CHAPITRE 50 : LES TERRITOIRES
TAGLIENS
LE PALAIS
L’armée taglienne en campagne se regroupait lentement de part et d’autre de la route de roche, dans une région peu peuplée, à mi-chemin de Dejagore et des ponts fortifiés du gué de Ghoja sur la Maine. Une autre force moins puissante, composée de soldats des provinces méridionales, se rassemblait devant les portes de Dejagore. Et une troisième hors de Taglios. Rien ne laissait croire que l’armée de Dejagore aurait des difficultés à interdire la prise de la ville par une armée telle que celle levée par la Compagnie noire. Mogaba s’attendait à voir ses ennemis obliquer vers l’ouest après la traversée des hautes plaines, pour progresser peut-être ensuite jusqu’au fleuve Naghir, qu’ils remonteraient vers le nord avant de piquer de nouveau vers l’est et tenter de franchir la Maine en aval, à l’un de ses ponts fortifiés secondaires. Il entendait donc les laisser crapahuter à loisir jusqu’à l’épuisement. Les laisserait libres d’en faire à leur tête jusqu’au moment où il claquerait la porte derrière eux. Une fois qu’ils seraient piégés au nord de la Maine, il ne lui resterait plus qu’à les encercler et à les étouffer lentement.
Le Grand Général se montrait d’humeur positive. Taglios était certes rétive, mais encore loin d’entrer en rébellion. Les commandants des garnisons les plus éloignées conduisaient eux-mêmes leurs troupes aux points de jonction, leurs effectifs pratiquement complets bien que les moissons, dans le Sud profond, dussent débuter avant la fin du mois.
La saison des moissons s’accompagnait inéluctablement d’un pic du taux de désertion.
Et surtout, point particulièrement positif, la Protectrice restait éloignée. Ses cafouillages et interventions intempestives lui avaient toujours compliqué la tâche. Et quand un de ses plans pourris échouait, c’était toujours de sa faute à lui, bien sûr.
Le Grand Général rassembla son état-major et ses plus proches collaborateurs, soit une douzaine de généraux plus Ghopal et Aridatha Singh. « Le plan m’a l’air de se dérouler à la perfection, leur apprit-il. Je crois qu’on pourra les cornaquer jusqu’au fort de Vehdna-Bota, à l’aide de quelques coups de pique-bœuf et de replis bien minutés. Je regrette toutefois que les communications avec la Protectrice ne soient pas mieux établies. Mais elle ne trouve plus assez de corbeaux. Un fléau semble les décimer. J’ai rarement de ses nouvelles plus d’une fois par jour. Et, bien souvent, elle se répand en vaines considérations sur le temps qu’il fait ou l’épidémie de grippe de Prehbehlbed. » On ne voyait pas non plus d’ombres ni aucun des espions mineurs de la Protectrice dans les parages. Mogaba n’y fit pas allusion. Les Tagliens sont des conspirateurs invétérés. Qu’ils continuent donc à croire que des yeux pouvaient encore les épier depuis les recoins sombres !
Seul son propre complot devait progresser.
Le Grand Général ne se souciait pas uniquement d’isoler et d’anéantir son ennemi. Il soupçonnait l’identité du plus dangereux ennemi de Taglios de poser un problème incontestable.
Quelque chose dans cette résurrection de la Compagnie noire intriguait si vivement Volesprit qu’elle persistait à lui consacrer toute son attention. Quelque chose dans cette réincarnation de la Compagnie noire avait ému pratiquement tous les détenteurs du pouvoir de l’empire taglien, alors que l’annonce de son retour avait tout juste eu le temps de se répandre et que l’on ne disposait encore d’aucun compte rendu de témoins oculaires. Toutes les frictions internes et les hostilités traditionnelles donnaient l’impression de se résorber en même temps, alors que les factions, normalement, auraient dû exploser au rythme du réveil des anciens antagonismes pour tenter d’exploiter la situation à leur avantage.
Et Mogaba se rendait compte qu’il réfléchissait de moins en moins aux détails pratiques de l’élimination de la Protectrice, tandis que l’éradication de la Compagnie noire l’obsédait chaque jour davantage. Pas seulement la vaincre, non. L’anéantir totalement ; hommes, femmes, enfants, chevaux, mules, puces et jusqu’au dernier pou.
