais les vieux croûtons que nous sommes n’exercent plus de responsabilités. Et si nous sommes disposés à oublier l’horreur, celle-ci se montre moins obligeante à notre égard.

En ce temps-là, la Compagnie ne servait qu’elle-même. Nous ne nous connaissions pas de maître. Nous comptions parmi nos alliés les seigneurs de la guerre de Hsien. Ils nous craignaient. Nous étions des êtres surnaturels, les derniers soldats de pierre, souvent revenus d’entre les morts. Ils redoutaient surtout la perspective de nous voir prendre parti dans les querelles qui les opposaient et dont l’enjeu était les décombres de Hsien, cet empire jadis puissant dont les Nyueng Bao se souviennent sous le nom de Pays des ombres inconnues.

Les plus optimistes fondent des espoirs sur nous. Le mystérieux Cabinet des Neuf nous fournit armes et argent, et nous autorise à recruter, car il espère nous manœuvrer, se servir de la Compagnie noire pour l’aider à restaurer l’âge d’or qui a précédé l’époque où les Maîtres d’Ombres ont si cruellement réduit leur monde en esclavage, à tel point que ses habitants se donnent encore le nom d’Enfants de la Mort.

Il n’y a aucune chance que nous participions à un tel projet. Mais nous leur permettons d’entretenir cet espoir. Cette chimère. Nous devons devenir plus forts. Nous avons notre propre mission à remplir.

En nous sédentarisant, nous avons provoqué l’éclosion d’une ville. Ce campement naguère si chaotique s’est progressivement ordonné et affublé d’un nom, Avant-Poste de la Tête-de-pont, pour ceux qui sont venus d’au-delà de la plaine, et, pour les Enfants de la Mort, ce qu’on pourrait traduire par Aire des Corbeaux. La cité s’agrandit sans cesse. Elle a donné naissance à des dizaines de bâtiments permanents. Elle est sur le point de se construire une muraille d’enceinte. Et l’on a d’ores et déjà pavé sa grand-rue.

Roupille adore voir tout son monde occupé. Elle ne supporte pas les feignasses. Après notre départ, les Enfants de la Mort hériteront d’un trésor.