Après des décennies de malchance, Mogaba se méfiait naturellement de tout, même de son propre état émotionnel.
Il avait entrepris la rédaction d’un journal intime le jour où il avait décidé de trahir Volesprit, afin d’y consigner ses pensées et ses sentiments au cours des jours de pénible tension qui suivraient. Journal qu’il n’ouvrait que quand le soleil brillait de tous ses feux. Journal qu’il détruirait avant même d’entrer en action contre la Protectrice, car il recelait des noms qu’il ne tenait pas à voir divulguer en cas d’échec… s’il avait la chance de mourir avant d’être capturé.
Récemment, il avait constaté une évolution dans ses réflexions sur la Compagnie noire. Une évolution terrifiante. En constante accélération.
Il se méfiait désormais de son propre entendement.
Après une assemblée générale destinée à statuer des mesures à prendre pour l’empire, Mogaba rencontra les responsables de la capitale.
« Kina est de nouveau active », murmura-t-il. Ghopal et Aridatha l’écoutaient poliment. Il faisait allusion à des événements antérieurs à leur époque et qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. « Elle commence déjà à formater les préjugés. »
Ils le fixèrent d’un œil interloqué.
« Pas des cadors en histoire, hein ? » Il s’expliqua. « Le plus étrange, ajouta-t-il, c’est que nul ne se demandait jamais pourquoi il éprouvait une telle terreur. Les gens ne se rappelaient tout bonnement pas qu’ils n’avaient jamais entendu parler de la Compagnie noire trois ans plus tôt.
— Ce que tu essaies de nous dire, fit Ghopal, c’est que la déesse des Félons redoute particulièrement la Compagnie noire. Elle aimerait voir le monde entier lui sauter dessus pour la détruire. Même au prix de sang versé.
— Que voilà un dilemme passionnant ! s’exclama Aridatha. Même si nous parvenions à vaincre la Compagnie noire, il nous faudrait encore affronter la Protectrice. Et, si nous l’abattions aussi, il nous resterait encore à nous débarrasser de Kina et des Étrangleurs afin d’empêcher l’avènement de l’Année des Crânes. C’est sans fin.
— Sans fin, reconnut Mogaba. Et je vieillis. » Dès qu’il avait eu décidé qu’on le manipulait, il avait commencé de ruminer un projet scandaleux. « J’aimerais consulter une ou deux vieilles archives. Revenez tous les deux ici demain à la même heure. »
Le Grand Général n’était pas dépourvu de courage. Le lendemain après-midi, il conduisit Ghopal et Aridatha dans la salle brillamment éclairée. Il leur exposa de manière plus concluante sa conviction selon laquelle Kina était réveillée, en fondant lourdement sa thèse sur des extraits de copies des annales de la Compagnie noire qu’hébergeait la Bibliothèque royale.
« Je te crois, déclara Aridatha. Je me demande seulement ce qui a bien pu la réveiller.
— Ghopal ?
— Je ne suis pas certain d’avoir bien tout compris. Mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. Aridatha a compris, lui. Je me fie à sa perspicacité.
— En ce cas, je vais m’adresser à lui. Mais tu écouteras bien. » Mogaba ricana.
Aridatha, le visage renfrogné, prêta l’oreille à l’idée de Mogaba et au raisonnement qui l’étayait. Ghopal était visiblement atterré, mais il garda la bouche close. Aridatha s’absorba dans ses pensées. Au bout de quelques instants, il hocha la tête avec réticence. « J’ai un frère à Dejagore, déclara-t-il. Je trouverai une excuse pour lui rendre visite. Je connais quelques personnes qui, si je la leur exposais moi-même, pourraient s’intéresser à cette perspective.
— Quoi ?
— Te souviens-tu des enlèvements perpétrés ici, voilà plusieurs années, par la Compagnie noire œuvrant en sous-main ? Saule Cygne, le Purohita et ainsi de suite ? Je faisais partie des kidnappés. »
Ghopal voulut savoir pourquoi et Mogaba comment il s’en était tiré.
« Ils m’ont tout bonnement laissé partir. Ils ne m’avaient enlevé que pour me montrer un personnage qu’ils retenaient déjà prisonnier. » Aridatha prit une profonde inspiration et dévoila son grand secret. « Mon père. Narayan Singh. Pour me prouver leur toute-puissance.
— Narayan Singh ? Le Narayan Singh ? L’Étrangleur ? s’étonna Ghopal.
— Celui-là même. Je n’en savais rien. Jusque-là. Mère nous avait dit que notre père était mort. Elle le croyait probablement. Les Maîtres d’Ombres l’avaient enrôlé de force dans leurs bataillons de forçats pendant leur première invasion, avant que la Compagnie noire n’arrive du nord. J’étais le benjamin de quatre enfants. Je suis pratiquement certain que les plus âgés connaissaient la vérité. Mon frère Sugriva est allé s’installer à Dejagore après avoir changé de nom. Ma sœur Khaditya a également adopté une autre identité. Son mari serait mort de chagrin s’il l’avait appris.
— Tu n’en avais encore jamais parlé.
— Tu peux sans doute en deviner la raison.
— Oh, mais certainement. Le fardeau est lourd à porter. » Le Grand Général se surprit à réagir à ce récit par la même peur paranoïaque qu’inspirait à chacun la moindre allusion aux Félons. C’était inéluctable. « Comment ces gens peuvent-ils bien se fier les uns aux autres ? se demanda-t-il à haute voix.
— J’imagine qu’il faut faire partie du tout pour le comprendre de l’intérieur, répondit Aridatha. Et que leur foi en leur déesse en est le principal ingrédient. »
Le Grand Général se tourna vers Ghopal Singh. « Si les Gris ont des objections, j’aimerais les entendre sur-le-champ. »
Ghopal secoua la tête. « Seul un Gris en sera informé. Pour l’instant. Les autres ne comprendraient pas.
— Aridatha. Y a-t-il un homme à qui tu fasses assez confiance pour te remplacer pendant ton absence ? » Les bataillons de la ville ignoraient qu’ils participaient à une conspiration destinée à affranchir Taglios de sa Protectrice. Il était crucial de les contrôler avec fermeté.
« Oui. Mais personne qui soit dans le secret. Si tu dois présenter des requêtes inhabituelles, tu devras les justifier par les événements qui se déroulent en ville. » Les soldats étaient conscients que leur rôle consistait aussi à maintenir l’ordre si d’aventure la population devenait indocile au point que les Gris soient débordés.
« Les provocations sont-elles assez fréquentes pour qu’une telle justification soit recevable ? » s’enquit Mogaba.
Ghopal dévoila une superbe rangée de dents. Les Shadars s’enorgueillissent volontiers de la bonne tenue de leur dentition. « Ce serait presque drôle. Depuis que la nouvelle du retour effectif de la Compagnie noire s’est répandue dans les rues, les graffitis ont tendance à se faire moins fréquents. Comme si les vrais sympathisants de la Compagnie cherchaient à éviter de se faire connaître, tandis que les vandales non affiliés, responsables de la majorité de ces inscriptions, s’efforçaient brusquement d’éviter d’être assimilés à une terreur authentique.
— Une terreur ?
— Tu avais raison hier au soir. L’effroi que suscite la Compagnie ne cesse de croître en ville. Exactement comme dans le temps. Je n’y comprends rien, mais cette frayeur aide au maintien de l’ordre, alors que je m’attendais à des troubles plus sérieux.
— Si ce sont les provocations qui te manquent et si les mauvais garçons ne te fournissent pas assez de prétextes, n’hésite pas à les créer toi-même. Aridatha, tu sais ce qu’il te reste à faire. Fais-le, et le plus tôt possible. Avant que les événements ne se précipitent et ne nous en ôtent la possibilité. » Encore que cette accélération pût désormais se manifester à chaque seconde ou presque, Mogaba avait renoncé à tout espoir réel de prendre la Protectrice au dépourvu à son retour en ville.
Pour l’heure, elle n’avait manifestement l’intention de rentrer que lorsque l’invasion de la Compagnie noire aurait été endiguée.